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Il est des livres dont l’on soupçonne rapidement que la parution agitera le Landernau germanopratin. La septième fonction du langage sera très certainement l’un de ceux qui agiteront le vent dans les feuilles. Lorsqu’un roman met en scène des grandes figures encore vivantes et toujours agitées de l’intelligentsia parisienne, le risque est là. 

Par Laurent Borderie
2015 - 09
En l’occurrence, Laurent Binet, auteur du fabuleux Hhhh paru en 2010 (qui avait obtenu le prix Goncourt du premier roman) en prend quelques-unes, mais elles sont délicieuses. Choisir comme héros de son nouveau roman des personnages comme Umberto Eco, Philippe Sollers, Julia Kristeva et Bernard-Henri Lévy, Michel Foucauld, Roland Barthes, Jacques Derrida, Roman Jakobson, Louis Althusser Gilles Deleuze et tellement d’autres encore, relève de la gageure littéraire, de l’écueil même pour ceux qui manqueraient de talent. Mais tel n’est pas le cas de ce jeune écrivain qui s’inscrit avec maestria dans cette fibre littéraire dans laquelle Umberto Eco excelle et qui mêle vérité historique, idée du complot et grande érudition. La septième fonction du langage est un roman dont il faudrait presque oublier le titre qui semble rébarbatif. Pourtant il ne faut pas hésiter une seconde à se plonger dans cette intrigue qui fait revivre une épopée intellectuelle qui a marqué les années 1970 et 1980 en France et dans le monde. C’était l’époque où la fameuse « French Theory » portée par les grands philosophes français de l’époque diffusait les idées les plus discutées aussi bien sur les campus et notamment dans les prestigieuses universités américaines que dans les meilleurs salons. La fameuse étude des signes appelée « sémiologie » et qui est une invention due au fameux linguiste Ferdinand de Saussure faisait autorité et phagocytait toutes les disciplines. C’était une époque où le langage était maître, étudié, disséqué. Une époque peut-être révolue aujourd’hui, qui laissait supposer que les idées, le débat, le discours pouvaient faire évoluer le monde des idées. Le roman de Laurent Binet commence avec l’accident qui a valu la vie à Roland Barthes. Au sortir d’un déjeuner avec François Mitterrand alors candidat aux élections présidentielles de 1981, le célèbre philosophe, penseur et sémiologue est heurté par un camion de livraisons en plein cœur de Paris. Il n’en réchappera pas. S’ensuit dès lors un extraordinaire roman philosophico-policier qui va permettre à Laurent Binet de mettre en scène tous les grands intellectuels de la planète en proie à une véritable folie collective. Tous veulent obtenir le secret que détenait Barthes et qui lui a valu la mort. Ce fameux secret serait la formule écrite des mains mêmes de Roman Jakobson, le plus célèbre linguiste de l’époque (mort en 1982), qui définit la fameuse « septième fonction du langage », celle qui permet de convaincre son interlocuteur. Une véritable bombe pour qui la détient et qui veut mener le monde. Mais qui a réussi à la voler dans la poche intérieure de la veste de Barthes ? Laurent Binet tricote un véritable thriller dans lequel le commissaire Bayard, rustre comme le sont les policiers des romans, flanqué du jeune professeur de sémiologie Simon Herzog, va essayer de découvrir le secret de Roland Barthes, qui sème derrière lui une grande quantité de cadavres laissés par les services secrets bulgares. De Paris à Ithaca aux États-Unis en passant par Bologne. Veillés par les services de sécurité de l’Élysée (où gouvernait Giscard d’Estaing) et les équipes de Mitterrand, les deux hommes découvriront une société secrète qui met le langage et la parole au-dessus de tout, dévoileront le drôle de double jeu de Julia Kristeva qui n’est pas qu’une intellectuelle, apprendront que Louis Althusser n’a pas tué sa femme Hélène sur un coup de folie mais parce qu’elle avait fait le ménage, que François Mitterrand et Barack Obama n’ont pas été élus par hasard… Nous sommes à la fois dans un roman policier, d’espionnage, d’anticipation, de mœurs aussi et c’est avec délice que le lecteur découvre la puissance supposée du langage… qui se révèle plus efficace encore qu'une bombe atomique.

Comment l’idée vous est-elle venue d’écrire une telle intrigue autour de la mort de Roland Barthes ?

Au fil de ma formation universitaire, je peux dire que c’est Roland Barthes qui m’a fait comprendre qu’on pouvait tirer plus d’un texte que ce qu’il semblait nous dire. C’est lui qui m’a fait saisir que le commentaire pouvait être une véritable aventure. Ce grand penseur disait qu’il était atteint d’une maladie : « je vois le langage » disait-il. Avec lui, ce qui semblait ennuyeux à l’école devenait subitement passionnant. Je peux assurer que c’est lui qui m’a appris à aimer mon métier d’enseignant. C’est lui encore qui m’a ouvert les portes de la linguistique, de la sémiologie, du structuralisme, le monde de Ferdinand de Saussure et de Roman Jakobson, ainsi que les fantaisies d’Umberto Eco. L’œuvre et la vie de Barthes m’ont toujours passionné ; ainsi, lorsque j’ai appris qu’il était mort d’une façon aussi peu banale, heurté par un camion de livraisons, en sortant d’un déjeuner avec le candidat à l’élection présidentielle François Mitterrand, j’ai pensé qu’il fallait faire quelque chose et j’ai décidé de tirer le fil romanesque de cette péripétie. Et s’il avait été assassiné ? Pourquoi ? Par qui ? J’ai donc imaginé que Barthes pouvait être en possession d’un manuscrit de Roman Jakobson, le grand linguiste qui a théorisé les fonctions du langage et en déterminait six. Pourquoi ne pas imaginer une septième fonction, celle qui permettrait de convaincre n’importe qui de n’importe quoi et qui pourrait être un formidable outil politique, une arme de guerre à ne pas mettre entre toutes les mains mais que tout le monde convoiterait. Là, je possédais une trame. À cela, il y avait aussi un fabuleux contexte, celui de la fameuse « French Theory » et de tous ces philosophes et penseurs français qui essaimaient à l’époque aux États-Unis et le contexte politique avec le changement possible de majorité dans les années 1980. J’ai décidé de travailler l’élargissement de tous ces cercles pour écrire ce roman de pure fiction.

La théorie du complot fait rage aujourd’hui, notamment grâce à la puissance d’Internet. Ne craignez-vous pas d’être pris au mot ?

Non, la fiction est là, toujours, en permanence pour exagérer les thèses du complot et pour souligner l’exagération elle-même. Je pense que le fait d’exposer le mécanisme participe à sa déconstruction. Comme Umberto Eco le fait dans son dernier roman Numéro zéro, c’est exactement comme cela qu’il procède.

Non seulement vous créez des personnages de fiction mais la plupart de vos héros sont des hommes et des femmes réels qui appartiennent encore au monde intellectuel et politique d’aujourd’hui comme Julia Kristeva, Philippe Sollers, Jacques Attali, Umberto Eco, Jack Lang…

C’est un geste littéraire intéressant et amusant qui peut sembler jubilatoire ; il s’agit de transformer des discours écrits, car tout est étayé sur des choses vraies ou qui pourraient l’être en dialogues, c’est presque un geste barthésien, ils sont vivants tous ces personnages, ils sont les Mythologies d’aujourd’hui. À cet égard ils peuvent aussi être des personnages de roman.

Philippe Sollers, par exemple, pourrait prendre très mal certains passages de votre roman… Ne craignez-vous pas sa réaction ?

Ils savent tous, je pense, que ce roman existe avant même sa parution. Il semble que depuis longtemps déjà Philippe Sollers ne soit pas content. Il n’est pourtant pas le dernier à s’être moqué de ses contemporains, il peut comprendre ce processus dont il est familier. Je n’ai rien à dire à ceux qui pourraient être désobligés. Je leur conseille simplement la cohérence. Ceux qui ont chanté les droits imprescriptibles de la fiction ne peuvent pas s’imposer désormais en ennemis de ces derniers. Je pense même qu’ils devraient tous être ravis d’être aujourd’hui saisis par la fiction romanesque.

Les années 1970-1980, riches en débats d’idées, sont-elles plus romanesques, à cet égard, que notre époque ? Le monde contemporain n’est-il pas pauvre idéologiquement et intellectuellement selon vous ?

La guerre froide à l’époque offrait une belle proposition romanesque c’est vrai, mais ce n’est pas une question d’époque. L’idéologie formée autour du mur de Berlin est passionnante, foisonnante, pourtant, un écrivain comme John le Carré trouve toujours des intrigues depuis 1989. Je me suis surtout amusé à mélanger les genres tragique et comique, je me suis amusé à réécrire la scène finale d’Hamlet de Shakespeare lors de l’attentat à coup de parapluie bulgare. J’ai posé des jalons qui sont les miens, j’ai notamment appelé le gigolo qui partage l’intimité de Barthes Ahmed, en référence à Hamlet. Mon projet impliquait d’une part de replonger dans les années 1980 commençant avec Mitterrand et la new wave et de mettre en scène d’autre part des auteurs, produits de l’université française et je me suis pris au jeu du romanesque en transposant des citations dans un cadre fictionnel. Parti de la mort de Barthes à Paris, en passant par Bologne chez Umberto Eco, je suis allé à Cornell aux États-Unis pour mettre en scène, dans une ambiance mi-Chien des Baskerville, mi-Brest Easton Ellis, la querelle sur le performatif entretenue par Derrida et John Searle. C’est un roman d’époque, certes. Derrida invitait le roman à se déconstruire lui-même. Le monde n’est pas pauvre d’idéologie aujourd’hui. De tous temps, on a eu l’impression que les idées du moment apparaissaient comme bien faibles. Mon héros Simon le déplore lui-même dans les années 1980 lorsqu’il consulte la liste des intellectuels de l’époque qui avait été publiée dans le magazine Lire. À toutes les époques, on se plaint de la médiocrité du moment. Il est vrai qu’aujourd’hui nous sommes passés en France de Foucauld à Éric Zemmour, c’est une chute. Mais un intellectuel comme Emmanuel Todd agite le Landernau. Le débat n’est pas mort. Il y a des penseurs qui n’ont pas encore émergé aujourd’hui, il y a une face cachée de la lune. Ce livre ne tend pas à faire un procès de la pensée, c’est avant tout un polar sémiologique, j’aime ce terme-là.

Dites-moi, cette fameuse « septième fonction du langage », qui permettrait de convaincre des nations toutes entières et pourrait être une arme redoutable, existe-t-elle ?

Je n’exclus pas qu’elle existe… (sourire) C’est pour cela que je mets des gens sur sa piste. Il y a un chaînon après Jakobson. C’est pour cette raison, en utilisant une technique chronologique romanesque efficace que j’imagine qu’après avoir permis de faire gagner Mitterrand, elle a participé au succès d’Obama. J’aime cette idée empruntée à Umberto Eco, le grand Protagoras de mon roman, et qu’il a magistralement mise en forme dans toute son œuvre.


 
Les six fonctions du langage de Jakobson

La fonction référentielle ou représentative, où l'énoncé donne l'état des choses (aussi dénommée sémiotique ou symbolique), la fonction expressive, où le sujet exprime son attitude propre à l'égard de ce dont il parle, la fonction conative, lorsque l'énoncé vise à agir sur l'interlocuteur, la fonction phatique, où l'énoncé révèle les liens ou maintient les contacts entre le locuteur et l'interlocuteur, la fonction métalinguistique ou métacommunicative, qui fait référence au code linguistique lui-même, la fonction poétique, où l'énoncé est doté d'une valeur en tant que telle, valeur apportant un pouvoir créateur. Et enfin la septième fonction qui amène à la conviction générale et totale.

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
La septième fonction du langage de Laurent Binet, Grasset, 2015, 496 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166