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Le Prix de Littérature arabe 2015 au Saoudien Alwan et au Yéménite al-Muqri
Pour mettre en valeur la production littéraire arabe, la Fondation Lagardère a créé avec l’IMA le Prix de Littérature arabe. Le jury a choisi de récompenser cette année Le Castor du Saoudien Mohammed Hassan Alwan et Femme interdite du Yéménite Ali al-Muqri.

Par Alexandre Najjar
2015 - 10
Présidé par Pierre Leroy et composé d’éminentes personnalités du monde des médias, des arts et de la culture, ainsi que de spécialistes du monde arabe, le jury du Prix a élu, par une très forte majorité, l’ouvrage de Mohammed Hasan Alwan, Le Castor, traduit de l’arabe par Stéphanie Dujols et publié aux éditions du Seuil. Informaticien de formation, Mohammed Hasan Alwan est né à Riyad en 1979 et partage aujourd’hui sa vie entre sa ville natale et Ottawa. Outre de nombreux articles dans la presse arabophone et anglophone, il a déjà publié un recueil de nouvelles et quatre romans, tous parus chez Dar al-Saqi à Beyrouth. En 2009-2010, il a été sélectionné pour participer au programme « Beyrouth 39 » (Hay Festival de Beyrouth) et, en 2013, Le Castor a été sélectionné parmi les six finalistes du Prix international pour la Fiction arabe. 

Le regard critique d’un fils de Bédouin
 
Le héros du roman primé, Ghaleb, est un quadragénaire saoudien échoué sur les rives de la Willamette, à Portland. Il se retrouve un jour nez à nez avec un mammifère dont il ignore le nom – qui s’avère être un castor –, mais qui lui rappelle singulièrement l’entourage qu’il a laissé derrière lui. Aussitôt, il est renvoyé à son passé familial et à ses échecs personnels... Avec ses constructions fragiles et alambiquées, luttant souvent en vain contre le courant, le rongeur devient pour lui une manière de double auquel il confie ses interrogations et ses angoisses devant le sens de la vie. Les dents protubérantes du castor lui rappellent celles de sa sœur Noura, « avant qu’elle entreprenne de les redresser (…) – à quelques mois de son mariage, sa bouche était encore un véritable chantier de construction ». L’esprit de Ghaleb vagabonde au milieu du flot des souvenirs d’une jeunesse passée entre des sœurs grincheuses, un frère cadet, servile et cupide, des parents monstrueux quoique séparés et la petite foule de domestiques… L’auteur nous dépeint des personnalités pittoresques et nous livre une vision poignante et réaliste de l’Arabie saoudite, en même temps qu’il nous fait part des difficultés de l’intégration de son personnage central, racontées sur un ton caustique. En quarante petits chapitres, selon le procédé du montage parallèle et une disposition thématique déjouant la chronologie, le récit s’engouffre à la fois dans les annales d’une famille d’origine rurale venue s’installer dans la ville saoudienne de Riyad et dans le quotidien de Ghaleb lui-même à Portland… Cela donne un récit à la fois mélancolique et désopilant, qu’on devine en partie autobiographique, qui a fait dire à Catherine Simon dans Le Monde des livres : « Il y a du Woody Allen chez ce fils de Bédouin à la plume savoureuse, qui manie l’autodérision et l’humour à froid avec habileté. (…) Jetant une lumière crue sur les tares et les archaïsmes de la société saoudienne, le roman de Mohammed Hasan Alwan évoque aussi, de façon magnifique et sensible, la mémoire d’un grand-père bédouin, auréolée d’exploits guerriers – fables que personne ne songe à démentir, de peur de “fendre le manteau de légendes, qui tenait le village au chaud”. C’est sur la révélation d’une autre illusion familiale que s’achève, un peu abruptement, la moderne épopée de Ghaleb, fils indigne, homme amer et subtil conteur… »

La condition de la femme arabe en question
 
Le jury du Prix a également décerné une Mention spéciale à Ali al-Muqri pour son roman La Femme interdite, traduit de l’arabe par Khaled Osman et paru aux éditions Liana Levi. Né en 1966 au Yémén, Ali al-Muqri est romancier et journaliste, chroniqueur dans plusieurs journaux progressistes depuis 1985. Ses engagements et la forte charge sociale de ses livres, traduits notamment en anglais, en espagnol, en allemand et en français, lui ont valu de recevoir des menaces de mort. Auteur d’un essai sur l’alcool et l’islam, sensibilisé à la cause des minorités sociales et religieuses, il s'est surtout fait connaître avec ses deux premiers romans : le premier, intitulé en français Goût noir, odeur noire, a été retenu en 2009 dans la sélection finale du Prix international du Roman arabe ; le second, intitulé Le beau juif, été sélectionné pour le même prix en 2011. 

Le roman primé donne la parole à une jeune femme du Yémen, présenté comme un pays rigoriste où règne la charia. Cadette d’une famille modeste, entourée d’une sœur aînée, Loula, « une parfaite dévergondée » aux multiples aventures sexuelles, et d’un frère, Raqib, d’abord marxiste et rebelle avant de se transformer après son mariage en intégriste religieux, la narratrice peine à trouver sa place dans un milieu traditionnel où la femme est victime d’une oppression constante qui l’oblige à bien des hypocrisies. La narratrice finira par épouser l’ami de son frère qui l’emmènera mener le jihad en Afghanistan – une aventure qui virera au grotesque. Ali al-Murqi décrit avec intensité le parcours de cette femme étouffée et aborde de manière frontale les questions de la sexualité et de l’oppression du désir. Ce faisant, il dénonce les violences infligées aux femmes et les souffrances qui en découlent dans un pays où les intégristes procèdent à un véritable viol mental, condamnant les femmes à vivre en marge de la société, réduites à des objets sexuels et soumises à la domination masculine. À travers son récit, l’auteur brosse un portrait sombre d’une société obscurantiste où « éduquer, ça voulait dire frapper ». Il raconte sans réserve ni pudeur la vie intime des femmes et leurs frustrations, tout en raillant l’hypocrisie de la société masculine yéménite qui, par le biais de la religion, asservit les femmes et légitime la violence. Un roman audacieux, au rythme rapide et nerveux, qui, bien qu’il se réfère à l’actualité yéménite, fustige des atrocités qu’on rencontre encore dans toutes les sociétés arabes…

Ce qui réunit ces deux romans, écrits par deux auteurs issus de pays en guerre – preuve que la littérature dépasse les clivages et la haine –, c’est leur liberté de ton, c’est le regard critique de leurs auteurs à l’égard d’une société arabe qui n’évolue pas, c’est enfin ce ton satirique cher à el-Jahiz et à Voltaire, permettant de mieux dénoncer les tabous et de mettre en avant l’absurdité de certaines situations dictées par l’obscurantisme et la tradition. Cette tendance à aborder les problèmes sociaux sans langue de bois par le biais de l’humour, de la fantaisie, du conte ou des paraboles, est l’une des caractéristiques majeures de la littérature arabe contemporaine. En primant deux auteurs courageux qui s’inscrivent dans cette mouvance, le Prix de Littérature arabe prend acte de ce courant et lui rend un bel hommage.


Le Prix de Littérature arabe 2015 sera remis aux deux lauréats le 14 octobre 2015 à l’Institut du monde arabe, par Jack Lang, président de l’IMA, et Pierre Leroy, co-gérant du groupe Lagardère. 


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Femme interdite de Ali al-Muqri, traduit de l’arabe (Yémen) par Khaled Osman en collaboration avec Ola Mehanna, Liana Levi, 2015, 208 p.
Corto Maltese : Sous le soleil de minuit de Ruben Pellejero et Juan Dìaz Canales, Casterman, 2015, 88 p.
 
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