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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Nous sommes en avril 2002 dans un restaurant de Beyrouth. Face à moi, un homme au front dégarni, au nez fin, aux yeux espiègles et myopes... Michel Tournier est au Liban à l’invitation de l’éditrice Thérèse Douaihy Hatem qui a publié trois de ses livres dans une collection destinée à la jeunesse. Il a reçu les insignes de chevalier dans l’Ordre national du cèdre des mains du représentant du président de la République?; il est visiblement heureux d’être dans ce pays où il compte un vaste public, rencontré aussi bien à Beyrouth, Antélias et Tripoli qu’à Saïda et Nabatiyeh. Au cours du dîner, j’ai beaucoup interrogé l’écrivain?; il a répondu à mes questions avec affabilité?: au bout d’une heure, l’itinéraire du personnage s’est dessiné… 



Par Alexandre Najjar
2016 - 02
De la philo à l’écriture
Michel Tournier est né à Paris le 19 décembre 1924 de parents universitaires et germanistes. Sa famille, qui compte trois garçons et une fille, vit à Saint-Germain-en-Laye, mais, en 1941, la maison est réquisitionnée par les Allemands. À Neuilly-sur-Seine où les Tournier se sont installés, Michel fréquente le Lycée Pasteur où il rencontre Roger Nimier et découvre Gaston Bachelard. Ayant suivi des études de philosophie à la Sorbonne, il réside pendant quatre ans dans l’Allemagne de l’après-guerre et s’inscrit à l’université de Tübingen. Après deux échecs à l’agrégation de philosophie, il se consacre à la traduction (il traduit notamment Erich Maria Remarque) et entre aux éditions Plon où il est chargé de lire les manuscrits et d’accompagner les auteurs de la maison. «?Mon but était de devenir prof de philo. Je suis devenu écrivain par compensation, me confie-t-il. Si j’avais réussi l’agrégation, je n’aurais jamais publié de romans?!?»  C’est à cette époque-là qu’il supervise la publication des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar et celle du troisième volume des Mémoires de guerre du général de Gaulle?: «?Une très lourde responsabilité, m’avoue-t-il. À l’Elysée, Georges Pompidou assurait la coordination.?» Féru de culture, il anime bientôt des émissions à la radio et à la télévision (Chambre noire), et, mû par sa passion pour la photo (qui lui inspirera trois livres?: Miroirs, Clés et serrures et Vues de dos), il crée en 1968 les Rencontres photographiques d’Arles. C’est sans doute son intérêt pour cet art qui le poussera à pratiquer l’inversion, «?maligne?» ou «?bénigne », technique romanesque qui consiste à opposer un double, négatif ou positif, au personnage d’un récit.

Le succès de Vendredi
Michel Tournier n’est pas un écrivain précoce. Il n’achève son premier roman, Vendredi ou les limbes du Pacifique, qu’en 1967, à l’âge de 43 ans. Au comité de lecture des éditions Gallimard, Raymond Queneau défend ardemment son manuscrit qui est finalement retenu. Le succès est fulgurant?: le livre est encensé par la critique?; il est couronné par le Grand prix du roman de l’Académie française. À ce jour, sept millions et demi d’exemplaires en ont été vendus à travers le monde?! En revisitant le chef-d’œuvre de Daniel Defoe, Tournier subvertit l’ordre des choses?: il sublime Vendredi, le métis, qui vit heureux sur Esperenza, son île. Initié par le sauvage, Robinson, l’Occidental, finit par choisir la nature contre la culture… Fort de ses connaissances philosophiques, Tournier aborde dans ce roman les thèmes du racisme, du colonialisme, de la solitude et du rapport à autrui?: «?Je n’existe qu’en m’évadant de moi-même vers autrui », écrit-il. Adapté pour le théâtre par Antoine Vitez, ce roman sera réécrit à l’adresse des jeunes lecteurs sous le titre?: Vendredi ou la vie sauvage. 

Des romans marquants
Trois ans plus tard, paraît Le Roi des Aulnes, qui décroche le prix Goncourt. L’auteur y décrit avec réalisme la Prusse-Orientale avec ses marais, ses forêts et ses mythes?; il y raconte l’histoire d’Abel Tiffauges, une sorte d’ogre qui, après avoir recruté des enfants destinés à périr dans la défense de la forteresse de Kaltenborn lors de l’invasion soviétique, porte sur ses épaules, tel saint Christophe, un enfant juif qu’il tente de sauver... En 1975, Tournier publie Les Météores, où il exploite le mythe de Castor et Pollux, et où il s’interroge sur la gémellité et l’ambiguïté de l’androgyne, en même temps qu’il raconte un voyage initiatique autour du monde. Cinq ans plus tard, dans Gaspard, Melchior & Balthazar, il revisite le mythe des rois mages?: il imagine leur quête mystique et invente un quatrième roi retardataire, Taor, prince de Mangalore?! Mais le roman le plus actuel de l’écrivain est sans doute La Goutte d’or (1985) qui met en scène un jeune Berbère, Idriss, qui, dépossédé de lui-même par une photo prise par une touriste française, se rend en France, dans le quartier de la Goutte-d’Or (également choisi pour décor par Romain Gary dans La Vie devant soi), pour retrouver ce cliché. Il est rapidement confronté aux problèmes liés à l’immigration et au racisme. «?Les Français, (...) faut pas croire qu’ils nous aiment pas, le prévient son cousin Achour. Ils nous aiment à leur façon. Mais à condition qu’on reste par terre. Faut qu’on soit humble, minable…?» Comme Lala dans Désert de Le Clézio, Idriss choisit pourtant de ne pas rentrer au bercail. Un beau roman d’initiation, qui illustre le choc de deux cultures, l’une fondée sur le signe, l’autre sur l’image...

Une œuvre originale
Hormis ces titres, Michel Tournier est l’auteur d’autres romans?: Gilles et Jeanne et Eléazar ou la Source et le Buisson?; de nouvelles et de contes pour la jeunesse?: Le Coq de bruyère, La Fugue du petit Poucet, Pierrot ou les secrets de la nuit, Barbedor, Amandine ou les deux jardins, Le Médianoche amoureux et Sept contes?; et d’essais?: Le Vent Paraclet (considéré comme son «?autobiographie intellectuelle »), Le Vol du vampire, Petites proses, Le Tabor et le Sinaï, Le Pied de la lettre, Célébrations, etc. Dans un style limpide, sur un ton parfois cynique, Tournier a su associer le réalisme littéraire (obtenu grâce à un long travail de recherche) et la réinterprétation des mythes, créer des mondes fantasmatiques et aborder des questions essentielles, comme la civilisation, le Bien et le Mal, la marginalité, les rapports du cosmique à l’humain, ou l’entrelacs du temps et de l’espace… «?Tournier brassait les contes, l’Histoire et les légendes, malaxés dans une prose ensorcelante qui fondait la boue dans l’or, l’or dans la boue, observe très justement Christophe Ono-dit-Biot dans Le Point. C’était l’homme d’un bestiaire fou, centaures et anges, pucelle et tueur d’enfant, rois mages et nazis...?» Traduite dans une quarantaine de langues, son œuvre, qui a fait l’objet de dizaines de thèses, lui a valu la médaille Goethe en 1993 et le titre de docteur honoris causa de l’Université de Londres.

Le naufrage de la vieillesse
Membre du comité de lecture des éditions Gallimard, juré au sein de l’Académie Goncourt de 1972 à 2010, Michel Tournier a longtemps été au cœur de la vie littéraire en France. Mais à la fin de son existence, retranché dans un ancien presbytère à Choiseul, dans la vallée de Chevreuse, il renonça au roman et, miné par la vieillesse qu’il jugeait «?salement moche », il n’écrivit plus que quelques ouvrages très personnels?: un Journal extime, un texte sur la lecture (Vertes lectures), un autre sur ses voyages (Voyages et paysages), un livre d’entretiens avec Michel Martin-Roland (Je m’avance masqué) et sa correspondance avec son ami allemand Hellmut Waller, procureur général chargé de requérir contre les crimes nazis – son dernier livre, paru en 2015. Promu commandeur de la Légion d’honneur vingt jours avant son décès, Michel Tournier a bâti en neuf romans une œuvre impérissable qui compte parmi les plus originales du XXe siècle. Celui qui considérait avec humour qu’«?un auteur classique est un auteur lu dans les classes?» peut dormir tranquille?: il est déjà lu et étudié dans toutes les classes – en France comme au Liban?!


Les ouvrages Vendredi ou la vie sauvage, Barbedor et Amandine ou les deux jardins ont été réédités par les éditions Hatem. Les autres titres sont disponibles aux éditions Gallimard et en poche dans la collection Folio.
 
 
Lettre à la jeunesse libanaise*

Je suis vraiment très heureux que nous nous retrouvions ensemble grâce à Vendredi. Oui, car j’aime tout particulièrement le Liban et je trouve que vous avez beaucoup de chance d’être libanais. Pourquoi?? Parce que le Liban est idéalement situé au bord oriental de la Méditerranée avec un climat merveilleux et surtout des relations humaines avec tous les pays riverains. Quand je suis au Liban, il me semble que je me trouve dans la société la plus cultivée et la plus intelligente du monde. On parle toutes les langues et on est au courant de tout ce qui se passe d’intéressant partout.

C’est pourquoi vous êtes désignés pour comprendre et aimer ce roman. De quoi s’agit-il en effet?? Après une terrible cure de solitude, Robinson se retrouve en tête à tête avec Vendredi. Il s’agit d’un homme beaucoup plus jeune que lui, mais surtout d’une autre race, d’une autre civilisation. Comment l’Anglais blanc et chrétien va-t-il s’entendre avec ce «?sauvage »?? C’est tout le problème des relations nord-sud et plus généralement des relations humaines. Je crois sincèrement que les Libanais connaissent ce problème mieux que d’autres et doivent être intéressés par les péripéties qu’il provoque.

J’espère aller bientôt au Liban et parler de cette histoire avec mes jeunes lecteurs. En attendant, notez ce que j’ai fait écrire récemment sur le mur de la bibliothèque d’une école?: «?Lisez, lisez, lisez, ça rend heureux et intelligent ! »

Votre ami l’écrivain
Michel Tournier

*Message adressé par l'écrivain aux écoliers libanais avant son voyage au Liban en avril 2002. 
 
 
Illustration de José Correa pour L’Orient LittÃ
 
2020-04 / NUMÉRO 166