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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Yves Bonnefoy est mort. Salué comme le plus célèbre des poètes français contemporains, traducteur rigoureux de Shakespeare et essayiste passionné d’art, il venait de publier un texte inédit situant le cœur de sa poésie dans l’enfance et la filiation. Les étoiles de son univers y scintillent plus vives que jamais et se nomment mémoire, rêve, présence et espérance.

Par Ritta Baddoura
2016 - 08
Au lendemain du décès d’Yves Bonnefoy le 1er juillet dernier à l’âge de 93 ans, la presse a, à juste titre, célébré sa poésie innovante, exigeante, jugée parfois difficile, le complexe système critique qu’il a élaboré, la virtuosité de ses essais et traductions (Shakespeare, Yeats, Keats, Leopardi, Pétrarque), ses connivences profondes avec l’art, son amour de la marche, notamment en Italie, la vivacité de sa pensée, la régularité et la longévité exceptionnelles de son écriture et ce, jusqu’aux derniers jours.

Peu a été évoqué de sa présence intense et discrète, de son respect pour l’humble et le simple, la manière généreuse et sans concessions dont il s’adonnait à la réflexion et à l’écriture, ne serait-ce que pour effectuer une interview. Lorsque la journaliste de L’Orient Littéraire lui propose au printemps 2011 de répondre à quelques questions, Yves Bonnefoy émet le souhait de n’en traiter qu’une seule?: «?(…) Je ne conçois pas de pouvoir aborder la moindre de ces demandes autrement que par une réflexion à frais nouveaux?: je ne veux absolument pas me répéter (…).?» Ainsi, la fraicheur de son regard, sa disponibilité pudique au monde, préservaient son écriture de la pétrification.

La longue réponse-poème que Bonnefoy fait alors à L’Orient Littéraire le révèle attentif, non seulement à la poésie, mais aux dérives des temps actuels face auxquelles il préconise de «?préserver le rêve autant que le dénoncer, savoir que rêver, c’est un acte de vérité quand chaque rêve est mensonge, voilà ce que veut la poésie, voici ce qu’il ne faut pas oublier de faire. (…) Car l’heure présente dans l’histoire favorise grandement cette disjonction, et tend à la rendre irréparable. (…) Il y a péril à vivre dans un temps qui n’a pas de lieu, ou en des lieux qui ne se prêtent pas aux besoins de notre temps propre, celui du souvenir et de l’espérance?».

Yves Bonnefoy naît à Tours le 24 juin 1923. Son père, Élie, travaille comme ouvrier monteur aux chemins de fer et sa mère, Hélène, est institutrice. Cette double appartenance – labeur du corps et mouvements de l’intellect, silence du père et rêveries de la mère – est décisive pour le jeune Yves. Il la place dans L’Écharpe rouge, aux fondements de son univers poétique. Ses deux baccalauréats, de philosophie et de mathématiques, en poche, Yves Bonnefoy s’inscrit en classes préparatoires et mène de concert, des études de mathématiques, d’histoire des sciences et de philosophie, avant de suivre à la Sorbonne les cours de Bachelard.

Installé à Paris en 1944, il s’éloigne progressivement des mathématiques, se concentre un moment sur la philosophie et l’histoire de l’art, est tenté un court moment par le surréalisme, puis se consacre à la poésie. Après de longues années d’une pratique assidue de la recherche et de l’enseignement à New York et à Genève, Yves Bonnefoy est élu en 1981 à la chaire d’Études comparées de la fonction poétique au Collège de France où il enseigne jusqu’en 1993. Il a été fait docteur honoris causa par l’Université de Neuchâtel, l’American College à Paris, l’Université de Chicago, le Trinity College de Dublin, les Universités d’Edimbourg, de Rome, d’Oxford et de Sienne. Traduite dans le monde entier – particulièrement en anglais, en allemand et en italien –, son œuvre a été maintes fois citée pour le Nobel, et saluée par de nombreux prix tels que le Prix Montaigne (1978), le Grand Prix de poésie de l’Académie française (1981), le Grand Prix national de Poésie (1993) et le Prix Kafka (2007).
Dès son premier recueil, Du mouvement et de l’immobilité de Douve (Mercure de France, 1953), Yves Bonnefoy s’impose dans le paysage de la poésie française contemporaine sur lequel il fait se lever un vent de renouveau, loin des influences surréalistes et de l’idéal conceptuel. Ce rayonnement qui le désigne d’emblée ne le quittera pas. L’Écharpe rouge est son dernier ouvrage paru début mai 2016. Imbibé de la couleur de l’amour et du sang, cet essai naît du mystère. Tombé par hasard en 2009 sur une centaine de vers tracés en 1964, sur «?une idée de récit?» décousue à la manière du rêve, Bonnefoy pense avoir retrouvé un document insaisissable et inachevable, trop souvent repris puis rangé tout au long de 45 années. Il est alors tenté de le «?déchirer?». Mais la part énigmatique des vers, intitulés «?L’Écharpe rouge?», retient son attention et le mène doucement à l’évidence.

«?Je sentais qu’il y avait dans ce coffre à la clef perdue quelque chose d’important pour ma réflexion sur la poésie et ma propre vie. (…) Mais c’est parce que cette “idée de récit” porte sur ma propre existence, dans sa relation à mes parents. Et cet homme, à Toulouse, qui a laissé son adresse, sur une enveloppe vide, à quelqu’un qui en retrouve le souvenir, c’est mon père, et s’adressant à moi?: car je suis “cet homme déjà vieux” qui veut mettre de l’ordre dans son passé. Quant à l’écharpe rouge que lui et moi voyons chacun s’éployer sur le cœur de l’autre, c’est ce qui nous unit, d’une façon à la fois invisible et essentielle, c’est la paternité et la filiation, ce que l’on appelle le lien du sang.?»

Ainsi, Yves Bonnefoy réalise les retrouvailles entre sa vocation de poète et son enfance. Il situe dans son enfance et sa filiation les parts du rêve, de la présence pleine, de la mémoire et de l’espérance, chères à son écriture. Le poète y repère également l’origine de sa relation ambivalente aux mots – attachement, admiration et méfiance ??: «?Mais je ne puis m’empêcher de croire qu’un sentiment tout autre peut envahir, au moins quelquefois, l’enfant, témoin de son père et de sa mère, et cela parce qu’agissent sur lui des forces qui ne s’originent pas dans le corps, en ses instincts, ses pulsions, mais dans des conflits inhérents à l’emploi des mots, du fait d’une difficulté qui affecte à son plus profond le langage.?»

Essai poétique et autobiographique, la dimension symbolique de L’Écharpe rouge s’impose d’autant plus que l’écrit s’accomplit au crépuscule de la vie du poète et lui permet de s’approprier son histoire, tout comme d’assurer la continuité affective et signifiante de sa filiation à ses grands-parents, ses parents, et sa fille à laquelle l’ouvrage est dédié. Bonnefoy identifie dans L’Écharpe rouge un «?travail d’anamnèse et de réflexion (…), qui est celui de ma relation avec mes parents, dont les vies décidèrent de mon idée de la poésie?». 

Cette anamnèse est souvent traversée par les mots et les lueurs de Rimbaud, notamment par «?L’éternité?» qui représente pour Bonnefoy «?un de ses poèmes les plus bouleversés d’espérance?». Figure essentielle et solide de la poésie, ayant allié régularité, fécondité et acuité de l’écriture, Yves Bonnefoy résonne durablement en celles et ceux qui le lisent. L’éternité ne serait-elle pas, dans son écriture, l’espérance sans cesse recherchée, sans cesse retrouvée?? 

«?Qu’est-ce, en effet, que le soleil sur la mer le soir, sinon la vie rencontrant la mort, mais avec déjà, sous-jacente, la pensée que demain la lumière à nouveau emplira le ciel, bien que montant d’un autre point de l’espace, nullement de ce havre mystérieux où entre maintenant la barque chargée de flammes?? Mort, mais qui parle donc de résurrection à ceux qui s’attardent sur le rivage, eux à contre-jour pour le peintre qui tenterait de représenter cette scène. Mort qui demande à ces passants de se détourner du couchant pour réfléchir à ce qui se joue déjà à l’intérieur des terres enténébrées si ce n’est d’eux-mêmes, dans des profondeurs à comprendre.?» 



 
 
© Derek Hudson
« Qu’est-ce, en effet, que le soleil sur la mer le soir, sinon la vie rencontrant la mort, mais avec déjà, sous-jacente, la pensée que demain la lumière à nouveau emplira le ciel ? »
 
BIBLIOGRAPHIE
L’Écharpe rouge de Yves Bonnefoy, Mercure de France, 2016, 250 p.
 
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