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Paul Auster plié en quatre
De passage à Paris, l'écrivain américain a accordé un long entretien à L'Orient littéraire. Il évoque son dernier roman dont la traduction en français vient de paraître.

Par William Irigoyen
2018 - 02
uelle existence différente aurais-je pu mener ? 
Comme d'autres, Paul Auster s'est un jour posé la question. À force d'y réfléchir, l'idée a fini par germer et éclore sous la forme d'un roman, 4 3 2 1, une somme fictionnelle de plus de mille pages devrait-on préciser. Elle embarque le lecteur dans quatre destins d'un seul et même homme, Archibald Ferguson, né en 1947 – comme son auteur. Balloté entre New York, Newark, Paris et Londres, le personnage principal du livre est tantôt journaliste, tantôt écrivain, tantôt engagé politiquement, tantôt à mille lieues de la contestation des années soixante, tantôt attiré par les femmes, tantôt s'adonnant à des expériences sexuelles avec des hommes. Une ivresse de lecture. Un très grand cru.

4 3 2 1 entre-t-il dans la catégorie du Bildungsroman, le roman d'apprentissage ?

Je ne mets jamais d'étiquette sur ce que j'écris. Les gens disent tellement de choses sur mes livres. On utilise même le terme de « postmoderne » me concernant. Pour être honnête, je ne sais même pas ce que cela veut dire. Disons qu'il s'agit d'un roman sur la jeunesse – de l'enfance jusqu'au début de l'âge adulte en passant par l'adolescence. Si ce que je suis en train de vous dire entre dans la définition allemande du Bildungsroman alors, oui, on peut dire que 4 3 2 1 en est un.

Ce livre évoque la multiplicité du « moi ». Vous y faisiez déjà référence dans Brooklyn Follies (Actes Sud, 2005). On trouve aussi ce thème dans le livre d'un célèbre écrivain français, Aden Arabie : « Chaque être est divisé entre les hommes qu'il peut être. » Serait-ce un roman à la Paul Nizan, son auteur ?

Tout est possible. C'est drôle que vous mentionniez ce livre que j'ai lu lorsque j'étais jeune. Il s'agit d'un des plus beaux textes qu'il m'ait été donné de lire sur la jeunesse. Je me souviens de l'émotion qui m'a saisi à la lecture de la première phrase : « J'avais vingt ans et je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie. » Le livre prend son envol à partir de là. Je n'y avais plus pensé depuis des années. Cela arrive. Les choses s'imprègnent en vous et elles ressortent parfois sans que vous n'ayez vraiment cherché à les retrouver. 

Je voulais vérifier qu'il puisse exister un lien entre vous, auteur américain et un « confrère » français. Cela attesterait, comme le disait Wallace Stevens, poète que vous aimez et évoquez dans La Pipe d'Oppen (Actes Sud, 2016), que « le français et l'anglais » ne sont qu'un seul et même langage.

Je vois... Stevens, voilà un homme intéressant. Il est considéré comme le plus français des poètes américains. Et pourtant, il n'a jamais mis un pied en France ! L'imagination littéraire est telle qu'elle parvient à traverser les frontières, avec rapidité et magie.

Votre dernier roman est-il un livre sur votre génération ? Une citation pour alimenter votre réflexion : « Les enfants d'après-guerre, nés en 1947, avaient peu de choses en commun avec ceux qui étaient nés au temps de la guerre, un fossé générationnel s'était creusé dans ce court laps de temps. »

J'ai pris conscience de cela lorsque j'étais jeune. Nous qui sommes nés après la Seconde Guerre mondiale avons été formés d'une autre façon et avons vécu d'autres choses, comme l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy, l'événement le plus traumatisant de ma génération. J'avais seize ans à l'époque. Pour quelqu'un qui, alors, avait vingt ans, l'effet n'a pas du tout été le même. Ma génération a été complètement imprégnée par le mouvement des droits civiques. Ce n'est pas le cas pour ceux qui ont cinq ans de plus que moi. 

Ferguson, dans l'un des quatre destins que vous avez inventés pour lui, s'engage dans une forme de radicalité politique. Les autres, non. De quel personnage vous sentez-vous le plus proche : de celui qui a fait l'université de Columbia et a été contestataire ?

D'aucun. Je ne suis d'ailleurs aucun d'entre eux. Il y a des choses que je partage avec les quatre. Mais il n'y en a pas un qui est moi. Vous savez, cela fait un an que je réponds à un tas d'interviews et à des questions d'ordre biographique. Récemment, j'en suis arrivé à la conclusion suivante : ce livre s'inspire de ma vie mais il ne parle pas de la mienne.

Les points communs sont toutefois nombreux.

Bien sûr. Les quatre Ferguson ont quasiment les mêmes centres d'intérêt que moi. Nous partageons le même espace géographique, nous avons la même chronologie. Mais cela ne veut pas dire que nous avons en commun les mêmes expériences. Ma situation familiale est différente. Je n'ai pas vécu dans quatre villes mais dans une seule. Il y a un seul épisode qui est tiré de ma propre existence. Un moment, il est question d'un match de basket-ball assez fou. Le temps additionnel étire la rencontre. Eh bien, j'étais membre de l'une des deux équipes. Ce jour-là, nous avons gagné à l'ultime seconde. Mais la différence entre ce match et celui qui est raconté dans le roman c'est que je ne me suis pas pris un coup de poing à l'issue du match.
Des quatre villes où évolue Ferguson, deux sont situées aux États-Unis : Newark et New York. En quoi se distinguent-elles ?

Elles n'ont rien à voir l'une avec l'autre même si elles sont proches géographiquement. L'une est située dans le New Jersey, l'autre dans l'État de New York. La première a 300 000 habitants, la seconde en a 8 millions. Newark, c'est la ville où est né l'écrivain Philip Roth. Où a grandi Jerry Lewis. Ce dernier était d'ailleurs le baby-sitter de ma cousine qui a aujourd'hui 84 ans ! Newark est aussi la ville qui a vu naître des écrivains américains de la fin du XIXe siècle comme Stephen Crane. On assimile souvent le New Jersey à un endroit un peu fou mais cet État a tout de même produit des gens importants. Je n'oublie pas, bien sûr, Walt Whitman qui y a vécu durant les dernières vingt-cinq années de sa vie. 

4 3 2 1 s'ouvre sur l'histoire d'un homme qui arrive d'Europe de l'Est pour s'installer aux États-Unis. L'agent de l'immigration estropie son nom. Dans un de vos précédents livres, Invisible (Actes Sud, 2010), vous aviez déjà fait référence à cette « erreur » administrative. Pourquoi cette anecdote est-elle si importante à vos yeux que vous choisissiez d'en parler à nouveau ?

J'y fais même référence dans Moon Palace (Actes Sud, 1990). C'est un détail de l'histoire de l'immigration qui me fascine. Je n'ai pas inventé cette histoire avec le nom de Ferguson. Cette anecdote court depuis plusieurs années maintenant. Mais je l'avais oubliée. Et puis, elle est revenue deux ans avant que je commence à écrire ce roman. Elle est à la fois amusante et, en même temps, elle dit beaucoup de choses. Et la version que j'en donne au début du livre signifie qu'une réponse en yiddish « Ikh hob fargessen » – « j'ai oublié » – peut d'un seul coup devenir, en transcription phonétique, un nom de famille : Ichabod Fergusson. Tout le monde connaît ce prénom qui figure dans La Légende de Sleepy Hollow, un livre de Washington Irving dont le réalisateur Tim Burton a fait une célèbre adaptation cinématographique.

À ce propos, on ne parle jamais de votre rapport à l'image. Rose, la mère du personnage principal a un laboratoire photographique. Dans Sunset Park, Miles Heller fait des clichés d'objets abandonnés…

N'oublions pas Smoke (Actes Sud, 2006). Vous êtes le premier à mentionner cela. La photographie est un art merveilleux. Je m'y intéresse depuis longtemps. Puisque nous parlons de cela, laissez-moi évoquer la scène où Rose, lors d'un mariage, explique qu'elle entre dans une sorte de transe dès qu'elle immortalise des scènes, des gens. Quand j'ai écrit cela, je ne savais pas d'où me venait cette idée. Mais j'étais sûr de sentir cela. J'ai pu le vérifier un an après avoir écrit ce passage. Un jour, ma femme (L'essayiste et romancière Siri Hustvedt – à retrouver son interview dans L'Orient littéraire de mars 2018) et moi regardions un documentaire sur la grande photographe américaine Dorothea Lange. Eh bien c'est cet état qu'elle a expliqué. Elle disait qu'elle devenait littéralement cet espace entre le photographe et son sujet. Les États-Unis ont une longue tradition photographique. Pensons à Mathew Brady qui immortalise, et de quelle façon, la guerre de Sécession. Ce sont les seuls documents visuels sur cette guerre. Dans les années vingt, il y a Alfred Stieglitz ou Edward Steichen. Plus tard arrivent Walker Evans, Dorothea Lange et bien d'autres. Plus récemment, il y a eu Robert Franck, né suisse mais qui a obtenu la citoyenneté américaine. Il y a une longue tradition photographique dans mon pays. Cet art qui me semble assez bien correspondre au caractère américain. Pourquoi ? Parce qu'il est à la fois mécanique, industriel et expressif. Les États-Unis ont fait beaucoup pour la photographie. Ils ont fait beaucoup aussi pour le pop et le jazz mais si peu pour la musique classique, contrairement à l'Europe. Nous excellons dans certains arts, pas dans d'autres. Pour moi, c'est la France qui a la plus longue histoire culturelle de l'Europe. Il n'y a pas un moment où ce pays n'a pas produit des écrivains, des peintres, des musiciens. D'autres, comme l'Italie ou l'Allemagne, ont eu des périodes de grâce artistique puis plus rien. Ce n'est pas le cas en France. C'est extraordinaire. On verra ce que ça donne en Amérique. Mais ça, c'est une autre question. 

Terminons sur une note plus légère. Dans 4 3 2 1 on lit votre amour pour les comiques : Laurel et Hardy, les Marx Brothers, Harold Lloyd... Pourquoi reviennent-ils si souvent dans vos livres ?

Je les aime depuis que je suis gamin. Certains films muets ne se déprécient pas avec le temps, contrairement à bien des comédies ou des films dramatiques. Une chose sur Laurel et Hardy : ils ont commencé au temps du cinéma muet. Ils ont continué leur carrière après l'arrivée du cinéma parlant. Tous ces artistes ont beaucoup apporté au monde. N'oublions jamais combien il est difficile de réaliser une bonne comédie. Être drôle : voilà peut-être la chose la plus difficile au monde. 
 
 
BIBLIOGRAPHIE

4 3 2 1 de Paul Auster, traduit de l’américain par Gérard Meudal, Actes Sud, 2018, 1024 p.
 
 
D.R.
« Ce livre s'inspire de ma vie mais il ne parle pas de la mienne. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166