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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Dans une ville européenne indéterminée, cinq personnages, tous des Arabes – des migrants, des errants –, écrivent chacun une lettre qui ne parviendra jamais à son destinataire. Un réfugié ayant fui la dictature de son pays écrit à son amante une lettre restée inachevée. Elle tombe entre les mains d’une étrangère, l’incitant à écrire à l’homme qu’elle attend dans une chambre d’hôtel, et qui ne viendra pas. Un tortionnaire ayant échappé aux représailles des rebelles trouve par hasard cette dernière missive jamais postée, ce qui le pousse à confesser un meurtre à sa mère. Et ainsi de suite, jusqu’à la cinquième lettre, que personne ne lira, sauf les lecteurs de Courrier de nuit, roman de Hoda Barakat qui lui a valu le Prix international de la fiction arabe 2019. Rencontre avec la romancière, l’une des figures majeures de la littérature libanaise actuelle…

Par Tarek Abi Samra
2019 - 12


Cet entretien a été accompli avant le 17 octobre. Nous avons par la suite demandé à Hoda Barakat de s’exprimer sur le soulèvement populaire toujours en cours au Liban et lui avons soumis deux questions supplémentaires auxquelles elle n’a pas hésité de répondre.

Auriez-vous jamais pensé qu’un tel soulèvement populaire se produirait au Liban et quelle a été votre réaction face à cela??

Non, je ne l’imaginais pas. Mon désespoir de l’état de mort cérébral du pays était total. Mon combat absurde à vouloir fabriquer des points positifs, même folkloriques, pour séduire les jeunes qui s’en éloignaient dans le dénigrement et le mépris, en inventant des «?spécificités?» du pays des cèdres, tout cela je l’avais épuisé, complètement. Je n’en parlais plus. Il ne me restait que la cuisine pour ce malheureux exercice… 
Pire. J’ai renoncé à encourager mes enfants à y aller même pour des vacances. J’exhortais ma fille à retirer sa fille de l’école d’arabe?: «?Pourquoi ce lourd et inutile “legs”, elle n’ira jamais là-bas… Le monde est immense. Arrête de lui dire qu’elle est à moitié libanaise, qu’un jour elle le sera entièrement.?»
Il faut dire aussi que je suis rentrée à Paris le 18 octobre, paniquée, slalomant entre les pneus incendiés, rattrapée par ce sentiment d’être coincée dans ce pays de m…, pays de guerres que j’ai quitté par l’aéroport de Damas il y a maintenant 30 ans, et qui s’enfonce de nouveau, irrémédiablement, dans un nouveau trou noir… Khalas.
Aujourd’hui j’ai arrêté d’ouvrir la page «?vol Paris-Beyrouth?» sur le site d’Air France. Pour la première fois depuis mon départ, je me suis abonnée aux chaînes libanaises, et je peux être à la fois sur toutes les places. Toute la journée et même la nuit je zappe, mieux informée que ma sœur et ma nièce. Et mon fils qui me répète en me ridiculisant?: «?Arrête de dire que c’est in-cro-yable. Arrête de pleurer?!?» Il sait, mais il ne sait pas vraiment.

Selon vous, est-ce un soulèvement contre les leaders et le pouvoir politiques, contre le système confessionnel, ou contre une classe sociale (l’oligarchie)??

Je ne sais pas. Les mots, les attributions, les appellations n’ont plus aucune importance. La langue elle-même s’est transformée, elle témoigne de cet immense gouffre entre ces jeunes manifestants et les dirigeants politiques qui leur demandent?: «?Exprimez-vous clairement, utilement et convenablement?», autrement dit «?comme nous?», nous les morts cupides comme des zombies. Heureusement que ce gouffre s’installe. Heureusement que cette mésentente prend racine. Nous sommes restés trop longtemps dans le fou bonheur d’un «?arrangement national?» qui pue la mort et la décomposition.
Soulèvement ou révolution??! Je ne suis pas optimiste, que sera sera. Je sais combien le pouvoir est puissant. Pour lui c’est une lutte pour la survie, peut-être la dernière. D’ailleurs ses représentants parlent de moins en moins. Et quand ils le font c’est un genre de «?vacarme?», de râle qui monte d’un puits dans un monde révolu. Ce qu’ils «?disent?» aux jeunes et moins jeunes use de sonorités cacophoniques, illogiques, contradictoires, dissonantes et assourdissantes de vacuité. Mais ils s’acharnent, ils sont forts et ils le savent.
Y aura-il prochainement un gouvernement qui ressemble à ces irrespectueux jeunes?? Peut-être que oui, peut-être que non. Mais dans cinq ou dix ans c’est sûr qu’il y en aura un. Le fait est qu’ils sont là, depuis plus d’un mois, et c’est une évidence. Même s’ils rentrent demain chez eux, même si on vide les places par un coup de baguette magique, ou par des coups de matraques ensanglantées. Oui…
In-cro-yables mais vrais?!

Comment vous est venue l’idée de structurer votre roman de la manière suivante?: une lettre non envoyée, qui tombe entre les mains d’un étranger et l’incite à écrire à son tour une lettre qui, elle non plus, ne sera jamais postée, et ainsi de suite??

Ce roman est le fruit de plusieurs réécritures. Lorsque je commence la rédaction d’un livre, je ne sais jamais comment il va se terminer. Dans sa première version, qui remonte à près de six ans, ce roman consistait en une seule lettre qui devait rester inachevée?; j’ai ensuite repris cette lettre, la raccourcissant, la réécrivant pendant très longtemps. Et ce qui m’a finalement amenée à modifier ce projet initial, ça a été d’avoir assisté à ce flux massif de migrants vers l’Europe, un phénomène qui a peut-être ravivé mon sentiment d’être toujours une étrangère en France. En effet, je ne me suis jamais sentie bien installée à Paris. J’ai quitté le Liban en 1989, et je n’avais alors aucun sentiment d’appartenance à mon pays. Mon départ a été assez dramatique?: je suis partie sans le sou, avec deux enfants dont j’ignorais ce que j’allais faire. C’était une sorte de fuite, comme quelqu’un qui se jetait dans le vide. Et ce sentiment, je l’ai toujours plus ou moins gardé. C’est pourquoi je suis à ce point sensible à la condition de ces migrants qui partent en ignorant leur destination. Je n’ai bien sûr pas suivi la même trajectoire que la leur, mais je suis arrivée en France sans savoir si j’allais y rester?; j’avais le sentiment d’être une errante – ce que j’éprouve toujours maintenant, trente ans plus tard?; mais j’ai appris à accepter cette errance, elle me perturbe moins.

Essayez-vous, à travers ce roman, de capter une mutation qui a atteint le sens même de l’immigration?? L’immigration qui, de nos jours, s’apparente davantage à un exil ou à une errance perpétuelle, puisque, d’un côté, le migrant actuel n’espère plus retourner dans sa patrie (réduite en un tas de ruine, et pour laquelle il n’éprouve même plus de nostalgie), et d’un autre côté, il a très peu de chance d’être pleinement accepté par les sociétés d’accueil, qui le rejettent comme un déchet…
Il n’y a jamais eu autant de réfugiés et de déplacés dans le monde?: plus de 70 millions selon les chiffres. Cela n’est plus vraiment une immigration au sens traditionnel du terme?; c’est une errance. Cette situation est presque inédite dans l’histoire?: ces personnes veulent partir à tout prix, elles abandonnent tout, elles ne veulent plus être là où elles sont nées, et cela sans avoir de destination précise. Elles se jettent dans les flots tout en sachant qu’elles pourraient très bien mourir. Ou bien certains Africains qui traversent la Libye tout en sachant qu’ils pourraient y être capturés et revendus comme esclaves. On ne peut plus comparer ces personnes avec celles qui immigraient auparavant pour améliorer leurs conditions de vie économiques par exemple. 
Ce qui me touche le plus chez ces errants, c’est qu’ils n’aiment plus leurs pays. Ils ont brisé ce halo nostalgique qui enveloppait la mère-patrie. Et pour moi, en tant qu’écrivain arabe, c’est tant mieux?: dans notre littérature, on a trop ressassé cette nostalgie à tel point qu’elle est devenue non seulement fausse et inauthentique, mais nauséabonde aussi.
En Europe, il y a deux types de discours sur ces errants. Le premier les considère comme une sorte de peste de laquelle il faut se prémunir à tout prix?: ce sont des musulmans et des terroristes?; fermons donc toutes nos frontières?! Le second ne fait que s’apitoyer sur eux et ne voit en eux que des victimes uniformes. Quant à moi, je ne les décris jamais, dans mon roman, comme de simples victimes, je n’essaie pas de les innocenter, ce n’est pas mon affaire (l’un de mes personnages est un tortionnaire, tandis qu’un autre est un meurtrier). Je désire tout simplement les écouter, car leurs histoires ne correspondent à aucune des versions officielles qu’on en donne.

Comment expliquez-vous ce paradoxe, si perceptible dans votre roman, que dans un monde saturé de moyens de communication, la véritable communication entre les humains est en voie de disparition??

C’est en effet l’un des immenses paradoxes qui me poussent à écrire. L’incommunicabilité s’est installée dans notre monde contemporain d’une manière inédite, lourde, inexplicable et irrémédiable. Je me sens vivre dans un monde où l’on ne communique plus. Même quand il y a des manifestations pour des causes que je partage, je n’y participe pas, car j’ai l’impression que le sentiment de parenté entre les humains n’existe plus. On est très seuls maintenant. 
Quant aux réseaux sociaux, ce sont quelque chose de parasitaire qui te dépossède de ton temps et envahit ta précieuse solitude, qu’il faut préserver pour que tu puisses réfléchir. Les trois jours pendant lesquels je suis restée sur Facebook, ma vie a été bouleversée. Peut-être parce que je ne suis pas un être sociable par nature. Ce qui ne veut pas dire que je ne communique pas avec le monde, mais je choisis comment communiquer. Même si je suis absente des réseaux sociaux, je ne me sens pas décalée, coupée de mon époque.
Et en qui concerne les lettres de Courrier de nuit, elles ne parviennent pas à leurs destinataires car, dans notre monde actuel, l’on ne se parle plus. Ceux qui les ont écrites le savent, et c’est justement pour cette raison que mon livre n’est pas un roman épistolaire. 

Ce que nous apprenons de la vie de vos personnages demeure très fragmentaire. C’est comme si vous invitiez le lecteur à devenir votre coauteur, à imaginer ce qui n’est pas écrit…

N’est-ce pas mieux ainsi?? En effet, cela est intentionnel. Tous mes romans sont ainsi écrits. Ils n’ont de fins que celles que le lecteur va créer avec l’auteur. Je ne sais jamais ce qui adviendra de mes personnages une fois le roman terminé.
J’écris de cette manière parce que je pense que la vie des gens est ainsi faite?; l’existence de chacun de nous, qu’il soit migrant ou non, est un enchaînement de fils coupés à leurs deux bouts, à leur commencement et à leur fin. Nous vivons une époque angoissante dans laquelle nous ne pouvons plus prévoir nos destinées. Jadis, il y avait, comme dans Le Petit Poucet, des cailloux semés sur notre chemin qui nous permettaient de savoir d’où nous partions, vers où nous allions. Or maintenant, l’ogre est partout, et il n’y a plus de petits cailloux. Comment donc pourrais-tu concevoir autrement les personnages romanesques??
Pour toutes ces raisons, je suis, par ailleurs, incapable de donner aucun conseil, même à mon fils. Quand il me demande s’il devrait faire telle ou telle chose, je panique. Nous vivons dans un monde bizarre.




Courrier de nuit de Hoda Barakat, traduit de l’arabe par Philippe Vigreux, Actes Sud, 2018, 144 p.
 
 
© Patrick Swirc
« Dans notre littérature, on a trop ressassé cette nostalgie à tel point qu’elle est devenue non seulement fausse et inauthentique, mais nauséabonde aussi. » « Mes romans n’ont de fins que celles que le lecteur va créer avec l’auteur. »
 
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