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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Wajdi Mouawad : une fenêtre pour fendre la brutalité du nouvel horizon
Depuis le début du confinement en France, Wajdi Mouawad, directeur du théâtre national La Colline, nous offre chaque jour un épisode sonore inédit de son journal : « Une parole d'humain confiné à humain confiné ». Ici, Jour  3. À suivre aussi sur colline.fr/spectacles/les-poissons-pilotes-de-la-colline.

Par Wajdi Mouawad
2020 - 04
Déjà au réveil, j’ai compris que la journée allait être brutale. Une de ces fameuses journées où l’on se dit qu’il y a des journées comme ça. C’était elle qui m’attendait là au réveil et qui, me fixant, me dit c’est moi, je suis une de tes journées comme ça et je ne te lâcherai pas jusqu’à ce que la nuit parvienne à me dissoudre. Il faut dire que depuis mon retour de Strasbourg où je devais jouer un spectacle qui fut annulé ce vendredi 13 où les rassemblements de plus de cent personnes furent interdits, depuis ce jour, je comptais les jours. 

Je les compte non pas vers l’avant, non pas comme le prisonnier qui attend la fin de sa sentence, et comment seulement pourrions-nous savoir, nous les confinés, quand prendra fin notre sentence, mais je les compte à rebours, car ce jour de mon retour de Strasbourg fut le dernier moment où j’ai été en présence d’une foule, dans la rue, à la gare, dans les métros, jusqu’à chez moi. Interminable odyssée de quelques heures. Je compte les jours et j’attends fébrilement comme bien d’autres, d’arriver à 14, ce nouvel Everest, pour savoir si j’ai été à mon tour incubé ou non. À ce mot, incubé, que j’utilise sciemment tant j’aime son évocation noirâtre, ce qu’il soulève en moi de cliniquement rebutant, je ne peux pas m’empêcher de repenser à l’extraordinaire séquence d’Alien 1 lorsque l’un des membres de l’équipe est saisi au visage par la pieuvre qui va inséminer en lui l’alien, qui va l’incuber, procréer à travers lui. Ainsi, ce qui nous insémine veut notre mort. Et résister contre cet ennemi consiste, pour le commun des mortels que nous sommes, non pas à l’affronter corps à corps – à ce combat, il aura toujours le dernier mot –, mais à user de la stratégie du vide. Écraser l’alien par le vide. Le vide physique et le plein spirituel. Mais suis-je vide ou non ? À cette question ressurgit, après le film de Ridley Scott, le visage de Linda Blair dans L’Exorciste, elle aussi hantée, confinée depuis l’intérieur du corps par l’invisible. Mais ici, pour nous, nul prêtre courageux qui posera sur nos visages la trinité pour extraire de nous le mal. Non. Pour savoir si nous sommes touchés par ce mal, nous voici condamnés à compter jusqu’à quatorze. Je compte jusqu’à quatorze. Et à cette hypocondrie épuisante, contre laquelle parfois je n’arrive pas à redresser les boucliers de mon esprit, je réalise, dans un vertige, que je ne me souviens d’ailleurs plus de ce qu’il y a après quatorze. Je sais juste qu’avec une famille à la maison, si je parviens à quatorze sans avoir été saisi des symptômes propres à cette incubation, je pourrais plus ou moins et momentanément me rassurer.

Je savais par avance que la journée allait être brutale et qu’elle allait se poursuivre tout entière sur ce crédo de l’inquiétude. Et cette inquiétude a ceci de puissant qu’elle me fait comprendre avec douleur l’inquiétude que je devinais chez ma mère lorsque, dans les abris, elle faisait les cent pas, déversant un flot de jurons à chaque explosion contre « ceux-là » qui nous faisaient ça. Je revois l’inquiétude de ma mère et je comprends seulement aujourd’hui, pour la ressentir moi-même, combien son inquiétude était tournée vers nous et non pas vers elle. Il n’y a pas que la langue qui soit maternelle. L’inquiétude l’est tout autant. Confinés ensemble dans l’abri, nous, les enfants, n’avions pas conscience de ce que les adultes traversaient. Ou plutôt nous en avions conscience mais notre confiance en eux était plus grande que ce que nous pouvions imaginer car tant qu’ils étaient là, tant qu’ils étaient justement là, dans cette inquiétude, cela signifiait qu’ils veillaient sur nous et que nous étions protégés. C’est cela que je dois me rappeler. L’inquiétude que je ressens aujourd’hui, dans sa retenue, dans ce qui m’échappe d’elle, protège d’une certaine manière et prouve aux enfants que je suis là, les rassure un peu plus qu’elle ne les inquiète puisque si, ne ressentant de ma part aucune inquiétude – un bonheur parfait –, leur intelligence, qui leur fait comprendre le danger, pourrait leur donner le sentiment que ces adultes qui les accompagnent n’ont pas conscience du danger. Dans l’abri, c’est bien l’inquiétude de ma mère qui nous donnait l’espace de jouer. Notre jeu préféré consistait à reconnaître les noms des canons et le calibre des obus. Cela relevait d’une très grande subtilité. Un boum imperceptible pouvait signifier soit qu’une bombe venait de tomber au loin, soit qu’au contraire, il s’agissait de la détonation d’un canon qui venait d’envoyer une bombe vers nous. Différencier un boum de l’autre était le plus difficile. Les oreilles tendues, nous essayions de deviner et d’amasser des points. Ma mère, elle, comptait les secondes, s’attendant à chaque instant de voir l’abri éventré par une explosion qui, tel un monstre à tête de taureau, nous déchiquèterait tous. 

Quatre décennies plus tard, je compte les jours, m’attendant, d’une seconde à une autre, à ressentir les premiers symptômes, fièvre, toux, étouffement. Oui. Cette journée est pénible. Ouvrant les yeux, j’ai senti que j’allais avoir de la difficulté à dépasser la tristesse, la crainte. Visionnant avec mes enfants le film Tous en scène, histoire de nous changer les idées tant ce film dégage une joie à travers la musique et la drôlerie des situations, j’ai été pris, vers la fin, au moment où le spectacle de Monsieur Moon est donné, d’un immense sanglot, inconsolable, comme si cette joie immense qui se dégageait du film était en une seconde, sans que je n’aie pu le voir arriver, devenue une nostalgie immense d’un temps d’avant. J’ai compris alors que ce qui se passe aujourd’hui, ce qui me bouleverse, n’est pas tant une réminiscence de la guerre du Liban, ni une compréhension intellectualisée de la situation historique que nous traversons, mais la conscience que nous plongeons. Nous plongeons pour une longue période. Qu’il faut dire au revoir à bien des choses. Aujourd’hui que nous comprendrons qu’il ne s’agit pas d’un cauchemar et que nous sommes bel et bien éveillés, aujourd’hui que nous prendrons véritablement la mesure de l’épreuve qui nous attend. Aujourd’hui que nous comprendrons, ressentirons peut-être, à condition de se donner ce temps, ce que Ulysse ressentit lorsqu’il comprit qu’il était prisonnier sur l’île de Calypso. Il avait survécu à tant d’épreuves, vaincu le cyclope, avait échappé aux sirènes et à tant de danger, il avait perdu tous ses compagnons avant d’échouer là, sur l’île fabuleuse de Calypso qui, tombant amoureuse de lui, ne le laissa plus repartir. Ulysse pouvait à juste titre se demander pourquoi les dieux s’acharnaient sur lui. N’avait-il pas vécu suffisamment de malheur ? N’avait-il pas tout perdu ? N’était-il pas resté dix années à faire la guerre aux Troyens et à présent cela ne faisait-il pas dix autres années qu’il était confiné sur l’île de Calypso ? Pourquoi les malheurs succèdent ainsi aux malheurs ? Je pense alors à ces humains qui, après avoir connu la Grande Guerre, ont connu la seconde. La violence donc ne neutralise pas la violence. Nous n’avons pas un quota dans le malheur. Il n’y a pas de quota. Personne là-haut pour dire : « C’est bon, ça suffit, pour celui-là, pour cette époque-là, pour cette génération-là, le quota est atteint. » Et loin d’Ithaque, convaincu qu’il ne reverrait plus jamais sa maison, Ulysse se languissait d’Ithaque. Qu’il serait heureux s’il pouvait revenir chez lui et revoir sa maison. Le poète ne l’a-t-il pas chanté longuement et nous, ne l’avons-nous pas répété après lui : 

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme celui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?

Mais alors c’est le monde à l’envers : nous, nous sommes dans nos maisons. Je suis dans ma maison. Et je vais devoir y rester. Dans ma maison. Justement. D’où vient alors que le bonheur n’est pas là ? Pourtant « Heureux qui comme Ulysse ». D’où vient ce sentiment que ce poème est aujourd’hui à l’envers ? À moins que ce ne soit nous qui regardions de travers ? Peut-être que depuis de longues années nous marchons sur la tête sans plus nous en apercevoir et que, ce qui semble à l’endroit est à l’envers, tel ce poème.

Ainsi, au troisième jour, alors que nous sommes confinés chez nous, précisément dans nos Ithaque, nos maisons, certains même entourés de ceux qu’ils chérissent, leur Pénélope et leur Télémaque, nous nous languissons comme Ulysse se languissait. Mais de quoi ? Puisque nous sommes à la maison. L’île de Calypso est-elle devenue la maison et la maison l’île de Calypso ? Et nous attendons une intervention d’Athéna pour être libérés ? De quoi ? Du cours de la vie. 

À moins que notre histoire ne s’apparente pas tant à celle d’Ulysse, mais à celle d’un autre grand confiné qui, à la même époque, se vit obligé de s’enfermer pour une longue période. « En l’an six cent de la vie de Noé, le second mois, le dix-septième jour du mois, ce jour-là, jaillirent toutes les sources du grand abîme et les écluses du ciel s’ouvrirent. La pluie tomba sur la terre pendant quarante jours et quarante nuits. Et Yahvé ferma la porte sur Noé. » Confinement mythique que fut celui de Noé, de ses fils et de l’ensemble des animaux, tous ensemble sur l’Arche. Peut-être que nous sommes les descendants de Noé et que, de génération en génération, nous attendons toujours la fin du déluge mais, comme cela ne nous fut plus raconté, ni transmis, nous l’avons oublié. La colombe n’est jamais revenue et avec elle la branche de l’olivier, et cela aussi fut oublié. Peut-être même que, plus d’une fois, elle revint pour nous indiquer le chemin, mais ne sachant plus ce qu’elle représentait, ayant oublié le symbole qu’elle était, oubliant même pourquoi elle revenait, nous ne pouvions pas comprendre ce qu’elle avait à nous apprendre. Les animaux qui étaient avec nous sur l’arche, eux qui étaient là pour sauvegarder toute espèce, sont devenus pour nous une survie. Nous les avons massacrés et dévorés. Nous nous sommes plus d’une fois massacrés nous-mêmes et voilà qu’au bout de cette longue marche, par temps de paix, par temps ensoleillé, au printemps, notre arche s’échoue sur une terre invisible. Je reste allongé alors que tout le monde dort. Cette longue journée s’achève avec cette image de l’arche de Noé. Comme un cadeau. Image qui me calme car elle m’aide à mieux comprendre ce qui nous arrive. Quelque chose de notre confinement ressemble un peu à celui de Noé. Du moins, son confinement m’aide à réfléchir. C’est cela la panique. Lorsque nous ne savons plus comment réfléchir. J’ouvre la Bible et relis le passage. Je comprends alors le texte autrement. Il m’arrive autrement. La situation que nous traversons éclaire le texte autrement. Il n’est plus un mythe. Il me parle directement. Il me rassure même. Notre arche est immense et elle est faite de toutes les langues de la terre, faite de toute notre humanité. Ce que je ressens, ce que je vis, est ressenti et vécu par un grand nombre d’êtres humains sur cette terre. Au jour de la décrue, lorsque les portes de l’arche s’ouvriront et que nous remettrons pied à terre, quel sera le monde nouveau qu’il nous faudra construire ? Notre origine sera à jamais séparée de nos identités. Et à ceux qui naîtront plus tard, nous dirons que nous sommes ceux et celles nés avant le confinement mais dont l’identité s’est modelée à partir de lui, grâce à lui. Plus que le dépassement de l’épreuve que nous traversons, celle d’être à la hauteur de ce que nous apprenons sera assurément le défi de notre époque. Et il nous faut sans doute commencer à le penser dès à présent. En termes de théâtre, on appelle cela une dramaturgie de la victoire. 


 
 
© Raphaelle Macaron
Confinés ensemble dans l’abri, nous, les enfants, n’avions pas conscience de ce que les adultes traversaient.
 
2020-04 / NUMÉRO 166