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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Nicole Avril : Voyage en intime
L’heure n’est pas à la nostalgie pour Nicole Avril, elle est au témoignage, cru, sans fioriture, mais dans un style toujours aussi exigeant. Dans son Voyage en Avril, l’auteure dépasse l’autobiographie, elle transcende l’histoire personnelle jusqu’à la rendre universelle.

Par Laurent Borderie
2010 - 06
Àla mort de son père en 2007, qu’elle a accompagné jusqu’à son dernier souffle dans la lumière éblouissante de la ville de la Rochelle, Nicole Avril décide d’apporter une pierre à l’édifice familial, une pierre angulaire, dont le seul objet est de répondre à la plus simple et la plus complexe des questions : Qui sommes-nous ? Des enfants de la guerre, ce qu’étaient ses parents, ce qu’elle fut elle-même, des amoureux qui se sont passionnément aimés et les archives familiales dont elle est désormais la seule détentrice regorgent de l’amour que Monsieur et Madame Avril se sont porté. « Depuis que tu n’es plus là, c’est ma propre vie que je me suis mise à survoler. On la dirait vue d’avion et ce livre s’écrit à la manière d’un compte à rebours. » La jeunesse de ses parents, leur rencontre, sa naissance, la Seconde Guerre mondiale, l’enfance et l’adolescence à Lyon, les vacances à Nieul-sur-Mer, le premier amour et l’avortement en Suisse, la vie à Paris, le mannequinat, le premier livre, Nicole Avril raconte tout, se dévoile sans pudeur avec le talent de ceux qui peuvent rendre un itinéraire universel.

Quel était le moteur qui vous animait ?

Je voulais dire à mon père tout ce que je ne lui ai pas dit alors qu’il n’est pas là pour l’entendre. J’ai voulu construire une cathédrale de mots, je n’en suis peut-être pas capable, mais j’ai essayé. Je me suis rendue compte que je n’avais jamais dit à mes parents ce que j’ai écrit parce que je n’osais même pas le penser lorsqu’ils étaient vivants. La disparition libère la pensée, mais surtout la mort met un point final à quelque chose qui existait. J’ai vécu cela comme lorsque j’écris un livre, je serais totalement incapable de parler d’un livre alors qu’il n’est pas fini, même à la personne la plus intime ; je crois que là c’est la même chose, je ne pouvais pas le penser tant c’était encore en devenir. Cela se passait avec tellement d’amour, je ne pouvais pas installer une distance, et par conséquent y installer mes mots. On reconstruit l’histoire comme on fait de l’archéologie. J’ai mené une enquête. Et j’ai rapidement saisi de nombreuses choses, notamment qu’il était important de ne pas tout dire. Qu’il fallait aussi laisser mûrir les choses. Écrire ses confessions dans un premier livre est une erreur, on n’a pas le recul ni les moyens techniques de cette écriture-là, et c’est une déperdition de matière formidable, c’est le terreau de toute l’œuvre. J’ai écrit pour recoller des pièces un peu éparses de moi-même qui sont peut-être à l’origine de certains de mes livres, consciemment ou non ; là je tente de construire la mosaïque, et il était plus facile de m’adresser à mes parents sur le papier, pas en face à face.

On a l’impression que l’on est dans une famille dans laquelle l’on parle peu. On a du mal à imaginer que dans une famille de trois personnes, il y a autant de non-dits.

Il y en a plus quand on est trois que dans une fratrie, dans une fratrie il y a une compétition de la parole et de l’amour. Quand on est sûr d’être entendu, on pense qu’on a toujours le temps et on attache beaucoup plus d’importance à des petites choses, on repousse la parole. Il était rapidement devenu évident que je ne parlais plus le langage de mes parents et que je ne partageais pas leurs idées. J’avais fait des études, j’avais changé, j’avais choisi un autre chemin, je me séparais d’eux. Avec mon père pourtant, on s’est dit des choses sans parler, ce que je reconstitue de sa vie avant moi, qu’il ne m’a pas racontée, n’est pas totalement faux. Pour preuve, la chanson que j’ai choisie pour sa crémation, La Mer de Charles Trenet, est celle dont il a écrit les paroles in extenso quelques jours avant sa mort.

On ne peut pas lire ce livre sans penser à une étude de la France telle qu’elle a évolué durant le siècle passé. Un siècle que vos parents ont traversé.

Oui, et c’est cette banalité qui devient presque extraordinaire. Ma mère est née le 1er janvier 1914, son père était l’un des premiers morts de la Première Guerre mondiale, elle ne l’a jamais connu. Sa mère s’est remariée avec un administrateur du Congo qui est le représentant idéal de ce qu’a été le colonialisme européen. Moi je suis née en 1939, mes parents s’étaient connus en 1936, ils voulaient un enfant, ils repoussaient la date, ils ressentaient un danger, ils ont attendu, et au moment de Munich, ils se sont dits qu’il n’y aurait peut-être pas la guerre. J’ai été conçue deux mois après les fameux accords, et ma mère a vu son mari partir pour la guerre avec sa fille de deux semaines et elle a pensé que je serai une orpheline comme elle, c’est tragique. Mes parents ont souffert des deux guerres. Je pense que ceux qui ont vécu au XXe siècle ont été traversés par tout ce qu’il s’est passé, même s’ils n’ont pas été des acteurs majeurs, ni des héros ni des collabos, des grands intellectuels ou des personnages héroïques. Nous avons été tous dans notre intimité frappés par ces événements. L’histoire et la politique nous ont totalement construits, non pas par idéologie, mais parce que, quelle que soit notre place sociale, nous avons été les témoins dans notre chair de ce qui s’est passé, en ce sens je suis Sartrienne, on ne peut pas rester à l’écart du monde et de son mouvement.

Ce nouveau livre reçoit un excellent accueil, il ouvre de nouvelles perspectives.

Ce qui me frappe, c’est que les premiers lecteurs ou les personnes qui m’interrogent me parlent d’eux-mêmes, de leurs familles, de moments précis, comme s’ils étaient renvoyés à leur propre vie, à leur comportement devant leurs parents et leur combat dans la vie, c’est étrange et c’est normal, je pense que j’ai touché une corde sensible.

Tout au long de la lecture de ce livre, on ne peut ne pas penser à celui d’Annie Ernaux : Les années.

La comparaison me flatte. Je pense que la finalité est la même avec des moyens différents, elle a choisi l’anticonfession, l’antimémoire ; j’ai beaucoup aimé ce livre, je l’ai lu alors que j’étais en train d’écrire mon voyage, je l’ai ressenti comme un aide-mémoire, elle fournissait beaucoup de matière, mais une matière un peu congelée, elle avait supprimé toute émotion, dans la veine du nouveau roman, alors que, j’ai choisi, au contraire, l’émotion et la chair..
 
 
Hannah / Opale
« Je suis Sartrienne, on ne peut pas rester à l’écart du monde et de son mouvement »
 
2020-04 / NUMÉRO 166