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Rencontre
Abbas Beydoun : choisir volontairement l’illusion


Par Tarek Abi Samra
2014 - 03
De retour à son village après des années d’absence, Jalal trouve saccagée la maison de feue sa grand-mère : des villageois en ont forcé la porte, détruit les meubles, soupçonnant la vieille de sorcellerie ; Jalal demeure indifférent. Oisif dans la maison de son enfance, des réminiscences lui effleurent l’esprit. Il résiste, méprisant la nostalgie, mais s’apercevant que ses souvenirs sont aseptisés de tout sentiment, s’y abandonne ‒ sauf que son passé, il se le rappelle comme si c’était celui d’un autre : son existence chez ses grands-parents après le départ définitif de ses parents pour l’étranger, son mariage, les femmes de sa vie, son activité au sein du parti communiste ; tout son parcours est évoqué avec un détachement et une froideur presque cruels.

À l’instar de ses romans précédents, le poète et journaliste Abbas Beydoun retrace dans Les guérisseuses l’itinéraire d’un personnage typique : l’intellectuel d’origine chiite ayant passé par l’engagement marxiste durant la guerre. Or, cette fois-ci, Jalal, son protagoniste, se caractérise par un trait pour le moins atypique : jamais déçu dans ses convictions idéologiques, il discerne par avance leur statut illusoire, ne les adoptant ni par cynisme, ni par arrivisme, mais par une sorte de désenchantement préalable, originaire, similaire à la léthargie qu’il manifeste dans sa vie de tous les jours.

Commençons par Jalal et son trait de caractère le plus saillant : sa passivité. Il se contente d’analyser froidement les éventualités possibles d’une situation quelconque sans prendre aucune résolution. C’est comme s’il déléguait toujours son choix à quelqu’un d’autre… 

Jalal est un personnage négatif, un antihéros par excellence, non seulement ordinaire et banal, mais extrêmement passif, renonçant complètement à prendre des décisions. Il demeure inerte, dans un état de perpétuelle attente, jusqu’à ce que le destin, le hasard ou les autres le mènent quelque part. Ce sont toujours les femmes qui l’abordent, le choisissent, jamais le contraire…

Comme Sobhiyeh sa voisine, frappant à sa porte au début du récit, lui apportant à manger, voulant nettoyer sa maison, et qui, aux toutes dernières pages, finit par lui proposer indirectement de se marier avec elle. Il ne peut qu’acquiescer, même si elle ne lui plaît pas particulièrement.

Oui, c’est comme s’il se disait : « c’est pas aussi mal que ça », comme s’il passait sa vie à se répéter : « c’est pas aussi mal que ça ». Il en est ainsi de son rapport au parti communiste : y adhérer ne fut jamais une question d’engagement ou même de préférence ; il s’y est tout simplement laissé conduire par son entourage et les circonstances. Prendre une décision est en somme au-dessus de ses forces, et ce manque d’énergie explique aussi son évitement de la nostalgie. Se croyant antiromantique, froid, réaliste, il pense que la nostalgie le dégrade, ne lui convient point, et ceci n’est pourtant qu’une image illusoire qu’il aime entretenir et contempler, une sorte de mythe personnel ; car il est au fond nostalgique mais n’a pas l’énergie requise pour éprouver ce sentiment – ça le fatiguerait trop. Il ne faut toutefois pas le confondre avec des antihéros comme ceux de Camus – Meursault par exemple, qui s’en va à la plage et rencontre une femme juste après l’enterrement de sa mère. Jamais Jalal ne ferait chose pareille ; il est incapable de rien de grand, c’est au-dessus de ses capacités. Il peut réussir socialement, devenir un responsable au sein du parti, mais son attitude négative, son anti-héroïsme le placent toujours dans la zone de la médiocrité. Sa négativité est en quelque sorte naturelle, normale, généralisable, comme si elle était enracinée en chacun de nous. Peut-être que toute ma génération, celle des intellectuels de gauche, fut-elle caractérisée par cette négativité.

Que voulez-vous dire par ce terme ?

Nous fûmes une génération qui a créé son mythe personnel. Comme Jalal devenu communiste par résignation, nous étions face à une impasse sans avoir de choix véritables. Nous nous sommes ainsi rués vers le nationalisme arabe et le communisme par réaction contre l’isolement et l’aliénation que nous éprouvions au sein de nos communautés confessionnelles et de la société libanaise en général, sans pour autant jamais croire en l’avènement du socialisme ou de l’unité arabe. N’étant pas des imbéciles, nous savions par avance que nos causes étaient perdues ; en effet, c’est pour cette raison précise que nous les avions adoptées, c’est là que résidaient notre négativité : nous forger consciemment un mythe, le vouloir pour sa nature illusoire, le choisir parce que sa réalisation dépasse nos forces. Être communiste ne représentait qu’un titre, une étiquette nous permettant de nous positionner vis-à-vis d’autrui, de lui adresser la parole, d’avoir un semblant d’identité, de nous créer un refuge hors du réel où nous pouvions nous sentir exister ; nous étions conscients de l’illusion au moment-même. 

L’engagement communiste est un de vos thèmes récurrents ; il en est aussi question dans votre précédent roman Sa‘at el-takhallie (L’heure fatale).

C’est parce que je ne peux écrire que des récits traitant de la destinée d’intellectuels de ma génération. Ma connaissance du réel vient de là, de ma vie parmi ce genre de personnes. Écrire sur un quartier populaire à l’instar de Naguib Mahfouz me paraît impossible. Tous mes romans parlent d’intellectuels, et le marxisme me semble avoir été une étape incontournable de leur trajectoire. Pour être plus sincère et précis, je dirais plutôt que je parle de personnes qui me ressemblent beaucoup par certains de leurs aspects, c’est-à-dire d’intellectuels chiites ayant passé par le marxisme. J’écris en quelque sorte sur moi-même en écrivant sur eux.

Vous évoquez dans Les guérisseuses une boutique de tailleur toujours bondée de communistes ; la fréquenter suffit pour être considéré comme un des leurs. Peut-on dire que vous montrez ici, et même ailleurs, que vos personnages ne s’intéressent guère au communisme en tant que tel, celui-ci n’étant qu’un moyen de satisfaire leur besoin d’appartenance ?

Absolument. J’ai tenté dans ce roman de démystifier le parti communiste, de dévoiler à quel point il était ordinaire et banal, inextricablement lié au tissu social et local, ancré dans la vie de tous les jours ; à quel point ses membres étaient des personnes communes, y apportant tout leur héritage culturel et familial. Le communisme ne fut jamais autre chose. La contamination du communisme par l’héritage culturel transparaît aussi à travers l’un des personnages de Sa‘at el-takhallie, un responsable du parti qui conçoit un parallélisme entre chiisme et communisme : il suppose que le gouvernement du docte (Velayat-e faqih) aboutit naturellement à la dictature du prolétariat, que la foi religieuse et la croyance au matérialisme historique sont à peu près une seule et même chose.

Vous êtes depuis longtemps un poète reconnu, et votre premier roman ne date que de 2002 ; qu’est-ce qui vous a conduit vers la fiction si tard dans votre carrière ?

Ça m’est venu d’une manière spontanée. En effet, l’idée d’écrire des romans n’a jamais été très éloignée de moi car j’ai toujours aimé la prose – mes poèmes sont en prose ; et cette prédilection pour la prose s’enracine probablement dans mon sentiment que la poésie est un art inhibé, refoulé, l’art de ne rien dire que par allusion. Un poème dit très peu et d’une manière très indirecte, voilée. C’est un texte silencieux alors qu’un morceau de prose est parlant. 

Pouvez-vous détailler cette comparaison entre prose et poésie ?

J’écris des romans pour pouvoir m’exprimer et parler de la vie telle que je la connais, tandis que je suis extrêmement vigilant à ne laisser rien de personnel s’immiscer dans la poésie, celle-ci étant un despote qui exige le sacrifice de la personnalité de l’auteur. Je préfère ne pas employer ce terme à cause de ses connotations religieuses, mais ce qu’on désigne communément par inspiration résume le mieux l’essence du travail poétique. Le poème vous choisit, non le contraire ; le poète se contentant alors du rôle de l’intermédiaire qui s’efface pour que la langue puisse parler à travers lui. 
Au contraire, la fiction, n’exigeant pas cet effacement de soi, permet à l’écrivain d’exister en tant qu’individu. L’espace romanesque m’accorde beaucoup plus de liberté pour parler de ce que je connais, d’évoquer la vie que je partage avec les autres, ma culture, mon époque et l’histoire de ma société. Composer des récits est une compensation à l’ascèse de la création poétique ; comme individu vivant dans ce monde, j’y trouve plus de plaisir, plus de satisfaction narcissique, moi qui ne sait si je suis effectivement un romancier. 

Mais qu’est-ce qu’un romancier ?

J’imagine le romancier comme quelqu’un de très engagé dans la vie réelle, qui connaît ses plus petits détails, ses tours et détours, ses incidents et ses anecdotes, et non pas une personne comme moi dont la relation au réel est très neutre, qui s’y tient à l’écart. Je ne sais si une telle personnalité convient à l’activité de romancier. Je ne savais même pas au début si j’étais poète ou non. Mais ce genre de questions ‒ « Suis-je romancier ? », « suis-je poète ? » ‒ ne m’intéresse pas.





 
 
© Stéphane Barbery
« Je parle de personnes qui me ressemblent beaucoup par certains de leurs aspects, c’est-à-dire d’intellectuels chiites ayant passé par le marxisme. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Les guérisseuses (al-Chafiyat) de Abbas Beydoun, Dar al-Saqi, 2013, 336 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166