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Rencontre
Diane Mazloum en quête de sens


Par Alexandre NAJJAR
2014 - 04
Diane Mazloum vient de publier, aux éditions Stock, son premier roman intitulé Beyrouth la nuit. L’auteure, dont le manuscrit, envoyé par la poste, a été retenu par plusieurs éditeurs français, dont Gallimard,  nous fait pénétrer dans un univers étrange, onirique, où évoluent six personnages bercés par la lumière des néons et la musique de la nuit beyrouthine. Rencontre avec une romancière prometteuse.

Ce qui est atypique dans votre parcours, c’est que vous venez d’un univers plutôt scientifique…

Je suis née à Paris et j’ai grandi à Rome où j’y ai fait toute ma scolarité dans une école française. J’ai commencé des études d’astrophysique à l’Université Pierre et Marie Curie à Paris, ensuite je me suis tournée vers le design à l’Université américaine de Beyrouth. En 2009, j’ai publié un récit graphique, Nucléus en plein cœur de Beyrouth City.

Ce premier livre, justement, était un pavé dans la mare. Où situez-vous Beyrouth, la nuit par rapport à Nucléus ?

Nucléus a été un projet très ludique et presque instinctif dans sa réalisation. Je dirais que c’est vraiment un projet de jeunesse. Avec Beyrouth, la nuit j’ai voulu construire en toute conscience un petit édifice de fiction avec toute la maturité, la discipline et les outils requis. 

La structure de votre roman est inhabituelle. Pourquoi toutes ces histoires qui s’imbriquent ?

Mon roman se déroule à Beyrouth pendant la Coupe du Monde 2010. Six jeunes gens, chacun en proie à une prise de conscience, vont se démener avec eux-mêmes tout au long de la nuit : Marylou détruit les souvenirs de ses anciennes amours, Kamal apprend la mort tragique de la fille d’un soir, Anis se retrouve avec une heure à tuer avant le match, Osman désespère de passer la nuit avec la femme aimée, Zalfa se languit des retrouvailles avec son premier amour d’il y a dix ans et Olivia est embarquée au poste de police. On les surprend à l’instant où la réalité les rattrape méchamment, cette nuit d’été va bouleverser leur destin. Et puisque tout se passe en une seule nuit, j’ai choisi de respecter la chronologie temporelle des événements. Un peu comme dans le film Short cuts de Robert Altman, on quitte un personnage, pour le retrouver un peu plus tard et passer à un autre personnage, et ainsi de suite au fil de la nuit. Ce foisonnement de séquences et de protagonistes est aussi pour moi une façon d’illustrer le chaos beyrouthin sans le décrire explicitement. C’est toujours difficile pour un auteur libanais de ne pas parler de Beyrouth, du Liban ou de la guerre, et avec ce roman, je ne voulais pas que Beyrouth soit le sujet de livre. Le sujet, ce sont mes six personnages qui circulent, se croisent et s’esquivent sur une toile de fond beyrouthine.
 
Vos personnages oscillent autour de la trentaine, ce sont de jeunes adultes, et pourtant, on voit qu’ils ont beaucoup de mal à grandir. Pourquoi ?

En effet, moi aussi je les qualifierais de filles et de garçons plutôt que de femmes et d’hommes. Ils font partie de cette fameuse génération Y d’adolescents urbains, à cheval entre les valeurs traditionnelles et le culte de la liberté individuelle, génération qui, au Liban, coïncide avec la génération des bébés de la guerre, c’est-à-dire la génération de ceux qui sont nés pendant la guerre. Qu’ils l’aient vécue de près ou de loin, ils en portent tous les séquelles : surprotégés, gâtés, pas assez enracinés mais pas complètement nomades, identité plurielle et manque de sentiment d’appartenance, manque de repères, manque de confiance en l’avenir, ils vivent dans des bulles. Mais dans la vie réelle, ils ont presque atteint un point de non-retour, le royaume du possible est à deux doigts de leur claquer la porte au nez, un infime dérapage peut coûter cher. Ils poussent leur cri de détresse dans la nuit, mais c’est un cri étouffé.
 
Beyrouth, la nuit n’est pas un texte « politique », engagé, ce qui est assez rare quand on aborde un sujet aussi polémique que Beyrouth.

Je ne crois pas que ça soit dû au fait que j’ai grandi en Italie, et donc loin de la guerre, je pense surtout que je suis de ceux qui n’éprouvent aucun intérêt pour la barbarie en général, ainsi que pour toute manœuvre économique et confessionnelle, si bien qu’une politique de détachement et d’émerveillement s’est vite imposée à moi. Tout ce qui se passe dans la région me paraît tellement absurde que je ne peux que rester à l’écart et contempler. Comme mes personnages, d’ailleurs, qui surfent sur l’hostilité de l’environnement. Ils cherchent d’autres points d’accroche. Ils n’ont pas encore baissé les bras, ils continuent de chercher. Ils sont avant tout humains avec leurs désirs, leurs angoisses, leurs fantasmes, et c’est ce qui compte le plus finalement.
 
Vous écrivez assez librement, sans tabous. Cette démarche, qu’on retrouve d’ailleurs chez de nombreuses romancières arabes contemporaines, est-elle difficile à mettre en œuvre dans un pays comme le Liban ?
 
Il est vrai que le poids des tabous, des conventions et du qu’en dira-t-on pèse encore pas mal au Liban. Mais c’est de la fausse pudeur. En réalité, la société est très libre et libérée. En tout cas la société dont je parle. Parce qu’il existe bien sûr plusieurs réalités sociales à Beyrouth. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas le choix. Ce serait une énorme aberration, voire même inconcevable, de modeler une écriture par souci de pudibonderie. 

En quoi la nuit de Beyrouth est-elle différente des autres nuits ?

Elle est magnétique. C’est indescriptible, et peut-être que c’est dû à la mer, à l’air, à l’humidité, aux montagnes, ou à un mélange de tout ça, mais elle a quelque chose de magique et d’inexplicable, un peu comme une mauvaise maîtresse, ou un amant, celle ou celui qu’on aimerait quitter sans jamais y arriver tellement on l’a dans la peau.



 
 
D.R.
« Ce foison-nement de séquences et de protagonistes est  pour moi une façon d’illustrer le chaos beyrouthin. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Beyrouth, la nuit de Diane Mazloum, Stock, 2014, 208 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166