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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre

Professeur de lettres, critique et journaliste à La Quinzaine Littéraire depuis 1985, Norbert Czarny est aussi l’auteur d’un roman, Les valises, paru en 1989 et récompensé par le prix Roland de Jouvenel de l’Académie Française. Pourtant, c’est avant tout comme passeur qu’il se définit. Il sera bientôt à Beyrouth où il assurera des formations à la critique littéraire. Nous l’avons rencontré pour parcourir avec lui les rayons de la rentrée et évoquer le rôle de la critique littéraire.

Par Georgia Makhlouf
2014 - 09
La Quinzaine Littéraire occupe une place à part dans le paysage de la critique littéraire en France. Quels sont pour vous la vocation de ce magazine et le rôle de la critique littéraire??

La Quinzaine Littéraire, c’est avant tout l’œuvre d’un homme, Maurice Nadeau, immense éditeur, grand découvreur de talents. La liste est longue des écrivains qu’il a fait connaître aux lecteurs français et parmi lesquels on peut citer Claude Simon, Thomas Bernhard, Malcolm Lowry, Georges Perec, Maurice Bataille, Michel Leiris, Roland Barthes, Nathalie Sarraute, Henry Miller, Leonardo Sciascia, Witold Gombrowicz, J. M.Coetzee, etc. Pourtant, sa publication traverse régulièrement des difficultés financières. Une vente aux enchères est même organisée en 1976 pour la sauver, avec la participation de personnalités comme Pierre Soulages, Samuel Beckett, Henri Michaux ou Nathalie Sarraute. Il faut savoir que La Quinzaine est un journal indépendant, sans publicité, et qui doit donc pour survivre, compter sur l’engagement bénévole de tous ses collaborateurs, hormis deux ou trois d’entre eux qui sont rémunérés. Indépendance à tous les égards bien évidemment, c’est-à-dire vis-à-vis des pouvoirs économiques, politiques ou culturels, ce qui signifie que nous ne subissons aucune pression de la part des éditeurs. Nous avons des affinités certes, sommes particulièrement attentifs au travail de certains éditeurs et auteurs dont nous suivons le travail au fil des ans et que nous souhaitons soutenir et promouvoir, mais tout cela dans une très grande liberté. Je dirai pour finir que La Quinzaine Littéraire n’est pas prescripteur auprès du grand public, mais jouit d’un grand prestige. Nos chroniques sont souvent reprises par les autres médias et par les éditeurs eux-mêmes qui en publient des extraits sur leurs sites. 

Comment s’opèrent vos choix, quant aux livres/auteurs que vous allez chroniquer??

Disons que certains auteurs n’ont pas besoin de nous pour trouver leurs lecteurs – Amélie Nothomb serait l’illustration parfaite de ce cas de figure – et d’autres écrivent des textes qui ne correspondent pas à l’idée que nous nous faisons de la littérature, Marc Lévy par exemple. Nous aimons aller chercher dans les coins, découvrir de nouveaux talents et c’est pourquoi nous sommes très attentifs aux premiers romans. Nous avions par exemple très tôt soutenu Les bienveillantes et L’art français de la guerre qui ont été récompensés par deux Goncourt. Nous suivons aussi de façon systématique Les éditions de Minuit et leurs auteurs, Julia Deck, Éric Chevillard, Hélène Lenoir ou Jean Echenoz entre autres. Nous défendons aussi l’idée que la littérature se construit sur le long terme et nous accompagnons certains auteurs tout au long de leur travail, Laurent Mauvignier ou Patrick Deville par exemple. Disons enfin pour finir que nous ne parlons que des livres que nous aimons pour les défendre et les encourager. Nous ne détruisons pas les livres que nous n’aimons pas, il y a trop peu de place dans nos colonnes pour consacrer de l’espace à cela. 

Parlons un peu de ce phénomène typiquement français de la «?rentrée littéraire?».

La rentrée littéraire est avant tout un phénomène économique. C’est là que les éditeurs vont faire leurs plus gros tirages, propulser leurs «?locomotives?» telles qu’Olivier Adam ou Amélie Nothomb, avec des tirages de 50?000 ou 100?000 exemplaires pour commencer. C’est là aussi que sont lancés les «?poissons pilotes?», comme Julia Deck il y a deux ans, et qui est passée de 3?000 exemplaires au premier tirage à 40?000 exemplaires au final, grâce à une presse très élogieuse, en particulier la presse féminine. Il y a aussi «?la cavalerie?», c’est-à-dire les titres qu’on publie sans nécessairement avoir les moyens financiers nécessaires, mais on espère que les locomotives vont permettre de financer ces premiers romans. Gallimard par exemple publie quinze romans pour la rentrée en escomptant et des locomotives et de belles surprises. La deuxième raison à ce phénomène de la rentrée est culturelle?: disons que c’est la dernière chose qui reste d’un rêve français, d’un patrimoine menacé, d’une culture singulièrement amaigrie. Pendant quelques semaines, on va beaucoup parler de livres, manière de perpétuer ce rêve qui n’est plus. La rentrée serait comme un long festival littéraire qui démarre le 20 août et se termine avec les prix.

Quel regard portez-vous sur les prix justement??

Les prix ont un double enjeu, esthétique et économique. Un Goncourt permet d’acheter un appartement dans un bon quartier de Paris ou de vivre tranquillement pendant quelques années. Grâce au Goncourt, Duras a pu acquérir une incroyable notoriété et finir sa vie dans une grande aisance matérielle. Un prix permet aussi à un éditeur de sauver une année. Mais avant même l’obtention des prix, des listes circulent avec des noms, alimentent des rumeurs et mettent en lumière des livres et des auteurs, ce qui est très positif. On dit beaucoup que les prix se sont dégagés des pressions et des influences qui s’exerçaient sur eux. Mais la question esthétique a peu à voir avec la question des influences. L’an dernier pour le Goncourt, en face de Pierre Lemaître, il y avait Jean-Philippe Toussaint. Si on avait voulu récompenser un écrivain qui figurera un jour, ou même figure déjà parmi les classiques, on aurait choisi Toussaint. Mais là, on a voulu primer un grand roman populaire et donner un coup de pouce aux libraires. Soulignons aussi que les jurys manquent souvent d’audace. Le Médicis a été créé pour récompenser la singularité, or c’est peu souvent le cas. Olivia Rosenthal l’obtiendra t-elle cette année?? Ou Hedwige Jeanmart qui a publié un superbe roman chez Gallimard, Blanès?? 

Parlons donc de vos coups de cœur de cette rentrée.

J’ai passé mon été à lire, pas moins de quinze romans, parmi lesquels j’ai trouvé beaucoup de belles choses. Tout d’abord Chant furieux de Philippe Bordas chez Gallimard. C’est un roman qui parle de foot et de Zinedine Zidane, mais le fait dans une langue magnifique, proche de Saint-Simon ou Chrétien de Troyes, alors que l’auteur est né et a grandi à Sarcelles. J’ai lu Julia Deck et j’avais peur d’être déçu, mais ce second roman, Le triangle d’hiver, est encore meilleur que le premier. Il y a aussi le dernier roman de Patrick Deville, Viva, étonnant parallèle entre Léon Trotski et Malcolm Lowry, tous deux partis se réfugier au Mexique dans les années 1930. Mes goûts interviennent bien évidemment dans ces choix, et j’aime tout particulièrement l’imbrication d’une histoire dans l’Histoire, ce que Deville fait à merveille. Il y a aussi mes auteurs de chevet, Modiano par exemple. Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, son dernier roman, est en quelque sorte un remix de Remise de peine. J’aime aussi beaucoup les frères Rolin, deux grands virtuoses dans des genres différents. Je suis moins enthousiasmé que certains par Le Royaume d’Emmanuel Carrère. On y trouve de très beaux passages, mais on s’y perd un peu. Olivier Adam se répète avec Peine perdue?; sa langue m’ennuie, c’est une langue plus cinématographique que littéraire et ses thèmes qui ont trait à la France de la crise, deviennent un peu lassants. Citons aussi Autour du monde de Laurent Mauvignier qui a pour centre le tsunami de mars 2011 et dont l’écriture me touche beaucoup, ou encore Pas pleurer de Lydie Salvayre qui raconte la guerre civile espagnole par deux voix entrelacées, Centrale d’Elisabeth Filhol ou Faux nègres de Thierry Beinstingel. Et pour finir le dernier Éric Reinhardt, L’amour et les forêts, qui est précédé d’une rumeur fort élogieuse mais que je n’ai pas encore lu. 

Quel regard portez-vous sur cette littérature française contemporaine que vous observez depuis longtemps et avec beaucoup d’attention??

Je dirais qu’elle est beaucoup plus ouverte sur les enjeux de société qu’il y a une dizaine d’années où elle était dominée par le moi/je. Je citais Beinstingel à l’instant. Son roman raconte l’histoire d’un homme qui a vécu vingt ans au Moyen-Orient où il exerçait la profession de fixeur et qui est rapatrié en France contre son gré. Il se retrouve dans la Haute Marne, dans un petit village qui a voté à 90% pour Marine Le Pen aux dernières élections et il va décider de mener l’enquête pour comprendre ce qui a mené les habitants à basculer ainsi dans l’extrême-droite. Tous les romans d’Olivier Adam sont eux aussi fortement ancrés dans les problèmes de cette France en crise. Globalement, je trouve cette littérature extrêmement vivante, ouverte sur les enjeux contemporains et écrite dans un style souvent épatant. 

Vous avez publié un roman en 1989, puis plus rien. Pourquoi cela?? 

Je suis professeur, formateur, critique littéraire et je pourrais dire que je manque cruellement de temps. Peut-être y a-t-il aussi une part de peur. Mais pour l’essentiel, je me vois comme un passeur. Ma vocation profonde est la critique littéraire et la critique est pour moi un travail de pédagogie avant tout. L’un de mes modèles est François Truffaut qui savait parler des films avec clarté et force de conviction?; il donnait envie d’aller voir les films. La critique littéraire est également pour moi une bonne façon d’apprendre à réfléchir et à argumenter et je l’enseigne à mes étudiants dans cet esprit. Je suis un timide, je n’aime ni les mondanités ni les débats où il faut savoir être provocateur, avoir le goût de la formule qui frappe. Je suis quelqu’un de l’écrit et j’ai surtout envie de transmettre et de donner envie de lire.

 
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Dans le cadre de son action culturelle, la Librairie el-Bourj invite M. Norbert Czarny au Liban du 26 au 30 septembre 2014. Soutenu par le Centre National du Livre, en partenariat avec l’Institut Français au Liban, l’Agence Universitaire de la Francophonie et le département des Lettres de l’USJ et en collaboration avec L’Orient Littéraire, la librairie offre un programme de grande qualité littéraire.

Les rencontres avec M. Czarny s’adresseront au grand public et auront lieu à la Librairie el-Bourj, à Beyrouth, à Jounieh et à Zahlé. Il parlera de ses choix de livres basés sur les titres de la rentrée littéraire 2014. Il s’adressera aussi aux étudiants en lettres françaises et leurs enseignants, participants au prix littéraire «?Liste Goncourt / Le Choix de l'Orient?». Par ailleurs, M. Czarny discutera du métier de critique littéraire avec des journalistes et responsables des pages culturelles de la presse libanaise.

Le programme détaillé de ces rencontres sera communiqué vers le 15 septembre. 

 
 
D.R.
« Un Goncourt permet d’acheter un appartement dans un bon quartier de Paris ou de vivre tranquillement pendant quelques années. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166