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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Laurent Borderie
2015 - 04
Patrick Rambaud aurait pu être l’un des plus grands feuilletonistes de notre temps si ce genre littéraire était encore à la mode. Mais l’écrivain n’est pas à bout de ressources. Patrick Rambaud a décidé de s’illustrer dans les récits historiques et après la grande fresque napoléonienne qu’il a livrée à la fin des années 1990 et au début des années 2000, il a su renouveler l’art de Saint-Simon en devenant le chroniqueur des années Sarkozy, le scrutateur des petitesses de la cour de «?Nicolas l’agité?». Le succès de cette saga a permis à un genre nouveau de naître, celui de la chronique subjective, un art dans lequel Rambaud excelle. Après six tomes salués par la critique et le public, l’écrivain a décidé de faire une cure de désintoxication politique et un grand bon arrière. Il y a 2500 ans, en Chine, au pays de Song, entre le fleuve Jaune et la rivière Houaï, naissait Tchouang Tseu parmi une nuée de servantes qui s’occupent tendrement de lui et de son père, Chou, chargé d’approvisionner les différents empereurs, ducs et rois successifs en filles dociles. Patrick Rambaud nous plonge au cœur des guerres sanguinaires, des luttes de pouvoir, des courtisans stupides des bandits les plus cruels qui pillent, violent et massacrent. Au fil des pages de cette vie totalement inventée de Tchouang Tseu, Patrick Rambaud réussit à nous faire découvrir la campagne chinoise, ses paysages brumeux dans lesquels la nature est reine au point de devenir le cœur même de la pensée de ce philosophe atypique auquel l’on attribue la paternité du taoïsme et qui est considéré comme le premier écrivain chinois. D’une plume légère, résolument moderne, Patrick Rambaud donne chair à un homme dont il ne reste presque aucune trace et auquel il prête les mots suivants?: «?La laideur de ce monde voyez-vous, c’est de croire qu’il nous appartient.?» Grâce aux sources qu’il est allé puiser, il réussit à dresser le portrait tendre, vif et contemporain d’un penseur qui pourrait être de notre époque. Un homme que l’on se garderait d’imaginer totalement cynique. Un amoureux de la vie et des plaisirs qu’elle offre. Un homme qui préfère s’assurer que son ventre est plein plutôt que d’accepter la proposition d’un roi qui souhaite le faire Premier ministre. Patrick Rambaud n’a-t-il pas écrit la vie de Tchouang Tseu en pensant aussi beaucoup à lui?? Le contraire serait étonnant. À la lecture de cette fresque qui nous emporte, on se laisse aller à imaginer une rencontre improbable entre Tchouang Tseu et Mao. Elle aurait été cocasse.

De nombreux lecteurs attendaient les nouvelles chroniques de François IV que vous aviez amorcées avec le dernier tome de la saga consacré à l’empereur Nicolas Ier. Et subitement, vous décidez de les prendre à rebours en écrivant la vie d’un grand sage chinois.

Je peux avouer que je l’ai fait exprès. Après six volumes successifs consacrés à Nicolas Sarkozy, je voulais prendre un peu de recul. Je pensais même que cela était fini dans la mesure où il avait perdu les élections. J’avais aussi et surtout besoin de respirer. Écrire ces chroniques était un travail de tous les jours. Je lisais toute la presse chaque matin, je compilais des documents, des articles. J’étais devenu un archiviste du président malgré moi. Je me retrouvais dans une position étrange, peu commune pour moi. Ce travail était devenu routinier et en outre, la colère que j’avais en moi s’est émoussée. J’ai donc décidé de prendre du temps pour moi et, avant de reprendre les chroniques de François IV, de me plonger dans un autre univers. Cependant, je me demande s’il est vraiment différent.

Pourquoi vous êtes-vous plongé dans la biographie imaginée de Tchouang Tseu??

Tchouang Tseu est un personnage que je fréquente depuis longtemps. Cela fait environ 40 ans que je m’intéresse à lui. À l’époque j’étais journaliste au journal Actuel et je me suis frotté à ce personnage surprenant. On sait si peu de choses sur lui alors qu’il a été le premier écrivain chinois à signer ses textes. Certes, ils ont été repris par ses disciples, mais il m’apparaissait important, à partir de ce que l’on savait sur son époque, sur sa famille aussi, de lui inventer une vie, de l’écrire comme une saga. Tchouang Tseu m’est apparu comme un homme à la pensée vive et moderne, sa vie méritait d’être inventée à partir d’éléments exacts, cela ne pouvait que me passionner. Tchouang Tseu est raccroché au Taoïsme, je trouve que cela est en partie inexact. La philosophie Taoïste est née un siècle après lui. À l’époque, les penseurs s’interrogeaient sur la vie éternelle alors que Tchouang est à l’inverse de cela. Il cherche le plaisir de la vie. Il refuse toutes les croyances, il les abhorre. À son époque, l‘idée de religion n’existe pas vraiment sur son continent. Tchouang estime que la croyance est une maladie dangereuse qui se propage dangereusement. En ce sens, on peut penser que cet homme est au cœur de l’actualité du moment. Et c’est aussi pour cela que j’ai décidé de me pencher sur son existence. Tchouang Tseu refuse l’idée de la modernité dont il explique qu’elle asservit l’homme avant de la servir. Je veux bien concéder qu’il y a peut-être un portrait de Patrick Rambaud qui peut se dessiner à travers celui de mon personnage mais si cela est le cas c’est vraiment en creux.

Comment avez-vous travaillé pour écrire la vie de Tchouang??

J’ai lu quantité de livres historiques sur son époque et ensuite je me suis mis au travail en cousant tout ensemble avec de nombreuses anecdotes et aphorismes recueillis dans ses écrits. Tchouang Tseu est l’exact contraire de l’homme contemporain. Il est nomade, vagabond, il diffuse sa pensée en marchant, en partageant avec tous ceux qu’il rencontre. J’ai été animé aussi par cette idée qui me hante. Je pense qu’il faut ralentir notre marche vers la modernité. Notre époque doit s’inspirer de la vie de Tchouang. Il est un homme dont la pensée avance sans cesse pourtant. Il est un contempteur du Confucianisme dans lequel il a été élevé et qui n’est pour lui qu’une philosophie de maître d’école. On note encore aujourd’hui que le confucianisme continue à diffuser et permet souvent d’asservir encore les populations.

Est-ce l’éloge de la perversion que vous avez voulu écrire?? Tchouang Tseu refuse tous les honneurs, toutes les charges pour ne se consacrer qu’à son plaisir.

Je dirai plutôt qu’il s’agit de l’éloge de l’éloignement des choses, de l’art de se mettre à l’écart. C’est un livre sur la liberté totale de choisir sa vie. Tchouang Tseu l’a très bien compris tout au long de sa vie, et fort bien décrit dans son œuvre. Il ne sert à rien de jouer de la flûte quand tout le monde autour de vous joue du tambour et ne veut entendre que le bruit assourdissant du tambour. Il faut se tenir à l’écart des choses, observer la vie des autres, la nature. Tchouang Tseu excelle dans cet art. De là à penser qu’il s’agit de subversion, je ne le sais pas. Dans notre monde peut-être?? Je pense plutôt qu’il s’agit de sagesse, de grande sagesse.

Cette vie de philosophe permet aussi de s’interroger sur la relation entre les philosophes et le pouvoir.

L’époque des royaumes combattants était une période brutale qui annonçait la fin de la féodalité. C’était une époque brutale durant laquelle les lettrés cherchaient du travail et allaient sur les routes pour proposer leurs services à différentes cours princières et nobles. Durant cette période, deux phénomènes cohabitent. Nous assistons à la création d’une administration, d’une vie de cour organisée et raffinée pendant que des armées entières se massacrent entre elles et massacrent des populations entières dans un raffinement qui ne fait qu’accentuer leur cruauté. Alors que les lettrés conseillent les princes, Tchouang Tseu, lui, les traite de bavards et les accuse de ne pas être sages. De tels faux sages, qui veulent avoir les oreilles de nos princes, existent encore. Ont-ils vraiment leur place là où ils le pensent??

À présent vous allez reprendre vos chroniques présidentielles françaises??

Oui et elles seront encore plus grotesques, à l’image de ce qui se passe actuellement dans le jeu politique français. Je suis à nouveau très mécontent de ce qui se passe, c’est un véritable tourment intime et passionnel. Il y a beaucoup de choses à écrire, à commenter, à remémorer aux lecteurs. Ces chroniques permettent de se rappeler tout ce qui s’est passé. De tout remettre en perspective plus facilement aussi. Suis-je un chroniqueur?? Mon objectif de base est très simple. Je souhaite simplement raconter des histoires sans jamais ennuyer personne. Le comique est plus agréable pour survivre.



 
 
D.R.
« Tchouang Tseu fait l’éloge de l’éloignement des choses, de l’art de se mettre à l’écart. C’est un livre sur la liberté totale de choisir sa vie. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Le maître de Patrick Rambaud, Grasset, 2015, 223 p.
 
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