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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Élisabeth Badinter, la femme qui ne recule pas
Philosophe, féministe et observatrice de l’évolution des mœurs dans les sociétés occidentales, Élisabeth Badinter vient de publier un essai virulent et controversé sur les enjeux de la maternité en Europe et comment de nouvelles normes s’imposent à la femme et remettent en cause sa liberté.

Par Lucie GEFFROY
2010 - 05

Depuis la sortie de votre ouvrage Le conflit, la femme, la mère, pas un jour ne s’est passé sans que vous ayez été invitée à la radio, à la télévision et dans la presse. Comment percevez-vous ces quelques semaines de marathon médiatique ?

Il y a eu effectivement une course médiatique importante et c’est une chance pour le livre. Mon objectif était d’adresser un avertissement, d’introduire un débat qui n’avait pas eu lieu. Je voulais donner écho à mon inquiétude de voir peser de nouvelles pressions très fortes sur les femmes dans les sociétés occidentales. L’allaitement, notamment, est passé du statut de choix à celui d’obligation, introduisant une culpabilisation importante. Je ne peux que me féliciter que les médias se soient emparées de ce sujet.


Votre livre a provoqué une grande polémique. Vous attendiez-vous à un tel déchaînement de réactions ?

Contrairement à ce qui s’est passé pour mes autres livres, les lectrices se sont scindées en deux groupes bien distincts : j’ai reçu autant de lettres de soutien que de lettres de reproches. Parmi les réactions publiques, la plus idiote est venue de Cécile Duflot (secrétaire nationale du parti vert Europe écologie) qui a dit que je n’avais rien compris au XXIe siècle pour la bonne raison que, selon elle, de nos jours, les hommes et les femmes se partagent de manière égale les tâches ménagères. Manifestement, elle n’avait pas lu mon livre dans lequel je fais état d’un rapport très récent (2009) de l’INED (Institut national des études démographiques) qui montre qu’en France, les femmes continuent à assumer 80 % des tâches ménagères.

Le conflit, la femme et la mère est sorti 30 ans, jour pour jour, après L’amour en plus dans lequel vous déconstruisiez la notion d’instinct maternel. Qu’est-ce qui vous a poussée à prendre la plume pour parler de nouveau de la maternité ?

Cela faisait environ quinze ans que je songeais à écrire la suite de L’amour en plus pour essayer de rendre compte de l’évolution du modèle maternel. J’avais donc ce projet un peu vague et général quand, un jour de 1998, j’entends à la radio Bernard Kouchner (à l’époque ministre de la Santé) annoncer que dorénavant, il n’y aurait plus de publicité pour le lait en poudre dans les maternités. Ça a été le déclic pour moi : on était clairement en train de faire pression pour que soit adopté un certain modèle de maternité. En écoutant par ailleurs de nombreuses jeunes femmes depuis 1998, j’ai fait le constat qu’imperceptiblement, la condition de la femme était en train de reculer. Mais la porte d’entrée du livre, ça a été l’allaitement.

Justement, selon vous, le choix de l’allaitement fait partie de ces nouveaux critères permettant de définir une « bonne mère ». Votre livre critique cette figure contemporaine de la « bonne mère » écolo et totalement dédiée au bien-être de son enfant. En quoi cette imposition normative menace-t-elle l’émancipation féminine ?

Quand un peu partout on plaide pour un allaitement long et le cododo (traduction de l’anglais co-sleeping) jusqu’à plusieurs mois après la naissance du bébé et que l’on explique avec des arguments faussement scientifiques que c’est bon pour le bébé, et quand en plus on conseille aux jeunes mères de laver les couches parce que c’est mieux pour l’environnement, eh bien on définit un nouveau modèle qui exerce une pression chez toutes les jeunes mamans. Plus généralement, cela redonne à la femme comme lieu naturel : la maison, le foyer. Quelle régression ! Savez-vous que maintenant, dans les grands hôpitaux parisiens, on déconseille la péridurale… au nom de la nature. On croit rêver.

Plusieurs chapitres de votre ouvrage analysent le discours de la Leche League, mouvement né aux États-Unis dans les années 1960, qui prône l’allaitement, le cododo ou la nourriture bio. Bien qu’il s’agisse encore d’un mouvement marginal en Europe (350 membres en France), ses recommandations ont été adoptées par plusieurs instances internationales (l’OMS, l’Unicef etc.). Comment ce glissement s’est-il opéré ?

La Leche League est un mouvement très conservateur, créé par des Américaines chrétiennes traditionnalistes. Leurs discours et leur idéologie ont trouvé des points de convergence avec d’autres mouvements complètement différents, comme ceux des écologistes radicaux. Leur credo commun : remettre au premier plan la nature, sous prétexte que nous avons été esclaves du consumérisme et avons tourné le dos à une certaine sagesse. Le succès de ces thèses a participé à un renversement idéologique. Le pire, c’est que les tenants du naturalisme se présentent comme d’avant-garde alors qu’ils sont rétrogrades au possible.

Depuis la publication de Fausse route en 2003 (où vous dénonciez notamment les enquêtes statistiques sur la violence conjugale qui ne donnent la parole qu’aux femmes), de nombreuses féministes vous contestent l’épithète de féministe. Que leur répondez-vous ?

L’épithète « féministe » n’appartient à personne. Être féministe, c’est militer pour l’égalité des sexes. Il y a plusieurs manières d’y arriver. Moi je suis proche du courant antiessentialiste. J’estime qu’il ne faut pas insister sur les différences entre les hommes et les femmes, sans quoi cela aboutit forcément à un discours victimisant à l’égard de la femme. À la proclamer constamment opprimée, on la dévalorise. Mais je ne conteste pas le titre de féministe aux tenantes du mouvement essentialiste.

« Le bébé est le meilleur allié à la domination masculine », écrivez-vous dans votre livre. Vous allez un peu loin, non ? Les pères s’investissent aussi dans l’éducation de leurs enfants tout de même.

Cette expression est provocatrice à dessein, même si elle résume en partie la thèse de mon livre. Si je n’ai pas traité le rôle des pères dans mon livre, c’est tout simplement parce que j’ai voulu me focaliser sur la maternité. Cela étant, le discours dominant sur la manière de « bien » élever son enfant peut aussi avoir un effet culpabilisant sur eux.

Vous avez fait partie de la mission d’enquête parlementaire sur la burqa. Vous paraît-il vraiment urgent d’interdire le port du voile intégral en France ?

L’année dernière, j’ai espéré qu’on puisse arriver à un consensus sans avoir besoin d’une loi. Les autorités musulmanes se seraient chargées de condamner officiellement la burqa. Mais elles ont été trop frileuses parce qu’elles étaient terrorisées par les salafistes. Par la suite, la proposition d’interdire la burqa par la loi a été complètement dénaturée par cet épouvantable débat sur l’identité nationale (lancé en France en novembre 2009). Je pense néanmoins, oui, qu’il est urgent d’agir dans ce domaine. Cacher son visage revient à refuser d’entrer en contact avec l’autre, à refuser la réciprocité. De plus, la burqa a pour effet de banaliser le voile. C’est cette banalisation qu’il faut combattre.


 
 
© Hélène Bamberger / Flammarion
« Impercepti-blement, la condition de la femme recule en Occident »
 
BIBLIOGRAPHIE
Le conflit, la femme et la mère de Élisabeth Badinter, Flammarion, 256 p.
 
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