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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre

Né en 1975 à Rome mais Turinois d’adoption, Andrea Bajani a exercé de nombreux métiers avant de se consacrer entièrement à l’écriture. Outre son travail de romancier, il a publié deux essais sur l’école et sur le travail précaire, et a également écrit pour le cinéma et pour le théâtre. En Italie, on voit en lui le chef de file d’une nouvelle génération de trentenaires qui associent exigence littéraire et engagement politique et social.

Par Georgia Makhlouf
2010 - 03
Son précédent roman traduit en français, Très cordialement, s’en prenait au monde du travail à travers la figure d’un DRH au cynisme sans limites et chargé de «?nettoyer?» une entreprise en supprimant des postes. Si tu retiens les fautes, paru cet automne chez Gallimard, a été salué par la critique comme un roman à la fois ambitieux et abouti. Il y raconte l’histoire de deux «?enfants » perdus, la mère Lula et son fils Lorenzo. Elle, une femme blessée, extravagante, éternelle adolescente, rejetée par «?une famille à paillettes?» parce qu’elle était «?née avec un défaut de fabrication?». Lui, son fils, accroché à elle comme un noyé à une bouée, et subissant ses frasques, ses départs incessants, ses retours de plus en plus improbables, ses mensonges, ou plutôt ses rêves brisés. Pendant ses absences, le garçonnet parcourt inlassablement du doigt la ligne qui part de la maison et dessine, sur une carte du monde scotchée au réfrigérateur, «?les ponts rouges jetés entre toi et moi?», c’est-à-dire les itinéraires que sa mère, avant de partir, a dessinés pour lui et dont les tracés le relient à elle. Elle revient les bras chargés de cadeaux. «?Il y en avait de tous les pays, des quatre coins du globe, voyage après voyage ma chambre devenait la mappemonde de ton absence quotidienne.?» Puis au fil des ans et des mensonges, Lorenzo n’attend plus. Jusqu’au jour où un télégramme lui annonce le décès de Lula. Le jeune homme part alors pour la Roumanie où sa mère s’était installée pour créer une entreprise en compagnie d’Anselmi, son associé, après avoir abandonné Lorenzo à son père adoptif. Il va alors découvrir le monde dans lequel elle vivait et dont il ne savait rien, cette Europe de l’Est qui a représenté pour de nombreux entrepreneurs européens un nouvel Eldorado, et en particulier Bucarest et ses environs sur lesquels plane toujours l’ombre maléfique d’un certain Ceausescu. Dans une langue sans fioritures et sans concession, Bajani construit un beau récit à deux voix, deux tempos narratifs, celui qui suit Lorenzo dans le dédale de ses souvenirs d’enfant, et celui, écrit au «?tu?», que Lorenzo adresse à sa mère disparue dans un hors temps chargé d’une tristesse retenue. Rencontre à Paris pour un échange plein de fougue et de passion avec un écrivain dont on n’a pas fini d’entendre parler.

L’écriture romanesque est venue chez vous après une écriture plus sociologique, ou documentaire. Percevez-vous ces deux registres comme complémentaires ou avez-vous abandonné l’un pour l’autre?? La littérature permet-elle de dire autre chose?? Ou les mêmes choses autrement??

Il y a pour moi une seule et unique façon de m’intéresser à quelque chose, une façon que j’emprunte à la méthode ethnologique et qui se résume en quelques mots très simples?: aller voir, aller sur le terrain, aller à la rencontre des acteurs sociaux dont je souhaite parler. Pour ce dernier roman, j’ai fait pendant un an plusieurs voyages en Roumanie. Je dois sentir les choses, et les sentir passe chez moi par le corps. La réalité est toujours mon point de départ, ensuite se construisent des thèmes qui demandent à être racontés d’une façon ou d’une autre?; le choix du registre se fait donc après. Je me sens toujours écrivain, quel que soit le support choisi, et quel que soit le genre. Les choses que j’ai vues, je les raconte comme un écrivain, c’est-à-dire en ayant toujours recours à l’intuition et à la poésie. Je ne suis pas un essayiste.
Et j’estime que mon travail d’écrivain consiste, non pas à trouver les réponses, mais à poser les bonnes questions, et à les articuler d’une certaine façon. Ce qui me semble être déjà considérable.

On parle de vous comme du représentant d’une nouvelle génération d’écrivains italiens qui cherchent à concilier la littérature et l’engagement. Est-ce comme cela que vous vous percevez aussi?? Pouvez-vous nous parler un peu du paysage littéraire italien??

Dans l’Italie d’aujourd’hui, être un intellectuel c’est être condamné à une très grande solitude. On ne prend pas les intellectuels au sérieux?; le lien entre les intellectuels et la société est faible, voire inexistant. On est dans le règne de l’«?entertainment?». On estime ainsi que le rôle d’un écrivain est de divertir et de raconter des histoires, qu’un écrivain est l’équivalent d’un chansonnier.
Il existe, certes, des relations entre intellectuels, entre écrivains, mais celles-ci restent de l’ordre de la sphère privée et ne pèsent pas vraiment sur le débat culturel. Il n’y a d’ailleurs pas de vrai débat en Italie et on s’y sent comme en exil. Quand je viens en France et que je suis invité à France-Culture, je peux parler sans avoir peur d’ennuyer et sans que la musique ne m’interrompe toutes les trois minutes. Ce qui est impossible en Italie où nous restons fondamentalement des marginaux dont la parole n’intéresse personne.
Cela dit, il est vrai que j’appartiens à une nouvelle génération d’écrivains, nés dans les années 70, et qui a une foi nouvelle dans la littérature, une réelle confiance dans sa capacité à faire bouger les choses. Nous pensons que la littérature permet de se révolter contre le langage. Les langues sont malades et l’un des symptômes de cette maladie s’observe dans le fait que nous utilisons de moins en moins de mots différents. Cet appauvrissement linguistique va de pair avec un appauvrissement de la pensée. Il est donc de notre responsabilité de choisir les mots avec lesquels nous voulons nous exprimer. Nous avons un rôle politique et nous devons nous engager à travers les mots et la pensée. Appartiennent à cette génération des écrivains tels que Vitaliano Trevisan, Marco Mancassola, Caterina Bonvicini, Ascanio Celestini, tous traduits en français.

Tabucchi, semble-t-il, admire beaucoup votre travail et a tenu à vous présenter lors de certaines rencontres littéraires qui ont eu lieu à Paris cet automne. Tabucchi est-il votre parrain en littérature??

Le lien entre Antonio Tabucchi et moi-même est très fort et c’est un lien qui prend sa source dans la littérature même. Après avoir lu mon dernier livre, Antonio Tabucchi est venu vers moi et il m’a écrit. Nous nous sommes rencontrés chez un ami commun à Paris, le peintre Valerio Adami. Notre terrain de rencontre a été la littérature, c’est-à-dire finalement une certaine idée que nous nous faisons tous les deux de la condition humaine, de la société, et du lien entre l’homme et la société. Les rapports entre la littérature et le pouvoir sont aussi un grand thème de discussion entre nous. Nous parlons beaucoup de cette Italie d’aujourd’hui, devenue si violente, et où les intellectuels ne peuvent même plus poser de questions. Tabucchi a été poursuivi pour avoir osé demander des comptes au président du Sénat. Et c’est lui, personnellement, qui est poursuivi et non le journal où il avait écrit. Et c’est la France qui s’en est émue et a lancé cette pétition internationale en sa faveur. La France et pas l’Italie. En Italie, il ne s’est rien passé.

Venons-en à votre roman. Le thème du travail vous a particulièrement sollicité, déjà dans votre précédent livre. Et ici à nouveau, votre roman se déroule en partie dans cette Europe des délocalisations d’entreprises. Pourquoi cela??

Parler du travail, c’est parler de la condition humaine. Quand des personnes commencent à se suicider pour des raisons en lien avec leur travail, ce n’est pas un problème économique, ce n’est pas un problème social, c’est un problème qui a à voir avec la condition humaine. Chaque époque a sa douleur. Et c’est le travail qui est le lieu de cette douleur aujourd’hui. Notre rôle d’écrivains est de trouver la langue qui nous permettra de raconter cette douleur, et la recherche du bonheur qui l’accompagne.

Vous traduisez une vision assez noire de cette Europe en pleine mutation. Pouvez-vous nous dire pourquoi?? Êtes-vous pessimiste sur l’avenir de ce projet européen??

C’est en effet une vision noire, non pas de l’Europe de l’Est seulement, mais de l’ensemble de l’Europe actuelle. Cette Europe occidentale qui va dans des pays pauvres ou qui connaissent de graves difficultés – en raison d’une histoire tragique, faite de guerres et de dictatures que ces pays ont traversée – et qui est heureuse que ces pays soient pauvres parce qu’elle peut ainsi moins payer leurs ouvriers. Le modèle occidental est un modèle emprunt de vulgarité et de violence, la violence coloniale et post-coloniale, la violence du capitalisme.
Moi j’ai une grande empathie pour ces pays en grande difficulté. Ce sont des pays qui ont fait confiance, attendu, espéré de ce modèle occidental. Il leur faut à présent comprendre que ce modèle ouvre des possibilités, mais que ces possibilités sont réservées à quelques-uns seulement. On est dans une logique de type Far West?: il faut se sauver, mais pour se sauver, il ne faut pas penser aux autres. Il faut accepter la violence sur laquelle repose ce modèle de société et l’utiliser pour se sauver soi-même. C’est le chacun pour soi à l’échelle de la planète.

Quant à la vieille Italie, incarnée ici par la terrifiante famille de Lula – avec ses frères robotisés et ses parents éternellement figés dans leurs traditions comme dans du formol –, elle ne s’en tire pas très bien. Vous avez un regard très critique sur l’aristocratie italienne, que d’autres ont dépeinte avec un œil beaucoup moins sévère.

Cette famille ne représente pas l’aristocratie italienne mais la mauvaise bourgeoisie qui a empoisonné l’Italie. Cette bourgeoisie fonctionne sur une rhétorique vide?: par exemple, on va à la messe le dimanche, mais on n’a pas la foi. On pense à T.S.Eliot et ses «?hollow men?». C’est une bourgeoisie sans culture et qui ne croit qu’à l’argent. Et c’est cette même bourgeoisie qui a élu Berlusconi et qui l’aime. La «?bête humaine?» a été libérée en Italie et elle s’exprime à présent de façon décomplexée. C’est la fin du collectif?; chacun a le désir de se défendre par lui-même, de se sauver tout seul. L’état d’esprit de cette bourgeoisie est très dangereux parce qu’il signifie la fin de l’esprit des lois, le risque que chacun se sente au-dessus des lois.

Pour finir sur une note plus souriante, parlons un peu de Paris. Vous y venez souvent écrire. Est-ce une ville qui vous inspire particulièrement??

J’aime Paris pour plusieurs raisons?: l’énergie que je sens dans cette ville, et certaines personnes qui s’y trouvent et qui sont importantes pour moi. Dont Valério Adami et Antonio Tabucchi qui y passent pas mal de temps. Il y a aussi ma maison d’édition, et dans «?maison d’édition?», il y a maison, c’est-à-dire un lieu où je rencontre des gens avec qui j’ai envie d’échanger.
L’Italie traverse actuellement un moment difficile, voire tragique, de son histoire et j’ai besoin de m’éloigner de temps en temps pour voir les choses autrement. J’aime le sens de l’État qu’on trouve en France et j’aime aussi le sens de la culture, profondément ancré dans l’esprit français, alors qu’en Italie, la culture ne sert à rien?; elle est le luxe des oisifs.




 
 
© Nohemy Adrian
« L’appauvrissement linguistique va de pair avec un appauvrissement de la pensée. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Si tu retiens les fautes de Andrea Bajani, Gallimard, 2009, 190 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166