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Todorov ou l’espoir en la fragilité du bien
La signature humaine est un voyage dans l’histoire et le temps par lequel Tzvetan Todorov remonte le cours de son itinéraire intellectuel et personnel, habité par l’humanisme et les marques de sa rencontre avec le mal.

Par Ritta Baddoura
2010 - 02
Jeune étudiant bulgare arrivé dans les années 60 à Paris où il vit depuis, Tzvetan Todorov est linguiste et sémiologue, critique littéraire, historien des idées, directeur de recherche honoraire au CNRS. Auteur d’une œuvre prolifique couronnée en 2008 par le prestigieux prix du Prince des Asturies, il capture et remanie dans La signature humaine vingt-cinq années d'études et de publications. C’est à la salle Rabelais du centre-ville de Montpellier, le 14 décembre passé, que L’Orient Littéraire est allé à la rencontre de Tzvetan Todorov venu présenter son dernier ouvrage. Ses réponses et réflexions, réparties de manière thématique, sont édifiantes !

L’ouvrage : un « autoportrait chinois » de l’auteur

Ce livre, par le fait de réunir 25 ans de réflexion dans un même volume, est une sorte d’autoportrait, même si je ne parle pas du tout directement de moi-même. J’y parle de personnes et de sujets importants pour moi, de rencontres marquantes, de ce qui a constitué mon univers intérieur, sans révéler quoi que ce soit de mon intimité. Je vis avec la conviction que l’être est profondément marqué et formé par ses rencontres avec les autres et que c’est à travers cette vie en commun que se constitue et se caractérise la vie humaine. J’essaie de comprendre la pensée des auteurs sur la vie commune, l’amour, la compréhension de soi, et toutes les expériences humaines fondamentales.

Les grandes parties du livre : Portraits/ Histoire/ Lectures

La première section est une série de portraits : Germaine Tillion , Raymond Aron, Edward Saïd, Jakobson et Bakhtine. Une seconde section, « Histoire », relate des épisodes liés d’une manière ou d’une autre au monde totalitaire. C’est une expérience à laquelle j’ai été confronté dans mes jeunes années et cela m’a paru essentiel à analyser et comprendre. Certains textes sont sur le nazisme, le communisme, d’autres plus généraux incluent les deux en une sorte de projection sur un écran géant de problèmes qui nous concernent et parfois nous menacent. La dernière section présente en majeure partie les auteurs français du programme : La Rochefoucauld, Benjamin Constant, Stendhal, Beckett. Enfin, j’ai consacré une dernière partie à Goethe lequel me semble proche de mes intérêts. J’essaie de poursuivre un même questionnement le long de tous ces sujets, à travers un même style qui les unit, mais aussi par une réflexion plus générale qui garde une certaine cohérence et touche à la condition humaine.

Le titre « La signature humaine » : l’empreinte de l’homme sur le monde

Une romancière de ma connaissance m’a suggéré ce titre comme désignant les thèmes généraux de mon livre. Il s’agit de la signature qui traîne dans l’histoire : à la Renaissance on parlait de la signature que porte toute chose en son extérieur et par laquelle nous pouvons juger des qualités qu’elle recèle. Les alchimistes désignaient par signature ce que toute chose et toute créature laisse dans le monde et qui permet de les reconnaître. Je poursuis cette signature humaine dans cet ouvrage en essayant d’aller le plus loin possible dans la compréhension et la réflexion.

Les personnages des « Portraits » : « fragiles et exemplaires

Germaine Tillion, Aron, Saïd sont des personnalités exemplaires, non pas dans le sens de parfaites, mais par ce qu’elles ont à nous apprendre : ce ne sont pas des héros triomphants mais des individus qui subissent des échecs au cours de leur existence. Je suis toujours sensible à une certaine fragilité des personnages. Je suis incapable d’écrire sur des êtres qui seraient des héros purs, comme je suis ennuyé par l’enfermement des individus dans des catégories définitives. J’essaie de penser le rapport choix de vie/œuvre de l’auteur, même si je trouve que cette relation n’est pas toujours pertinente et qu’elle n’a parfois rien de spécial à dire de la vie d’un auteur ou d’un artiste. Mais chez ceux qui affirment certaines positions politiques, morales et intellectuelles et qui font le contraire de ce qu’ils prêchent, cela est pertinent et représentatif, même si on peut tenter d’en comprendre les causes. La vie n’est certes jamais une incarnation parfaite de nos idéaux, cependant les auteurs que j’ai choisis ont vécu leur vie comme une œuvre. Germaine Tillion est mise en tête de ce recueil. Elle a vécu dans le sens de sa pensée et je recommande vivement ses livres. C’est une personnalité engagée dans la vie publique, dans la résistance, envoyée dans un camp de concentration – sorte d’engagement involontaire –, revenue vivante mais très éprouvée en 1945, puis impliquée dans la guerre d’Algérie. En tant qu’ethnologue, elle connaissait ce terrain et se considérait comme viscéralement concernée par la guerre civile. Elle voulait sauver des vies humaines, arracher les civils à la torture et aux attentas plutôt que de prendre parti : une centaine de personnes lui doivent la vie. Aron, grand professeur au Collège de France, et que je n’ai jamais rencontré, était, cela se sent, fragile et tourmenté. Il a dû faire des choix difficiles qui l’ont parfois empêché d’écrire comme il l’aurait voulu. Son premier projet était d’établir une étude sur Proust, d’être un critique littéraire. On a raté un grand critique, mais on a eu un grand commentateur politique ; c’est la faute à Hitler, à Staline, aux événements dont il n’est pas sorti indemne. J’ai écrit il y a vingt ans un ouvrage ayant pour titre L’homme dépaysé, titre qui peut s’appliquer à Saïd. Ce dernier établissait un contact entre le tiers-monde et le tout premier monde, puisque c’était un New-Yorkais cosmopolite qui ne se sentait à l’aise que dans cette ville où tout le monde était un étranger. Il sait faire une force de ce qui est pour les autres une faiblesse : il est parti jeune et a maintenu un contact suivi avec son pays la Palestine, même si ce pays n’existe pas. Il a fait de la condition de l’exilé un avantage et a développé une thèse selon laquelle l’intellectuel est toujours un exilé dans son pays parce qu’il doit se détacher de ce qui est allant de soi, naturel, pour pouvoir avoir un regard neuf, distancié, parfois critique.

Humanisme et totalitarisme : la fragilité du bien

Le phénomène totalitaire met en échec l’humanité, mais il est possible de lui résister et c’est ce qu’ont fait les différents personnages cités dans mon ouvrage. Je ne développe pas de grandes théories, mais je m’occupe de cas particuliers. Le bien est extrêmement fragile et demande toute une chaîne de complicité pour pouvoir advenir. L’exemple du sauvetage des juifs bulgares de la déportation, que j’évoque dans ce livre, l’illustre parfaitement.

La devoir de mémoire : attention abus

La mémoire est un sujet qui m’interpelle. Elle n’est pas plus que la langue ou l’intelligence, une bonne ou une mauvaise chose. Les pires crimes ont été justifiés par l’appel à la mémoire, par le rappel d’humiliations vécues dans le passé afin de nourrir le sentiment de revanche. Je ne me reconnais donc pas dans la formule « devoir de mémoire ». Tout dépend de l’usage fait du passé, de l’objectif pour lequel il est évoqué. Il faut sortir d’une image simpliste quant au fait de nommer les « méchants » et la nécessité de les punir. La manière avec laquelle il faut traiter les pages sombres de l’histoire n’est pas du tout évidente.

L’humanité face au mal : en toute inhumanité

Je tente de montrer qu’il est dangereux de chercher à ériger un mur entre le mal commis et nous-mêmes, ce qui est une tentation omniprésente. L’humanité n’est pas quelque chose de merveilleux, il faut la prendre dans sa noirceur et sa complexité. Les gens font le mal parce que ça leur paraît être le seul moyen d’atteindre un objectif indispensable. Le mal n’est pas loin quelque part, fait par des gens d’une espèce inférieure. Il faut donc éviter de glisser dans la tentation de l’aveuglement sur soi : je ne connais qu’un moyen pour cela, et c’est l’éducation, la parole, les livres, les journaux, les discours des hommes politiques. Si les gens torturaient par simple plaisir sadique, ce serait un monde formidable vu qu’il n’y aurait que quelques rares sadiques qui feraient cela. Romain Rolland a dit que l’inhumanité fait partie de l’humanité. Tout le reste est un mensonge pieux. Souvent il nous faut exclure les acteurs du mal, de l’humanité, et les transformer en monstres, en animaux. Seuls les humains sont capables du plus cruel et procèdent par une forme d’identification avec la victime car ils savent ce qui fait très mal. Ma réflexion sur le mal n’est pas du tout métaphysique, mais porte sur celui que nous connaissons dans notre histoire récente et part de la formule que tout le monde connaît : « Délivre-nous du mal » qui figure dans la prière chrétienne tirée de l’évangile selon saint Mathieu. Mon commentaire est que cette formule est un vœu et que nous ne serons jamais délivrés du mal. Nous pouvons essayer de l’apprivoiser, le maintenir sous chape pendant quelque temps, mais la délivrance définitive du mal me paraît un projet dangereux parce que l’objectif est tellement beau qu’on accepterait le sacrifice d’individus nombreux pour essayer de l’atteindre.

Le mal esthétisé, érotisé : Sade, Mishima, Bacon…

La littérature de Sade ne m’a jamais beaucoup intéressé, je l’avoue. Il faudrait sinon se dire que la littérature n’a rien à voir avec le monde réel ou bien trouver cela un peu gênant. « Il n’y a pas de beauté dans le fait de torturer un enfant », a dit Dostoïevski, et je trouve que c’est bien de partir de choses claires et simples. L’esthétisme est toute une voie que nous pouvons suivre, quand l’œuvre se réfère à ce qui se détache du monde commun. On peut par abstraction faire un jugement purement esthétique. Ce n’est pas théoriquement impossible et nous pouvons vivre dans différents mondes à la fois.

La littérature, ou le sens à l’envers et l’endroit

La littérature est source de plaisir et de choses plus importantes aussi : elle est la première science humaine. La source de sagesse au sujet des comportements humains se trouve dans les mythes puis les romans. La littérature porte une pensée et une conception du monde sans qu’elle ne soit forcément didactique. Dans mes lectures, j’essaie de voir comment le texte présente certaines affirmations à la surface et comment son mouvement nous apprend des informations différentes. Je reste dans l’analyse littéraire tout en la mettant au service d’une recherche du sens car la littérature est avant tout une construction du sens. J’ai inclus dans cet ouvrage un texte qui s’appelle « L’espoir chez Beckett » alors que tous ses personnages sont accablés, désespérés. Mais si on les lit attentivement, on s’aperçoit que dans la manière même dont ils sont écrits, il y a une forme de tension dans la théorie du désespoir, menant au rire. Rire est un message d’espoir.

La volonté d’empathie prime chez Tzvetan Todorov. La possibilité du mal chez tout un chacun le questionne et l’inspire. Certains paradoxes de sa pensée cependant paraissent, entre son intérêt compréhensif pour l’ambiguïté et la capacité à faire le mal chez l’humain d’une part, et sa distanciation face au subversif ou au pervers, dimensions intrinsèques à l’ambivalence humaine autant sur le plan psychique qu’éthique. Et c’est peut-être la cohérence brillante et si justement pesée de son analyse qui dévoile au mieux les jeux de l’ombre et de la lumière, sur fond de portrait(s) du monde humaniste rongé par le mal. Ce que dit la signature de Todorov est émouvant, instruit, discipliné, mais il est surtout porteur d’un héritage de signatures humaines multiples ayant, depuis d’autres temps et d’autres lieux, réussi à conserver leurs lettres de paix et d’espoir.



 
 
© Arnaud Février / Flammarion
« L’intellectuel est toujours un exilé dans son pays parce qu’il doit avoir un regard neuf, distancié, parfois critique. » « L’humanité n’est pas quelque chose de merveilleux, il faut la prendre dans sa noirceur et sa complexité. »
 
BIBLIOGRAPHIE
La signature humaine Essais 1983-2008 de Tzvetan Todorov, Seuil, 2009, 480 p.
 
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