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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Alexandre Jardin entre Eros et Thanatos
Né en 1965, fils de l’écrivain et scénariste Pascal Jardin, Alexandre Jardin a rapidement rencontré le succès avec Bille en tête, prix du Premier roman en 1986. Depuis, il a publié plusieurs romans remarqués, dont Fanfan, Le Zèbre (prix Femina 1988), Chaque femme est un roman… Son dernier roman, Quinze ans après, vient de paraître chez Grasset. Il nous en parle avec la passion qu’on lui connaît.

Par Laurent BORDERIE
2010 - 01
Il avait abandonné la fiction depuis quelques années pour se consacrer à des chroniques familiales qui ne manquaient pas de piquant. Le Zubial et Le roman des Jardin laissaient supposer qu’Alexandre Jardin n’était pas né dans une famille comme les autres et qu’il ne pouvait pas vivre des aventures comme tout un chacun. Il y a 18 ans, il utilisait la littérature comme un miroir. Difficile de faire le distinguo entre Alexandre Jardin et le héros du même nom, amoureux fou et fantasque d’une Fanfan qu’il perdait pour ne pas vouloir vivre dans le formalisme. Parce qu’il refusait le train-train, il a préféré la rupture. Il lui a fallu quelques années pour comprendre qu’il faisait fausse route et qu’il devait réinventer l’amour au quotidien, l’amour tous les jours, la passion sans cesse renouvelée et l’acceptation du mariage. Dans ce roman surprenant qui remet en question ses thèses passées, Alexandre Jardin fait l’apologie du mariage à condition que la folie domestique s’en empare.

Quinze ans après va à l’encontre de la thèse de la passion romantique que vous érigiez en modèle de survie dans un monde standardisé. Vous n’avez pas peur d’effrayer vos lecteurs ?

J’ai écrit ce livre avec jubilation à l’idée de prendre le lectorat à rebrousse-poil. Je me suis rendu compte que je n’étais plus d’accord avec ma propre jeunesse, avec ce jeune homme que j’étais qui utilisait tous les poncifs de la littérature occidentale qui présentent les débuts de l’amour comme une fin en soi. Quelle étrange idée de penser que tout s’arrête après ! Je me suis rendu compte que j’avais évolué, que mes lectures de La Princesse de Clèves ou du Lys dans la vallée avaient ankylosé mon esprit, ma façon de penser au point que j’était pris au piège dans ces vieux poncifs qui ne donnent aucune chance à la construction de l’amour tous les jours, et s’arrêtent toujours sur le seuil de la vie. Tous ces grands mythes occidentaux sont ravageurs, ils laissent penser que rien n’est possible que la conquête de la passion. J’ai moi-même contribué, avec Fanfan ou Le Zèbre, à véhiculer de tels stéréotypes et cela à ma grande honte. Je pense aujourd’hui qu’il est faux de croire que la passion souffre de la vie quotidienne. Je suis certain aujourd’hui que cela n’est pas vrai. La passion peut ne pas souffrir de la vie quotidienne. Si on renonce à cette idée, je suis convaincu que c’est fini, il faut absolument entrer dans le jeu. On trouve des romans au kilomètre, dont les miens, qui véhiculent de fausses idées, il faut savoir oser passer à l’acte, celui du mariage notamment, et participer à cette folle aventure dont Fanfan et Alexandre sont les auteurs et les acteurs. Il faut savoir réinventer le quotidien. Derrière l’apparence légère de ce roman, il y a une vraie révolte de ma part, je l’assume totalement. J’ai décidé de faire évoluer ces deux personnages, de leur faire vivre une nouvelle aventure qui transcende le quotidien, qui dépasse l’ennui.

Il semble difficile de faire le distinguo entre Alexandre Jardin et Alexandre, le héros du roman.

Ce n’est pas mon histoire, mais j’ai vécu aussi comme cela. Je ne suis pas capable moi-même de vivre une vie normale, une vie plausible. Je pense que les lecteurs des précédents livres, Le Zubial ou Le roman des Jardin, comprendront pourquoi. La vie n’est pas plausible, la vie n’a pas de sens, j’en prends acte. Moi aussi j’ai divorcé, et lorsque je me suis remarié dernièrement, j’ai été entouré de tous mes amis à l’occasion d’une cérémonie que j’ai moi-même écrite. Comment faire l’économie d’un tel plaisir ? Pourquoi ne pas vivre dans la surprise perpétuelle ? Dans mon livre, Alexandre met en scène une fausse catastrophe pour s’offrir une nuit à l’hôtel avec Fanfan… Tout est scénarisé, tout est écrit.

Et c’est là que le scénario commence à flancher.

Oui, c’est là que l’on peut être pris à son propre jeu. C’est là que Fanfan rappelle à Alexandre qu’il faut savoir faire la différence entre les deux mots anglais « Game » et « Play » qui impliquent tous les deux le jeu. Le premier comprend un calcul, l’autre est sans calcul. Fanfan veut le deuxième mot et reproche à Alexandre l’usage abusif du premier, du calcul, car elle ne veut plus souffrir de la confusion entre les songes et la mise en scène du réel.


Fanfan et Alexandre se retrouvent, ils se cherchent, s’aiment à nouveau, sont prêts à franchir le pas de « l’amour tous les jours » qui dépasse la notion de « l’amour toujours » soutenue dans le premier roman, mais le Mal est là qui veille : Faustine, la fausse amie, puissante critique littéraire, est prête à tout détruire. Il semble que le malheur vienne toujours des autres.

Il y a des gens qui ne supportent pas que l’amour marche. C’est une idée calamiteuse, mais qui existe. J’ai créé ce personnage pour que le lecteur le déteste, j’étais intéressé par l’idée d’introduire dans ce qui pourrait apparaître comme un conte un personnage dont le mal est la passion, une véritable Carabosse dont le mal est la passion. C’est l’ombre qui donne la lumière. J’ai voulu faire cohabiter une inspiration fleur bleue à une véritable monstruosité et j’assume une véritable fascination pour les monstres.

La mort plane dans votre roman qui scelle la fin de l’histoire et permet certainement, car Alexandre souffre d’un problème neurologique qui peut le tuer à tout moment, de sceller l’union des deux héros.

Je pense que l’on met le pied dans un chaudron de vitalité lorsque l’on a conscience de la mort. C’est un ciment essentiel à la vie, à tout ce que nous vivons. La mort est entrée très vite dans ma vie, mon père est mort lorsque j’étais enfant. Lorsque l’on n’a pas conscience de la mort, on lambine, à la limite on est dans un simple état de préservation, on pense avoir toujours le temps alors qu’on ne l’a jamais. Sans la conscience de la mort, il ne peut y avoir d’amour véritable.

À quoi sert la littérature ?

C’est une question légitime. Pendant quelques années, je n’ai écrit que des livres qui racontaient l’histoire de ma famille, je les ai écrits alors que je ne croyais plus au roman, j’étais prêt à me perdre. Je n’avais plus foi en la création. Je ne pensais plus être capable de trouver en moi les possibilités de créer un monde. Une anecdote m’a amené à comprendre l’importance de l’écriture et le fait que je n’écrivais peut-être pas pour rien. Il y a peu de temps, j’étais au Salon du livre francophone de Beyrouth et j’ai vu une femme qui s’est approchée de moi avec une vingtaine d’exemplaires de Fanfan. J’étais interloqué. Elle m’a expliqué que durant les événements de juillet 2006, elle s’était enfermée chez elle. « J’ai pris un livre, c’était le vôtre, je l’ai lu et j’ai oublié les balles, alors je l’ai prêté à toutes les femmes de mon immeuble, et elles l’ont toutes lu avec le même oubli du présent. » Elle me demandait de le dédicacer pour toutes ses voisines. Là, j’ai compris que ce que j’écrivais n’était pas vain et que je pouvais continuer.

Vous avez été souvent en conflit avec la critique littéraire. Quel regard portez-vous sur la production littéraire d’aujourd’hui ?

Je ne comprends pas l’orientation littéraire du moment. J’ai du mal à saisir le refus de la vie qu’on constate dans de nombreux romans publiés aujourd’hui. Je suis très heureux de ne pas être au cœur de cette marée littéraire pleine de gémissements et de désillusions. Rappelons-nous qu’au XVIIIe siècle, la littérature française aimait la vie. Bien avant, déjà, Rabelais embrassait le monde ; aujourd’hui j’ai l’impression que l’on gémit. Nous sommes responsables de notre époque, ne versons pas que de la ciguë dans notre vie, nous n’avons droit qu’à un unique essai !




 
 
© Basso Cannarsa / Opale
« Je pense aujourd’hui qu’il est faux de croire que la passion souffre de la vie quotidienne »
 
BIBLIOGRAPHIE
Quinze ans après de Alexandre Jardin, Grasset, 354 p.
 
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