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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Dans Des hommes, Laurent Mauvignier réussit à interroger le lecteur sur le destin de l’homme confronté à la nécessité politique et collective, incapable d’assumer l’horreur de la guerre, soucieux de survivre par l’oubli. Ce récit remarquable est l’un des événements littéraires de la rentrée.

Par Laurent Borderie
2009 - 11
La guerre d’Algérie demeure un traumatisme pour toute une génération de jeunes gens nés dans les années 1930, et pourtant une couche de béton semble avoir été coulée sur leurs souvenirs. Pourquoi avez-vous souhaité explorer cette époque et les drames qui ont pu en découler dans leur vie d’après??

J’appartiens à la génération des fils et filles de celle dont vous parlez. J’ai vécu mon enfance dans une très petite ville, et j’ai été très impressionné par la présence que la guerre d’Algérie avait dans la vie de ces hommes. Non pas qu’ils en parlaient directement, au contraire, ils n’en disaient rien. Mais quelque chose fait que les non-dits ne sont pas le silence. Le silence, c’est se taire parce qu’il n’y a rien à dire. Là, ce n’était pas ça. C’était des signes, ça voulait parler. Par exemple la camaraderie très palpable entre anciens d’Afrique du Nord, les banquets, les méchouis, et puis les verres levés «?aux camarades qui ne sont pas revenus?». Mais c’était sans bruits, entre deux rires, en parlant d’autre chose. Nous, enfants, on percevait des bribes, comme des mots indécents que des enfants n’ont pas à entendre.

Puis le rôle des femmes (nos mères, à mes copains de classe, à mes cousins et moi)?: ce sont elles qui racontaient qu’untel s’était mis à boire à son retour d’Algérie. Elles qui racontaient qu’un autre se levait la nuit et prenait son fusil pour partir dans les champs «?chasser l’Arabe?». Elles encore qui décrivaient ce que, parfois, leurs maris avaient raconté à leur retour, et qui ne correspondait pas du tout aux images rapportées par eux. Des photos de jeunes gens qui s’amusent, jouent, sourient. On voit un beau pays de soleil, mais pas d’Algériens, ou alors de dos, on ne voit pas une seule fois la peur sur les visages de ces jeunes soldats, on ne voit pas les officiers. Je me souviens comment c’était très troublant, ces images que mon père avait rapportées, et comment elles ne collaient pas avec ce que ma mère (toujours quand mon père était absent de la maison) pouvait nous raconter de ce qu’il lui avait dit avoir vu (oui, parfois les appelés ont parlé pour dire l’insoutenable?: pour mon père, à ce que je sais, des soldats français piétinant une femme enceinte…).

Je vous dis tout cela pour dire comment cette nébuleuse, ce nœud de questions, d’interrogations, d’opacité ont fait partie de mon enfance, de celles de millions de gamins de ma génération. Je ne veux pas dire qu’il y a une loi ou des règles générales à en tirer. Je veux juste dire que moi, le besoin d’écrire sur ce non-dit, il est très ancien, consubstantiel à la naissance de mon désir d’écrire. C’est à la fois très personnel, et cela touche des millions de gens. Sauf que mon père s’est suicidé lorsque j’étais adolescent et que plus jamais je ne pourrai faire que des mots viendront combler les lacunes au cœur de ses photographies. Ni sur la place de sa guerre d’Algérie dans sa vie, dans sa mort. Oui, écrire ce livre, c’était pour moi peut-être un peu rechercher mon père, mais c’était aussi comprendre mon présent, ce racisme qui pollue la France, ce tabou, cet embarras dès que le mot «?Arabe?» est prononcé en présence de ceux qui «?ont fait l’Algérie?», comme on dit, avec tout ce que l’expression a de colonialiste dans sa persistance à parler de faire, au sens de la fabrique.

Un homme, « Feu-de-bois », ancien appelé en Algérie, vit comme un vétéran du Vietnam, dans la forêt, isolé, loin du monde, enfermé dans sa douleur et ses souvenirs, son destin touche à l’universel. Par sa seule apparence, sa déchéance, il est aussi le reflet d’un non-dit, du non-avoué, d’une guerre non digérée sur laquelle rien n’est dit, et il est rejeté.

La guerre produit des gens comme lui. Pas tous, bien sûr. Il y a ceux qui supportent mieux, soit parce qu’ils sont plus forts psychologiquement, soit parce que la situation a été moins dure pour eux, soit qu’ils viennent d’un contexte social, politique, culturel, qui leur permet de mieux affronter certains moments, ou de mieux vivre le retour. Dans le cas de Feu-de-Bois, je voulais un homme certes brisé par la guerre, mais dont la guerre n’est pas la seule explication, pas le seul point-clé de sa vie. Je me disais, si c’est seulement la guerre qui a détruit cet homme, c’est possible, mais c’est quand même un peu un cliché. Comme si, parce qu’ils sont jeunes au moment de partir, les soldats n’étaient pas déjà des hommes avec une histoire, un vécu. Je voulais que le jeune Bernard soit – avant même son départ en Algérie – une figure un peu sombre, rebelle et pourtant très croyant, violent et pourtant très calme, et, contrairement à ce qu’il deviendra, pas du tout porté sur l’alcool. Je voulais que ce soit plutôt le cousin Rabut, le narrateur, qui soit celui qui boit dans la jeunesse, comme si les deux histoires pouvaient s’interchanger.
Mais en effet, on peut dire que la description physique de Feu-de-Bois au début du livre, sa puanteur, son corps fatigué et détruit, mais surtout l’odeur donc, c’est un peu la persistance invisible et très présente pourtant de la mauvaise conscience, du lourd passé qui, on pourrait dire, flotte dans l’air entre les personnages et ce qu’ils savent les uns sur les autres.

La production littéraire s’est presque concentrée jusqu’à présent sur la guerre vue du côté algérien. Etait-il important de raconter ce drame du point de vue des vaincus??

C’est capital pour nous. Je suis très surpris du nombre de gens qui pensent que mon livre est le premier roman sur la guerre d’Algérie. Je leur dis que non, mais au fond, ce qu’ils disent là, c’est ce qu’est pour eux la guerre d’Algérie?: un traumatisme collectif que la France entière refoule. Chacun doit affronter son histoire. L’indépendance algérienne, les mythes que l’Algérie a dû construire, façonner, pour vivre sa résistance et sa libération comme la France a connu la sienne plus tôt, ça appartient aux Algériens. Ce qui nous appartient à nous, c’est de vivre notre histoire, d’essayer de la comprendre pour apaiser des douleurs?: celles des appelés, mais aussi celles des harkis, celles des pieds-noirs. La guerre d’Algérie a en partie dessiné la France dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Comprendre et accepter de regarder le passé, ce n’est ni pour faire «?repentance?», comme le dit Nicolas Sarkozy, ni pour raviver les souffrances des uns et des autres, ni – surtout pas – pour distribuer les bons et les mauvais points. C’est seulement qu’il faut entendre le passé pour construire le présent. Je suis frappé des discours sur la diversité, dont on trouve des échos dans les années cinquante. Quand la gauche de l’époque peut dire que les harkis sont des traîtres aux Algériens, c’est parce que, pense-t-on inconsciemment, un Français ne peut être que blanc. C’est un des drames de l’époque, c’est une des questions d’aujourd’hui, il suffit de regarder la «?représentation?» nationale.

Ce roman dessine aussi le portrait d’une France qui sacrifie une jeunesse et s’apprête à vivre une mutation. Tous ces jeunes soldats issus de la France rurale seront appelés à vivre autrement après la guerre. Pour le prix de l’oubli ils auront la modernité. Bernard «?feu de bois?» rêve de son garage à Paris. Des hommes évoquent une France qui disparaît dans le bled algérien.

Les soldats qui ne disent rien au retour d’une guerre, ce n’est pas en Algérie qu’on invente ça. Les poilus non plus n’ont pas parlé, les déportés à leur retour pas davantage… La particularité de l’Algérie, c’est que, effectivement, il y a une mutation profonde de la France au début des années soixante. C’est une des raisons pour lesquelles les Français ont laissé l’Algérie aux Algériens?: une guerre trop longue, et surtout coûteuse, qui freinait le début des Trente Glorieuses. Et cette période où la France veut d’abord se réconcilier avec elle-même après la Libération, où elle veut repartir vers un avenir qu’elle pressent radieux. Le progrès n’est pas un vain mot à l’époque, on y croit, on ne veut plus travailler aux champs, on veut des lendemains qui chantent, et donc, personne ne peut, ne veut, n’est capable ni le souhaite, de parler de ce qui dérange?: le passé de la guerre, le passé colonial. Comme si, d’une certaine manière, la guerre d’Algérie était le miroir inversé de la Grande Guerre. Une guerre minuscule, honteuse… et perdue. Elle est le point final d’une période liée au XIXe siècle. On veut entrer dans la modernité, c’est-à-dire dans un monde technique, américanisé, et la liberté des peuples en est une des grandes valeurs. La colonisation est d’un autre âge, on veut la taire, elle, plus encore que les moyens utilisés par certains pour rester en Algérie.
L’oubli, c’est aussi le moyen à disposition d’une jeunesse qui n’a pas cru au discours patriote, qui n’a pas cru «?au maintien de l’ordre?». C’est une jeunesse qui boit de la bière et non du vin (comme parents et grands-parents), c’est une jeunesse dont le matériel militaire est américain, c’est une jeunesse hantée par l’impression d’être comme les Allemands en 1940, d’être l’occupant. C’est une jeunesse qui se sent abandonnée par la métropole, qui perd son temps pendant de longs mois et qui, si elle ne voit pas d’horreurs ni ne participe à aucune, se morfond dans un ennui épuisant, qui n’aspire qu’à une chose, rentrer à la maison, fonder un foyer, ne pas revenir aux champs mais goûter à cette modernité qu’on lui promet par ailleurs, et dont elle entend les échos à la radio. On se tait aussi pour ça, pour rattraper le temps perdu. On a assez donné de sa vie à la France. On veut rattraper le retard, passer à autre chose.

Est-il vrai que vous avez dû aller à Berlin, vous couper de votre langue, pour écrire une bonne partie de votre roman??

J’ai mis des années à assumer d’écrire ce livre (ou plutôt un livre traitant du traumatisme de la guerre d’Algérie chez les appelés). Une fois que je me suis senti capable techniquement d’en assumer le risque, que plus rien ne me retenait de le faire, j’ai commencé. Mais c’était impossible d’affronter la guerre proprement dite. Quelque chose qui résistait. Impossible par exemple de commencer le livre en 1960 et de le dérouler jusqu’à nos jours. C’est que, au fond, le sujet du livre n’était pas la guerre d’Algérie, mais la mémoire, le vivre avec, le passé travaillant les corps et les esprits, traversant le temps. C’est pourquoi l’écrire au présent, le faire surgir dans la nuit d’insomnie du narrateur comme une pierre jetée au milieu de la mare, était la seule solution. Et toute la première partie, celle qui se situe dans le village en France, ne fait qu’accompagner ma peur d’affronter ce surgissement du passé. J’ai vécu, comme Rabut le narrateur, la remontée du passé par les mots – l’apparition de Chefraoui, le mot bougnoule, le mot Arabe, le mot Algérie. Tout ce besoin de retourner dans le passé pour comprendre le personnage principal, son ressentiment, sa violence. Et, autant je pouvais écrire cette partie française chez moi, autant, dès qu’elle a été terminée et que je devais affronter l’espace de la jeunesse des appelés en Algérie, je n’arrivais pas à franchir le pas?; il se trouve que je suis parti deux mois à Berlin, en résidence, et que le fait d’être là-bas, dans une ville où le passé est présent aussi dans l’absence d’une ville reconstruite, dans une ville dont je ne connais rien à la langue, m’a libéré pour écrire – à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, en immersion totale, dans la langue française et dans l’histoire qu’il m’appartenait alors d’affronter.

Votre style est très travaillé, il évoque les romans de Faulkner et rend une ambiance lourde, suffocante, celle des non-dits qui pèsent. L’absence de guillemets, la ponctuation laissent un libre champ qui implique directement le lecteur. Comment avez-vous opéré ce parti pris??

C’est la vieille histoire de ce qu’on appelle la maturation d’un style, dont l’émergence est liée à la confluence de plusieurs voix, de plusieurs auteurs?: Faulkner, mais aussi Céline, Claude Simon, Antonio Lobo Antunes, Thomas Bernhard, et plus près de nous François Bon et Bernard-Marie Koltès, sans oublier Beckett et Duras.

Ce que je veux dire, c’est que non seulement un style, une écriture, ne se créent pas sur rien, qu’ils sont l’émergence d’une liaison entre plusieurs autres qui les nourrissent, les circonscrivent, dont ils doivent aussi à chaque fois repousser les frontières, les impératifs, les tics, pour s’émanciper et aller vers une matière d’où naîtra une singularité, une expression inédite, mais c’est aussi qu’une écriture, pour vivre, a besoin de trouver son centre de gravité, son point d’énonciation intime, son lieu intime, son cœur secret.

Et ça, cette alchimie qui demande d’avoir perdu jusqu’à l’envie d’écrire pour commencer à se jeter dans une phrase qui ne fasse plus allégeance à tel ou tel, c’est là ce qu’on appelle l’écriture, là que ça commence. Et ce qui reste pour moi de commun à tous les écrivains que j’ai cités (et tous ceux dont il faudrait parler, tellement nombreux?!), c’est ce même mouvement, ce phrasé qui veut excéder la phrase, le dire, ce mouvement qui embrasse la parole de telle sorte que guillemets, tirets de dialogues, ne sont plus que des greffes, des freins ou des collages dans un mouvement général, dans la poussée de l’écriture.

Le roman s’achève par cette phrase terrible dite par Rabut, le narrateur du récit?: «?Je voudrais savoir si l’on peut commencer à vivre quand l’on sait que c’est trop tard.?» Quelle est votre réponse à cette question??

La phrase finale, pour beaucoup elle est terrible et négative, et pour moi elle dit seulement qu’une guerre est un échec pour l’humanité, et que survivre à l’atrocité, à la douleur, à la culpabilité, c’est tout de même survivre plutôt que vivre, c’est une perte irréparable. Ce qui est très important pour moi?: la guerre est un drame, et c’est aussi, toujours, une défaite de l’humanité entière.


 
 
© A. Hannah / Opale
« Le besoin d’écrire sur ce non-dit est très ancien, consubstantiel à la naissance de mon désir d’écrire. » « L’oubli, c’est aussi le moyen à disposition d’une jeunesse qui n’a pas cru au discours patriote, qui n’a pas cru « au maintien de l’ordre » »
 
BIBLIOGRAPHIE
Des hommes de Laurent Mauvignier, Minuit, 380 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166