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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Malika Mokeddem, l’écrivaine des deux Sud


Par Ritta BADDOURA
2009 - 10
Malika Mokeddem est née à Kenadsa, au pied d’une dune du désert algérien. Elle vit dans le sud de la France depuis 1979, écrivant à Montpellier où se trouve sa maison baptisée « la Maison de l’écriture » et exerçant en tant que néphrologue à Perpignan. Son œuvre a été couronnée de diverses distinctions telles le Prix Littré, le Prix Afrique-Méditerranée de l’ADELF et le Prix Méditerranée, Perpignan.
La géographie a forgé l’histoire et le caractère de Malika Mokeddem. Elle porte le désert en elle, sa force impitoyable et sa majesté. Au début, ce fut le désert qui lui permit les premiers voyages : ceux fabuleux de la lecture qui devinrent l’antidote face aux températures démesurées imposant l’immobilité extrême et face à l’incompréhension d’un environnement fermé.
Malika Mokeddem est la fille de deux guerres : la guerre d’indépendance et celle de la décennie sanglante qui a trucidé l’Algérie. Même établie en Europe, elle est restée l’habitante de deux mondes jusque dans l’abjection : en 1995, elle est forcée à quitter sa demeure sous la protection de la police française et vivre dans un lieu secret, suite aux menaces d’extrémistes outrés par son engagement pour l’Algérie alors à feu et à sang.
Malika est la fille de l’oralité et du nomadisme, ultrasensible à la sonorité des mots. Ses récits foisonnent de vie, de personnages et d’aventures, dans une langue sensuelle où le rythme est naturel comme le vent et monte au gré des textures et des odeurs, où les sons portent haut la quête de l’identité et de la mémoire. Son écriture déroule des voix et des portraits de femmes insoumises, mues par une rage de vivre.
Malika Mokeddem a un sens certain de l’écoute doublé de celui de l’humour. Ce qui frappe aussi son interlocuteur dès les premiers mots échangés est sa différence. À ses yeux – qu’elle a d’un noir flamboyant –, la solitude ou l’insomnie sont une conquête et une façon de savourer le temps autrement.
Malika Mokeddem a ouvert à L’Orient Littéraire les portes de sa « Maison de l’écriture ». La romancière a déplié, au cœur d’un silence à l’étoffe inoubliable et dans le parfum des gardénias, quelques pages de son parcours.

Qui êtes-vous Malika Mokeddem ?

Je suis une femme venue du désert pour qui la mer est devenue son autre désert, son autre espace. Je suis une écrivaine de deux Sud. Les premières années qui ont suivi mon départ d’Algérie, j’ai passé plusieurs étés sur la Méditerranée à naviguer. On apprend à régler les voiles en fonction de la direction et de l’intensité du vent. Dans le golfe du Lion, soufflent le mistral par le Nord et la tramontane par l’Ouest ; même les chênes de mon jardin en sont parfois secoués comme des fouets. J’aime le vent. La seule chose qui pouvait animer le désert et le sable, c’était le vent. Le sable vous pénètre de partout, cela peut être impressionnant et épouvantable. Mais moi j’aimais le vent de sable, le seul souffle qui pouvait animer ce tombeau à ciel ouvert qu’était le désert pour moi. Le vent, la navigation, l’écriture, me mettent en transe. Si je n’avais pas écrit, je crois que j’aurais été une grande navigatrice.

Entre deux professions, deux pays, deux cultures, vous sentez-vous écartelée ?

Ce qui m’a toujours intéressée dans la vie, d’abord en tant que lectrice, c’est regarder le monde à travers la marge, pour le saisir dans sa complexité et son entièreté, et pas le réduire de façon caricaturale. Enfant, j’ai eu besoin de lire tant d’œuvres pour essayer de comprendre pourquoi, voyant le désert où il y a de la place pour tellement de gens, ces derniers s’entretuaient ainsi. Je ne me sens pas écartelée, j’ai besoin d’être là et ailleurs en même temps, j’écris à Montpellier et suis médecin à Perpignan. Cela me plaît bien de séparer le lieu où j’écris et le lieu où je suis médecin, peut-être des réminiscences ataviques de la petite-fille de nomades que je suis.

Vous écrivez : « Le savoir a été le premier exil ». La littérature est-elle aussi pour vous un exil ?

Le fait d’avoir accès au savoir, à l’esprit critique rend étrangère à son monde propre. Je suis sortie du monde figé de mes parents et leur regard étonné le disait, même quand ils ne posaient pas de question. Ils me voyaient devenir quelqu’un d’autre. La littérature par contre n’est pas un exil mais un espace, le seul espace inviolable. Les livres des autres ont été cela pour moi. Enfant et adolescente, ma seule liberté était de lire. Personne ne pouvait savoir ce que je lisais. C’était ma plus grande arme et le plus grand danger pour les autres. Je n’avais que cette liberté, mais c’était la plus grande et la plus belle. J’ai été sauvée du naufrage des gamins devant la télévision. Cette liberté demeure fondamentale pour moi aujourd’hui en tant qu’auteure : il n’est pas question qu’un éditeur puisse me faire aller là où je n’ai pas envie d’aller. Je n’écris que ce que j’ai envie d’écrire. Je prends le temps de le faire, je ne suis pas médecin à plein temps. J’ai définitivement décidé que ce qui est important pour moi n’est pas de gagner de d’argent mais de vivre correctement et avoir le luxe de prendre le temps pour écrire.

Plusieurs de vos romans s’ouvrent sur un retour dans le passé, sur la naissance et l’origine. Plusieurs de vos romans se terminent par un départ…

Je ne peux me sentir enchaînée à un lieu, n’empêche que je vis ici depuis trente ans ! Comme les gens mettent de l’argent dans la caisse d’épargne pour être rassurés, j’ai besoin que l’on sache autour de moi que je peux partir quand je veux… Mais le plus grand départ reste pour moi l’écriture. C’est pourquoi j’ai fait cette maison autour de l’écriture. Au-delà de mon sentiment propre, je sais – vivant au bord de la Méditerranée – combien de gens se noient en espérant quitter un lieu qui leur devient invivable et rêvant de trouver ailleurs liberté et meilleures conditions de vie. Mon univers est fait de cela, de départs et des questions sur l’origine qu’ils suscitent. On taxe souvent les écrivains de prédateurs, mais on n’a pas besoin de l’être quand la vie est prédatrice. Nul besoin d’inventer. Rien que sur le sujet de la violence, la vie nous a donné de la matière pour mille années à venir.

Malika Mokeddem, quelle est votre pensée quant à la religion ?

Athée pratiquement depuis toujours, l’islam est ma culture. Une journée pour moi, c’est la voix du muezzin qui longtemps l’a rythmée. Je trouvais beau l’individu qui, sans fard à côté des intégristes qui m’irritaient, s’arrête en plein désert et prie Dieu. L’islam a voulu ignorer la Jahiliya, son œuvre lyrique foudroyante. La langue s’en est trouvée rétrécie, cette langue arabe qu’on a fermée jusqu’à la rendre exsangue et en faire une langue de bois. J’aimerais tant que cette culture retrouve sa richesse, sa beauté, son ouverture. Je suis sûre qu’elle le fera, même si ça me meurtrit de ne pas savoir si je serai encore là pour en témoigner.

Les entrevues et les ouvrages consacrés à votre œuvre portent souvent un franc intérêt quant à votre histoire, votre vie privée. Quel regard posez-vous sur cela ?

Les questions des gens ne me dérangent pas et lorsque ça me dérange, je le dis. J’accueille l’attention des autres sans agressivité, avec drôlerie. La curiosité est humaine et m’amuse. Dans la vie même, je me préserve. Je suis parfois confrontée aux limites humaines et à la mort. Je n’ai pas peur d’aller là ou ça fait mal.

« Je comprends qu’on puisse finir en extase, sans regret ni désir, en face des horizons splendides » est une phrase d’Isabelle Eberhardt que vous citez dans un ouvrage. Vous dites ainsi votre filiation à cette auteure – grande voyageuse et première Européenne à pénétrer votre oasis natal – que vous auriez aimé rencontrer autrement qu’à travers ses écrits. Pour finir, dites-nous Malika Mokeddem quelques mots sur ces lignes.

Pour moi finir, c’est finir un texte, et je crois que ma vie serait finie si un jour je ne pouvais plus écrire. Extase est un mot trop fort, mais Eberhardt était une femme de foi – elle s’était convertie à l’islam. Je préfère le mot contemplation, je peux contempler la mer quand je navigue longtemps. L’extase terrasse un peu et aliène, et j’ai toujours un côté subversif qui ébranle les moments de trop grand envoûtement. Le regret… Ça ne sert à rien de regretter ce qui n’a pas existé ou même ce qui a existé. Le désir ? Ça oui. Mais alors dans toutes ses facettes. L’horizon pour moi, c’est la Méditerranée. Lever les yeux et voir l’horizon, c’est l’espoir. C’est aussi cette sensation de bord de mer, de ressac et de jonction entre l’étendue liquide et la pierre. C’est un peu comme l’écriture : être à la limite et avoir l’espace devant soi.



Romans de Malika Mokeddem


Le Siècle des sauterelles (Ramsay, 1992)
L’interdite (Grasset, 1993)
Des rêves et des assassins (Grasset, 1995)
Les Hommes qui marchent (Grasset, 1997)
La Nuit de la lézarde (Grasset, 1998)
N’zid (Grasset, 2001)
La transe des insoumis (Grasset, 2003)
Mes hommes (Grasset, 2005)
Je dois tout à ton oubli (Grasset, 2008).
 
 
© Philippe Matsas / Opale
« Mon univers est fait de départs et des question sur l'origine qu'ils suscitent. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166