FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Rencontre
Naïm Kattan, la mémoire comme salut
Michel Tournier dit de lui que « son histoire n’est pas celle d’un homme ballotté par des vents divers et contraires, mais celle d’un conquérant ». Rencontre à Paris avec cet écrivain d'origine irakienne qui chante les bienfaits du métissage et se pose en défenseur de la francophonie.

Par Lucie GEFFROY
2009 - 06
Né à Bagdad en 1928, juif irakien, n Naïm Kattan quitte l’Irak à 18 ans pour étudier la littérature à Paris. Installé à Montréal depuis 50 ans, c’est comme essayiste, romancier et nouvelliste francophone qu’il s’est fait connaître. Son œuvre dense, traduite dans plusieurs langues dont l’arabe, est célébrée partout pour son universalité.

Premier Irakien à obtenir une bourse de l’État français, vous êtes arrivé à Paris en 1947 à l’âge de 18 ans et en êtes reparti sept ans plus tard. Quels souvenirs gardez-vous de cette période et quels liens entretenez-vous aujourd’hui avec Paris ?

Paris a été le point de rencontre avec l’Occident, à savoir, pour moi, la modernité, la culture et la femme. Ça a surtout été la découverte des écrivains. Comme j’étais boursier, on me présentait à tout le monde, à Camus, à Gide, etc. À cause d’articles que j’avais écrits en Irak sur André Breton et les poètes surréalistes, les Parisiens m’avaient abusivement désigné comme « le chef de file des surréalistes de Bagdad ». Un jour, Yves Bonnefoy, qui est toujours mon grand ami, me demanda : « Combien êtes-vous dans votre groupe surréaliste ? » «  Tu as tout le groupe devant toi ! » avais-je répondu en me montrant du doigt. Je collaborais pour différentes publications en Irak comme critique spécialisé en littérature française, mais mon ambition était de signer des articles dans la presse parisienne. Je suis allé frapper à toutes les portes des journaux. Malheureusement, on ne voulait de moi que comme spécialiste du Moyen-Orient. Ce qui avait été ma distinction à Bagdad n’intéressait plus à Paris ! J’ai écrit mon premier article en français pour la revue Combat. C’était sur l’écrivain égyptien Tawfiq al-Hakim. Depuis plus de 15 ans, depuis que j’ai rencontré ma deuxième femme qui vit à Paris, j’y reviens souvent. J’ai toujours beaucoup de plaisir à y retrouver mes amis, à me promener sur les bords de Seine.

Lorsque vous avez choisi de « quitter l’arabe pour écrire en français », vous êtes passé par « 15 ans de silence littéraire », selon vos propres mots. Vous parliez français, écriviez des articles en français, mais il n’était pas question de littérature. Comment êtes-vous sorti de ce silence ?

Tout a commencé en 1964 par l’écriture d’un essai d’une vingtaine de pages, intitulé Le Réel et le Théâtral. Il s’agissait, partant de mon propre vécu, d’une réflexion sur les différences entre l’Orient et l’Occident dans la conception du réel. Je l’ai envoyé à la Nouvelle revue française fondée par André Gide. Je n’ai pas eu de réponse. Lors d’un voyage à Paris, je me suis rendu sur place. J’y ai rencontré l’écrivain et poète Jean Grosjean. Traducteur de la Bible et du Coran, il avait lu mon article et m’a encouragé à en faire un essai. Et c’est ainsi qu’en 1971, j’ai publié mon premier livre en français. À l’époque, il fut très remarqué, à tel point que Malraux m’invita en personne à en discuter avec lui ! Quelques années plus tard, après la publication d’un recueil de nouvelles, j’ai écrit mon premier roman en français, Adieu Babylone, mémoires d’un Juif d’Irak, inspiré de mon enfance à Bagdad.

Vous dites que lorsque vous avez lu Adieu Babylone en arabe, vous vous êtes senti comme « étranger dans votre propre langue ».

Le mot étranger est un peu fort, disons « extérieur ». Il est évident que si j’avais écrit ce livre dans ma langue maternelle, je ne l’aurais pas écrit de la même manière. Ce décalage vient aussi du fait qu’en arabe, la langue écrite et la langue parlée sont très différentes.

Et en même temps, vous soutenez que dans tout ce que vous écrivez en français, « l’Orient persiste ». Avez-vous des exemples concrets de ces persistances ?

J’ai été profondément marqué par mes langues nourricières que sont l’hébreu et l’arabe. En arabe, la neige et la lune sont au masculin. Le soleil au contraire est féminin. Ce sont des sensibilités que j’ai totalement intériorisées. Ces persistances sont encore plus pénétrantes concernant le rapport au temps. En hébreu, c’est le temps du présent qui domine si bien que le passé et le futur semblent être attachés au présent. Il n’y a pas toutes ces nuances entre l’imparfait, le passé simple, le passé composé, etc. Or dans mes livres, j’ai tendance à privilégier le présent.

Dans votre dernier ouvrage Écrire le réel, vous écrivez : « Si j’ai choisi le français, c’est qu’au sein de la francophonie, je peux faire état de mon identité multiple. » Pourquoi avoir choisi le français plutôt que l’anglais ?

Le français est un territoire neutre pour mon identité multiple. Si je l’ai choisi, c’est parce qu’à l’époque, le français incarnait pour moi la langue de la liberté tandis que l’anglais était celle du colonisateur. Aujourd’hui, le français est ma langue. Je le dis humblement, mes ancêtres sont Racine et Molière.

Que pensez-vous de ce fameux manifeste pour une littérature-monde en faveur « d’une langue française libérée de son pacte exclusif avec la nation » et proclamant la « fin de la francophonie » ?
 
C’est une querelle sémantique. Je ne suis pas d’accord avec l’idée que le français ne devrait appartenir à aucun pays. Le français appartient d’abord à un pays même si, bien sûr, il faut ensuite que cet espace aspire à l’universel. Le problème avec le français, c’est qu’on l’associe trop à Paris et on oublie le Québec, l’Afrique, l’Asie, etc. Je rêverais que mes livres soient considérés au même titre que les livres publiés à Paris. Il faut décentraliser la francophonie.

Vous êtes chroniqueur et critique littéraire au Devoir, le grand quotidien francophone de Montréal. Quels sont vos sujets de prédilection ?

Comme le disent mes collègues, je suis la plus vieille signature du journal ! Cela fait 45 ans que j’écris dans le Devoir. J’y ai abordé toutes les littératures, française, canadienne, américaine, hollandaise et bien sûr arabe. Aujourd’hui, j’écris environ une ou deux fois par mois, et surtout sur la littérature arabe. Je suis très fier de pouvoir faire connaître de jeunes écrivains arabes ou turcs. Ce rôle de passeur me tient très à cœur.

Dans les années 1960, vous avez aussi été correspondant au Canada de l’ancienne version de L’Orient Littéraire ! Quels souvenirs gardez-vous de cette expérience ?

Ma collaboration avec L’Orient Littéraire a débuté à mon insu ! Un jour, un ami canadien de retour du Liban me dit qu’il a vu ma signature dans L’Orient Littéraire sous un article que j’avais consacré à la romancière Layla Baalbaki. J’ai appelé le rédacteur en chef Salah Stétié pour le remercier d’avoir publié mon article et il m’a demandé de lui en envoyer d’autres. J’ai ensuite rédigé un long article sur l’architecte Oscar Niemeyer que j’avais rencontré lors d’un reportage au Brésil. Aujourd’hui, je suis toujours très ami avec Salah. Lui et Vénus Khoury Ghata que je vois souvent à Paris sont mes deux vieux amis libanais. Il y a aussi Hoda Barakat que j’apprécie beaucoup. J’ai de nombreux amis libanais, à vrai dire.

Juif arabe, vous dites avoir vécu l’Occident en oriental et l’Orient en occidental d’adoption. Est-ce cette expérience qui vous a convaincu que l’Orient et l’Occident pouvaient être des « notions relatives », comme vous l’écrivez dans votre dernier ouvrage ?

Quand on lit Shakespeare, Molière, Racine ou Abou Nouwas, on a l’impression qu’ils sont toujours vivants. Ce qu’ils nous disent nous touche au plus profond de nous-mêmes, au-delà des âges, des époques, des cultures, des continents. Les notions d’Orient et d’Occident s’effacent devant l’universalité de notre rapport à la beauté, dans nos sentiments tels que l’amour ou l’amitié. Mon plus grand ami est un chrétien hollandais. Quand je voyage, je ne cherche pas la différence, mais ce qui me relie à l’autre. Il faut trouver le moyen de vivre ensemble malgré les différences. Si l’on va au-delà d’une certaine idée fixe de soi-même et d’un orgueil mal placé, je suis sûr que cela peut marcher.

Depuis que vous avez quitté Bagdad il y a 60 ans, vous n’y êtes jamais retourné. Que vous reste-t-il de votre pays natal ? Y retournerez-vous un jour ?

Mon pays natal continue à vivre en moi, j’en rêve encore. J’ai souvent mis l’Irak et Bagdad dans mes livres. La mémoire me sauve de l’exil. On me sollicite régulièrement pour parler de l’Irak. Mais que voulez-vous que j’en dise ? Je connais le Bagdad d’il y a un demi-siècle, pas celui d’aujourd’hui. Je sais que mes livres sont lus là-bas et qu’on m’attend. Je n’irai pas tant qu’il y aura des bombes, mais j’espère bien y retourner un jour, oui, si Dieu le veut.


 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166