FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Rencontre
David Vann, la face sombre de l’Amérique


Par Georgia Makhlouf
2015 - 06
David Vann, né en 1966 en Alaska, est l’auteur du superbe Sukkwan Island qui a obtenu le prix Médicis étranger en 2010 et a été traduit en dix-huit langues dans plus de cinquante pays. Il était à Paris à l’occasion de la sortie de Goat Mountain et de Dernier jour sur terre, passionnante enquête sur l’une de ces tueries qui font les grands titres des médias américains et qui lui a valu d’être comparé à Truman Capote. Rencontrer David Vann est une expérience fascinante parce que ce qu’il écrit ne ressemble à rien de connu et que l’originalité de sa voix n’a d’égale que l’énergie de ses passions.

Il me semble avoir lu que vos livres avaient davantage d’écho à l’extérieur des USA qu’à l’intérieur. Est-ce exact et si oui, pourquoi cela à votre avis ?

Les Américains cherchent désespérément à s’accrocher à leur bonté, ils ne veulent pas penser leur part d’ombre. Il y a très peu d’autocritique dans la société américaine, et les lecteurs n’ont pas envie de lire des tragédies. La culture dominante préfère ignorer le phénomène des tueries dans les écoles par exemple et tout ce que j’ai écrit à ce propos. Quand je dis que les tueurs ne sont pas des marginaux, des outsiders, qu’ils sont le produit de la culture américaine, les gens n’ont pas envie de m’écouter. Mes livres sont tragiques et même les paysages, qui occupent une place importante dans mes romans, ne sont pas conformes au romantisme qui accompagne habituellement les descriptions de la nature dans la littérature américaine. Mon agent et mon éditeur sont de mon avis et pensent eux aussi que le public ne veut pas des sujets difficiles. L’autre raison tient, me semble t-il, à la disparition des librairies indépendantes aux USA et à l’extrême centralisation des achats. En Angleterre aussi, il n’y a guère plus qu’Amazon et une seule chaîne de librairies. Avec pour conséquence que les lecteurs lisent surtout des bestsellers et rien d’autre. Il n’y a pas de marché de la littérature et je vends plus dans la seule ville de Barcelone que sur tout le territoire américain. La France a la meilleure culture littéraire qui soit parce que, dans chaque ville, dans chaque quartier, il y a un libraire indépendant qui peut recommander des livres plus exigeants. Si la France renonce au prix unique du livre, ce sera très grave et elle perdra sa culture littéraire. 

Quand vous aviez treize ans, votre père s’est suicidé et vous avez hérité de ses armes à feu. Diriez-vous que ce drame a été l’événement fondateur de votre vie d’écrivain et qu’il a largement déterminé les sujets à propos desquels vous choisissez d’écrire ? 

J’écrivais avant cela. Par exemple, j’écrivais des histoires que j’offrais à mes proches comme cadeaux de Noël. Vous mentionnez le suicide de mon père mais il y a eu cinq suicides et un meurtre dans ma famille et il est certain que cela a beaucoup à voir avec le fait que je n’écrive que des tragédies. Entre treize et seize ans, les armes à feu sont devenues pour moi un exutoire, une forme de thérapie. Je racontais à tout le monde que mon père était mort d’un cancer, je refusais de me confronter à son suicide parce que j’en avais honte. Mais par ailleurs, j’avais développé une sorte de vie secrète avec ses armes : je passais des heures à viser les réverbères, à regarder mes voisins dans la lunette de mon viseur. Ce qui ne m’empêchait pas d’être un très bon élève. Je menais une double vie. C’est l’art qui m’a sauvé. Vers l’âge de seize ans, j’ai rejoint un groupe de théâtre et dans ce cadre, j’ai pu enfin raconter la vérité sur mon histoire et en faire quelque chose qui avait du sens. Mais avant même ce suicide, un autre événement avait également été traumatique pour moi et c’était cette partie de chasse qui a au lieu quand j’avais onze ans et au cours de laquelle j’ai tué deux cerfs. Il y a aussi le divorce de mes parents quand j’avais cinq ans. L’art est vraiment la clé de ma guérison ; grâce à l’art, on parvient à transformer les expériences traumatiques et à leur donner du sens. De façon inconsciente le plus souvent, à notre insu, nous opérons la transformation de blessures enfouies en matériau artistique. 

Pensez-vous qu’à travers vos écrits, vous puissiez peser sur le débat concernant la libre possession des armes à feu aux USA et prendre position contre la National Rifle Association et les lobbies ?

On ne fait pas de bons livres avec des idées. Le point de départ de mes livres, ce sont les paysages et les personnages. Je ne suis pas un écrivain politique, du moins pas dans mes romans. Mais il est vrai que c’est différent lorsqu’on écrit un essai et dans Dernier jour sur terre, je suis clairement plus politique. D’ailleurs la NRA et l’armée ont été très dérangées par mes écrits et ont cherché à me combattre. Toutes les interviews qui ont accompagné ce livre étaient de nature politique et j’ai été très violemment critiqué. Je dois dire que je déteste les USA et la stupidité du débat est terriblement frustrante pour moi. « Les armes sauvent des vies », disent certains qui m’appellent le diable. L’Amérique est une démocratie militaro-religieuse et la droite chrétienne et conservatrice y est très puissante. Cette Amérique-là a besoin de croire en sa bonté et elle a également besoin d’avoir des ennemis, que ce soit la Russie ou la Chine, parce que cela l’aide à y croire. N’oublions pas que Bush a engagé les USA dans une guerre religieuse qui a été si désastreuse et qui avait pour fondement des mensonges.

Dans vos livres, il y une tentative de remonter aux origines de la violence.

Oui, c’est exact, et j’adopte d’une certaine façon une perspective atavique. Je remonte à ces temps d’une humanité d’avant le christianisme, quand la chasse était le principal moyen de survie des hommes. Je traite de la part animale qui est en nous et qu’il ne faut pas nier. N’oublions pas que le récit fondateur dans la Bible est un récit de meurtre, le meurtre d’Abel par Caïn, et que tout dérive de là. Rappelons-nous aussi que ce qui est tétanisant dans ces tueries collectives qui se passent dans les écoles, c’est l’absence d’émotion du tueur, que tous ceux qui entrent en contact avec lui décrivent. Comment cette absence d’émotion est-elle possible ? Et bien c’est dans l’armée américaine que l’on apprend cela, tuer sans ressentir la moindre émotion, et les tueurs ont souvent été formés à cette école-là. Les animaux pourtant ne tuent jamais sans nécessité, ils ne tuent jamais gratuitement. Les hommes si, et avec les armes à feu, tuer est si facile, on peut tuer sans même en avoir vraiment conscience. 

Vous mentionnez la Bible et en effet, les références religieuses sont fréquentes dans vos livres et en particulier dans Goat Mountain.

Oui, et c’est étrange parce que je suis athée. J’étais moi-même surpris par cette importance des références bibliques et religieuses sous ma plume : le braconnier qui devient une sorte de figure christique, l’animal sacrifié qui est un peu le Saint Esprit, le grand-père occupant la place de dieu. Une étrange trinité s’est dessinée là, à mon insu. J’ai été élevé dans un milieu protestant et la connaissance des textes religieux y tenait une grande place. La religion fait donc partie de ce que je suis, y compris de façon non consciente. Je suis un athée qui pense que les religions jouent un rôle central dans nos vies. Nous avons tous besoin de religion, de fondations morales. Écrire tous les matins est en quelque sorte ma religion à moi. 

L’aspect extrêmement marquant de vos livres, c’est la place occupée par la nature, souvent décrite de façon détaillée et avec une incroyable précision de vocabulaire. Peut-on dire que la nature est quasiment un personnage ?

Le paysage est un élément central de mes livres et je dirais même qu’ils sont générés par la description des paysages, montagnes, forêts, lacs, ruisseaux… C’est le paysage qui suggère quels événements vont se dérouler, quelle forme le récit va prendre. Donc je ne dirai pas que la nature est un personnage mais qu’elle est la force inconsciente à l’œuvre dans l’écriture, la force révélatrice. Je pense qu’en cela je suis un écrivain cherokee. Je me sens une appartenance profonde à la nature et je ne peux écrire autrement qu’à partir d’une imprégnation par les paysages. Dans une forêt, je ne me sens jamais perdu, alors que quand je marche en ville, je ne vois pas la ville, je ne mémorise aucun bâtiment, chaque rue ressemble à la précédente. J’appartiens aux paysages, Goat Mountain fait partie de moi. Mon sentiment anti-américain est sans doute lié à mon héritage cherokee. Mes ancêtres étaient partisans des accords de paix avec les blancs, mais ces accords ont échoué et nous avons perdu confiance dans la société américaine. Le livre de Cormac Mac Carthy, Méridien de sang est pour moi un des livres les plus révélateurs sur la société américaine, qui dit qu’elle est née dans la guerre et le sang.





 
 
© Diana Matar
« Le point de départ de mes livres, ce sont les paysages et les personnages. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Dernier jour sur terre de David Vann, Gallmeister, 2014, 252 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166