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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Joseph Maïla : « Restons vigilants face aux dérives du langage politique »
De passage à Beyrouth où il a donné une conférence sur « Les défis de la démocratie au Liban », Joseph Maïla approfondit dans cet entretien certains des thèmes qui lui sont chers et poursuit une passionnante réflexion où s’articulent en permanence les perspectives du juriste, du sociologue et du philosophe.

Par Georgia MAKHLOUF
2009 - 04

Après une brillante carrière universitaire à l’USJ, Joseph Maïla a été doyen et recteur de l’Institut catholique de Paris où il a fondé et dirigé le Centre de recherche sur la paix et l’Institut de formation à la médiation et à la négociation. Il est professeur et chercheur associé dans plusieurs universités européennes et nord-américaines. En outre, il a été associé à nombre d’initiatives et de rencontres à caractère diplomatique ou religieux telles que la Commission du Livre blanc sur la politique européenne et étrangère de la France présidée par Alain Juppé ou le premier Forum islamo-catholique convoqué à Rome par le pape Benoît XVI. Il a publié de nombreux ouvrages dont De Manhattan à Bagdad : par-delà le bien et le mal (Desclée de Brouwer, 2004) en collaboration avec M.Arkoun. Il prépare actuellement un ouvrage sur les rapports entre islam et politique qui s’appuie sur les enseignements des nombreuses missions qu’il a menées sur le terrain.

Vous avez, dans votre conférence, abordé une question tout à fait nouvelle et qui a trait aux dérives du langage sur la scène politique libanaise. Vous avez souligné qu’à travers les invectives et les insultes que s’adressent les acteurs politiques, les limites symboliques étaient souvent franchies, et que ce phénomène était inquiétant. Pouvez-vous revenir là-dessus ?


Il y a là en effet quelque chose d’aussi inquiétant qu’inacceptable. On est face à ce que l’on pourrait appeler un nominalisme guerrier : nommer l’autre dans des termes guerriers, le désigner comme « traître » ou « renégat », c’est l’exclure du champ de la citoyenneté, c’est permettre donc qu’il soit attaqué et violenté. Le langage policé est le périmètre symbolique du politique, dans lequel se tiennent tous ceux qui croient que le langage est médiateur entre les hommes. Lorsque l’on sort de ce périmètre, la violence devient un recours possible, car c’est dans le langage que se tient et se lève l’interdit du meurtre. Il faut donc être très vigilant face aux dérives du langage car elles sont toujours extrêmement significatives.

Vous avez également parlé de la milicianisation du discours politique. De quoi s’agit-il exactement ?

On assiste à une milicianisation des passions politiques sur la scène libanaise. J’en veux pour symptôme la réapparition dans le discours de termes tels que « les isolationnistes » ou « les étrangers », termes qui permettent de décitoyenniser ceux que l’on désigne de cette manière, à l’instar de ce qui s’est produit durant les années de guerre civile. Comment expliquer que perdure au Liban cette culture de la violence alors que nous sommes depuis des années dans une période de paix civile ? La société libanaise ayant traversé la violence de la guerre civile, elle a comme conservé quelque chose de cette brutalisation première, elle n’a pas réussi à exorciser cette violence, qui se maintient donc en temps de paix ; il s’agirait d’une forme d’« effet-retard » de la violence non réglée des années de guerre. C’est en réalité un phénomène qui s’observe dans nombre de situations de violence extrême auxquelles sont confrontées des sociétés aussi différentes que les sociétés européennes ou celles des pays autrefois colonisés. De même que l’on peut analyser l’atroce violence de la Seconde Guerre mondiale comme une résurgence de celle de la Première Guerre mondiale, on peut penser que les violences qu’a connues récemment l’Algérie seraient une forme de retournement contre elle-même de la violence du colonialisme.

Citant de Tocqueville (« Les Américains ont des passions commerciales. Ils ont transporté dans la politique les habitudes du négoce »), vous sembliez regretter qu’il n’en soit pas de même au Liban où la passion du négoce est pourtant vive.

Le Liban a longtemps eu le caractère fleuri des sociétés levantines. L’habitude du négoce permet d’acquérir un langage de civilité qui articule la patience issue du marchandage et la connaissance de l’autre. Les familles féodales libanaises avaient ce langage de la civilité, et ce, même lorsqu’elles s’opposaient. Il existait des désaccords sur des sujets graves tels que la constitution du Liban et la définition de l’entité libanaise, mais on n’assistait pas à des excès de violence ou à des assassinats. Et toute la classe politique a été capable de s’unir contre les Français. À quel moment a-t-on basculé dans les violences guerrières ? Il me semble que ce qui s’est passé, c’est un phénomène de révolte contre les élites traditionnelles à l’intérieur de chacune des communautés. Les nouvelles élites qui ont émergé sont mues par le ressentiment, la volonté de revanche. Elles sont issues de cultures où le contact avec l’autre est absent. Elles n’appartiennent plus à cette culture de la parole et de l’échange issue des sociétés du négoce ; elles ont en commun une culture de la prise par la force du droit à la parole.

Comment peut-on retrouver la parole socialisatrice, comment redonner au langage sa capacité de médiation ?

Cela n’est possible que par la réconciliation. Et la réconciliation passe par la reconnaissance de la responsabilité des acteurs politiques dans la brutalisation des sociétés civiles. Il faut que se manifeste une volonté explicite de se reconnaître coupable et de demander pardon. L’Afrique du Sud l’a fait ; il y a eu ces deux mécanismes, la reconnaissance de la culpabilité et le pardon. Au Liban, nous ne l’avons pas fait et nous continuons à vivre sur ce fonds de commerce de la violence. L’accord de Taëf a amnistié les crimes de guerre. Mais amnistie veut dire amnésie légale et non oubli. C’est un artefact. Une société qui ne poursuit plus les crimes de guerre n’a pas pour autant oublié ce qui s’est produit.

Vous avez parlé de « résistance culturelle ». Vous avez dit que la seule forme d’espérance était la résistance culturelle. Pouvez-vous clarifier ce que vous entendez par là ?


Par résistance culturelle, je veux parler de la faculté de s’indigner, de dire, de dénoncer ce qui ne va pas. Il ne faut pas laisser les choses se dérouler comme si elles devaient naturellement conduire au retour du même. Il faut rester vigilant. Comme dans l’expression anglaise « it rings a bell », il faut savoir reconnaître les symptômes de quelque chose de connu, et résister, s’opposer à sa reproduction. Il faut interdire le retour de la violence, rester mobilisé, dire encore et encore non à l’oubli, non à l’impunité. Aucune démocratie n’a d’enracinement naturel. Il suffit de penser à ce qui se passe en France avec un parti lepéniste capable par moments de rassembler jusqu’à 20 % des suffrages, soit un Français sur cinq. La démocratie ne se fonde pas sur la tradition mais sur la conviction, et la conviction doit être renouvelée. Chaque génération n’a pas la mémoire des précédentes, il faut lui rappeler les choses. D’où l’absolue nécessité de la vigilance et de la résistance.

Vous avez conclu votre intervention sur une pensée de Merleau-Ponty : « Pour être un homme, il faut être un peu plus et un peu moins homme ». Comment la relier à votre réflexion quant aux dangers qui menacent l’exercice de la démocratie libanaise ?

Quand on étudie les conflits où que ce soit dans le monde, émerge de façon évidente cette part d’inhumanité qui existe dans l’humain, cette capacité de l’homme à se montrer aussi féroce qu’une bête sauvage. Cette violence est inhumaine, mais elle est le propre de l’homme. Il n’y a donc pas de standard fixe d’humanité. L’humanité n’est pas mesurable, l’humain est un état malléable. L’homme est donc également capable de se transcender dans l’altruisme, de se hisser vers un état surhumain que décrivait bien Nietzsche. On peut donc en attendre le pire, mais aussi le meilleur. Et pour ce qui est de la démocratie libanaise, il faut reconnaître qu’elle est menacée et unir nos efforts pour la sauvegarder en ressuscitant le débat, en multipliant les lieux d’échanges, en organisant la réconciliation autour de véritables projets et non de simples slogans outranciers.


 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166