FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Rencontre
Philippe Djian, créateur d'univers
Après son feuilleton romanesque Doggy Bag, Philippe Djian, auteur culte pour les uns, damné pour d’autres, revient sur la scène littéraire avec Impardonnables. Entretien avec le plus américain des écrivains français.

Par Laurent Borderie
2009 - 03
Philippe, le héros d’Impardonnables, est un auteur qui connaît une période de création difficile depuis la disparition de son épouse et de l’une de ses filles dans un terrible accident, a refait sa vie dans le Pays basque. Remarié, il vit une relation difficile avec sa fille, Alice, comédienne droguée. Lorsque cette dernière orchestre sa disparition pour faire parler d’elle, la vie de Philippe va changer, irrémédiablement. L’écrivain retrouve une amie de lycée devenue détective privée qui part à sa recherche. Jérémie, le fils de cette dernière, sort tout juste de prison et part aux trousses de Judith, l’épouse de Francis que ce dernier soupçonne d’être infidèle. Comme dans tous les romans de Philippe Djian, et surtout dans les meilleurs, il suffit de peu, de très peu de choses,  pour que la bulle éclate. Alors que Philippe pensait qu’il pourrait supporter de vivre avec ses malheurs et ses petites joies, sa vie va à nouveau être bouleversée. Grâce à un style toujours efficace, une langue extrêmement travaillée (alors qu’elle paraît légère), Philippe Djian tricote un roman que l’on imagine déjà au cinéma. Parce qu’il adore la capacité qu’ont les auteurs américains à magnifier leurs paysages, il transcende le Pays basque et le transforme en un décor grandiose prêt pour le technicolor. L’art de Djian lui permet tout. Francis est un héros ridicule et touchant, amoureux de Hemingway, démesuré dans ses emportements, acariâtre et fragile. Un petit monde évolue au milieu de lui, il croit qu’il peut encore tirer les ficelles, mais nous sommes dans un monde où les marionnettes ont aussi une âme. Dans ce roman foisonnant, Philippe Djian entraîne ses lecteurs dans les dérives d’une vie qui leur ressemble, qui n’est jamais éloignée de la réalité et qui les dépasse pourtant.

Françis, votre héros, est un écrivain misanthrope qui, comme vous, se trouve à l’orée de la soixantaine. Déjà dans 37,2 le matin, votre personnage central était un écrivain, il avait le même âge que vous à l’époque.

C’est l’écrivain qui a évolué. Souvenez vous, dans 37,2 le matin, il y avait deux héros, l’écrivain et Betty. Dans mon esprit, ce roman ne racontait pas l’histoire d’un couple, mais il s’agissait plutôt d’un dialogue interne à l’écrivain. Aux deux parts, féminine et masculine, qui le constituaient. Le part masculine lui disait qu’il n’avait pas besoin d’être publié pour être écrivain, qu’il pouvait vivre seul, cloîtré, la part féminine lui disait « vas-y, ouvre-toi au monde ». Pour moi, il s’agissait de travailler sur l’ouverture de soi au monde. Ce genre de problème me passionnait à l’époque. Comme lui, comme Francis, le héros d’Impardonnables, j’ai aussi changé.

Impardonnables raconte l’histoire de Francis qui a vécu une terrible tragédie et qui ne se pardonne pas de n’avoir pu s’expliquer une dernière fois avec son épouse au sujet d’une infidélité passagère. Aucun des personnages du roman n’est épargné, qu’il s’agisse de la drogue, de la maladie, du malheur. Loin de la rédemption, le lecteur est emporté dans une spirale de malheurs accumulés.

Mais c’est la vie ! Mes héros ont des problèmes existentiels comme tout le monde. Francis vit dans le confort, dans une maison très agréable au cœur du Pays basque, mais derrière cette belle façade, il doit supporter des choses de la vie qui sont terribles. C’est comme cela dans toutes les familles, nous sommes tous marqués par la vie, je n’ai pas l’impression que ce soit particulier à ce point. Pour ce qui est du pardon, c’est vrai, Francis a vécu un drame épouvantable. Il a trompé sa femme, elle l’a su, il n’a pas pu lui dire que c’était une histoire sans lendemain et il sait qu’il ne sera jamais pardonné. Donc il ne pourra jamais effacer la faute. Je pense que pardonner n’est pas intéressant. Si on vous fait du mal, il faut se nourrir de ce mal, l’envelopper, le dépasser et le conserver. Alors Francis ne pardonne plus. S’il pardonne à sa fille le mal qu’elle lui a fait lorsqu’elle a organisé sa disparition, il sait qu’il pourra la perdre définitivement. Francis se nourrit de l’absence de pardon.

C’est un vieux thème que vous réussissez à actualiser.

C’est très shakespearien, c’est un sujet que l’on retrouve aussi dans la tragédie grecque, c’est vieux comme le monde. J’ai décidé de le transformer, de le prendre à bras le corps, en 2009, alors j’ai changé l’axe de vision. Comme le fait le cinéaste japonais Ozu lorsqu’il décide de mettre la caméra au sol et donc de changer la perception du monde. Pour ce faire, j’utilise ma langue, mon écriture, qui me permet de raconter autrement l’histoire. Celle du deuil impossible a déjà été écrite, avec mes mots, mon style, je peux la faire apparaître d’une manière différente, nouvelle. Je ne veux pas tout écrire, je travaille aussi sur le ressenti. Hemingway disait qu’un bon écrivain, lorsqu’il décrivait la partie immergée de l’iceberg, devait pouvoir en faire ressentir la partie cachée. C’est cela le travail d’un écrivain. À partir du premier cercle familial, on peut parler du monde tout entier. Il faut placer la barre toujours plus haut. J’ai une folle admiration pour Raymond Carver, il pouvait faire tenir le monde dans une phrase. J’ai vu le monde tout entier dans une ligne de Kerouac ou de Faulkner. C’est cela la littérature. Je n’ai pas envie d’écrire pour les lecteurs d’un arrondissement parisien, je veux m’adresser au plus grand nombre. Alors j’écris l’histoire des vivants, avec des héros qui doutent, qui souffrent, qui vivent. La littérature doit être un lieu de réflexion. Le lecteur doit fabriquer son propre univers à partir de cela.

On vous a souvent considéré comme un écrivain aux velléités américaines. Que vous inspire ce jugement ?

C’est un compliment pour moi. Bien sûr, si l’on m’avait comparé à Jean Echenoz ou à Patrick Modiano, je vous assure que cela m’aurait plu. Mais je sais aussi que derrière ces considérations il n’y avait pas que des bons sentiments. L’intelligentsia française après la guerre a regardé débarquer les écrivains américains avec circonspection. Pensez-vous, des écrivains américains dans un pays comme la France qui est le pays de la littérature ! Je dis cela avec détachement mais c’est vrai, en France, je regrette que l’on ne touche plus à rien, on regarde les autres avec condescendance. Dire que je penche du côté américain est donc un compliment. Les auteurs américains on su se tourner vers de vrais problèmes de société. Ils ont un rapport fort, concret avec le présent, avec le monde auquel ils appartiennent. Quand j’avais 20 ans, leurs romans me parlaient directement de la vie, ils dirigeaient mon regard.

Ont-ils  vraiment orienté votre vie ?

Mieux que cela, au-delà de l’émotion esthétique, ils me permettaient de trouver un outil avec lequel je pouvais gratter la surface du monde. Je pouvais creuser un sillon. Quand je ne vais pas bien, je vais chez mon libraire. Je suis porté par un livre. Lorsque l’on a connu cela, on doit le transmettre. Pour moi, le reste n’est pas grand-chose. Je suis loin des critiques. Impardonnables a été bien reçu en général, mais quelques critiques m’ont éreinté, cela n’est pas un problème, j’écris déjà un autre livre  et je ne veux pas écrire pour faire l’unanimité. En outre, je ne comprends pas pourquoi l’on me fait ce procès ; de tous mes romans, un seul se déroule dans une île aux États-Unis, les autres sont situés ailleurs, en France surtout. Mais c’est là aussi, dans mes paysages, que j’essaie de me frotter aux romanciers américains. J’aime prendre possession d’un endroit. On peut créer partout des personnages qui sont « bigger than life » (plus grand que la vie) comme disent les Américains, et j’espère que dans ce roman, le Pays basque rivalise avec le Montana. J’essaie d’avoir un regard neuf. On n’intéresse personne si on parle du Périgord comme du Périgord, avec tous les lieux communs attendus. Ce qui est intéressant, c’est de donner une dimension universelle à des paysages, les Américains ont su le faire, et si on me reproche cela, je l’accepte.

Dans toutes vos interventions, vous répétez sans cesse que la seule chose qui vous intéresse, c’est la langue. Que voulez-vous dire par là ?

La langue, l’écriture sont des outils exceptionnels qui permettent d’installer un univers, de camper une intrigue, de donner un rythme. Je travaille beaucoup mon style, ma langue. J’aime être le plus précis possible, je ne veux pas que l’on puisse remplacer un mot par un autre. J’aime la préciosité de la langue. Je me donne le droit de couper net une phrase qui me permet ainsi de rendre ma vision du monde qui va de l’harmonie jusqu’à la brisure. C’est comme cela que je travaille. J’aime utiliser des imparfaits du subjonctif, et si je le fais, c’est que je ne peux pas user d’un autre temps. Cela me permet de donner une tonalité à la phrase. J’écris avec cette langue quelquefois précieuse sur le monde d’aujourd’hui pour rendre compte du monde, parce que je suis une graine de ce monde, c’est ce que je ressens.

Ce monde précisément, comment le vivez-vous ?

J’écris autrement désormais, je n’écris pas comme il y a quelques années. Je ne suis pas dans la fêlure, mais je ressens la fêlure du monde. Moi je n’ai jamais eu autant de passion dans mon travail qu’aujourd’hui. Le monde vers lequel nous allons est un monde qui va changer radicalement, je suis convaincu que nous allons changer de civilisation. Il faut penser que nous allons être les spectateurs de quelque chose qui nous dépasse. Et je sais, je vais me répéter, mais je suis certain que les Américains sauront faire quelque chose de littéraire sur les bouleversements que nous allons supporter. Pendant ce temps, je crains qu’en France, on assiste aux turbulences sans rien en faire. Je pense que dans notre pays, trop de gens savent écrire, cela n’en fait pas des écrivains pour autant.  

Vous avez été l’écrivain culte des années 80 avec Bleu comme l’enfer, et 37,2 le matin. Deux décennies plus tard, vivez-vous encore avec cette étiquette ?

J’ai ressenti une grande évolution dans le regard porté sur mon travail. Aujourd’hui, j’ai 60 ans, les choses s’ouvrent me semble-t-il, mon travail a droit de cité. Quelque chose bascule, j’en suis conscient. Dans mon sillage, j’ai entraîné des auteurs comme Virginie Despentes ou Michel Houellebecq qui ont creusé leurs propres sillons. J’ai conscience que j’ai essuyé les plâtres. J’ai longtemps focalisé le plaisir de ceux qui attendaient du neuf. Aujourd’hui, je regarde mon travail autrement. J’ai un vrai retour. On ne peut pas écrire dans le désert, personne ne le peut. J’ai l’impression qu’on me trouve  plus intéressant. J’évolue, j’avance, j’écris de plus en plus. J’abandonne mon intérêt pour l’histoire. Mon regard désormais induit l’histoire. Ce n’est plus la narration qui compte, mais mon regard. Mes personnages sont enchaînés par ma langue, ils ne sortent pas du champ, ils parlent, agissent comme je le désire. La littérature est une aventure qui fonctionne à deux. Elle implique un écrivain et un lecteur qui marchent du même pas, et on peut avoir envie de se promener longtemps.




 
 
© Gallimard
« Les auteurs américains ont su se tourner vers de vrais problèmes de société. Ils ont un rapport fort, concret avec le présent, avec le monde auquel ils appartiennent. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Impardonnables de Philippe Djian, Gallimard, 233 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166