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Rencontre
Olivier Rolin, l’aventurier du temps perdu
En marge des écrivains à la mode, Olivier Rolin, s’inscrit dans la lignée des auteurs français incontournables. Éditeur et auteur aux éditions du Seuil, lauréat du prix Femina pour Port-Soudan, il vient de publier Un chasseur de lions.

Par Rita BASSIL EL-RAMY
2009 - 02

Récits de voyages, trahisons amoureuses (Port-Soudan), aventures tragi-comiques (Suite à l’hôtel Crystal), témoignage sur un passé lointain ultragauchiste (Tigre en papier), les œuvres d’Olivier Rolin savent évoluer dans la constance. Son dernier roman, Un chasseur de lions, est sans doute le plus instructif de ses livres. Basé sur une minutieuse recherche, dépouillant les périodiques, multipliant ses lectures étoffées par des voyages sur les lieux de l’aventure, en Patagonie, Olivier Rolin y met en scènes deux personnages que tout oppose : le peintre Manet, et son portrait, Pertuiset, un grotesque chasseur de lions. À travers les toiles et les tableaux parisiens, il nous peint un portrait émouvant d’un Manet finissant ses jours dans la douleur, à 51 ans, dans un appartement vieillissant, laissant un portrait inachevé, et les ricanements d’une femme courtisée alors qu’ailleurs, « les halètements de plaisir se mêlent aux mugissements d’agonie du bœuf déchiqueté vif ».

Vous choisissez de raconter le récit croisé de deux personnages, un grand artiste, Manet, raffiné, bourgeois, et un antihéros, le chasseur de lions Pertuiset, un personnage rocambolesque proche des héros de bandes dessinées…

J’avais pris connaissance de Pertuiset il y a vingt-sept ans alors que j’étais apprenti journaliste en Patagonie, où j’avais acheté un livre sur les explorateurs de la région, comportant dix pages sur ce personnage. Il n’était pas dit qu’il était chasseur de lions, ou qu’il était l’ami de Manet, mais qu’il était explorateur et trafiquant d’armes. Le personnage m’a paru pittoresque. Je me suis imaginé qu’il avait peut-être eu des rapports avec Rimbaud. Et puis la Terre de feu m’a attiré depuis l’enfance. Vingt-cinq ans plus tard, je tombe sur ce tableau à San Paolo. Tomber deux fois sur un comparse, un personnage très secondaire, avec un quart de siècle de distance, ça m’a un peu interloqué. Entre les deux rencontres, il y avait une bonne partie de ma vie, et notamment ma vie d’écrivain. Je me suis dit que c’était l’occasion pour moi de revenir sur le temps passé.  

Certains ont voulu voir une sorte d’autoportrait et une certaine autodérision dans ce personnage de Pertuiset. Vos lecteurs pourtant ne vous reconnaissent pas dans ce personnage.


Pas du tout ! Heureusement que je ne me reconnais pas dans ce personnage. Je ne pense pas être un vantard comme lui, j’essaye de ne pas m’exprimer par lieux communs, c’est même ce que cherche à éviter tout écrivain. Je ne cherche absolument pas à faire un portrait sarcastique de moi-même à travers lui. En revanche, ce que je peux partager avec Pertuiset, c’est l’envie d’avoir une vie aventureuse, ce que j’ai essayé d’avoir quelquefois. Décrire ce type qui a à la fois une vie aventureuse mais qui est en même temps ridicule me paraissait une manière de me moquer de ces rêveries-là, même si, au fond, je les trouve très estimables. Il y a une moquerie de l’aventure parce que, finalement, le plus aventurier des deux, c’est plutôt Manet.   

Vous vous interpellez tout au long du roman à la deuxième personne. Quelle est la place du « je » dans ce roman ?

S’interpeller à la deuxième personne pour parler de soi donne une distance et notamment une distance ironique plus facilement que si je disais « je ». Dans mes autres livres, j’apparais toujours et de manière plus romancée : dans Tigre en papier, le narrateur Martin, c’est presque moi, mais j’invente beaucoup de choses ; dans Port-Soudan, je suis l’un ou l’autre des personnages. Mais tout de même je n’ai jamais été capitaine de bord à Port-Soudan, je ne me suis pas suicidé. En revanche, l’histoire d’amour et de séparation, je l’ai effectivement vécue. Dans Un chasseur de lions, je suis moins présent que dans mes autres romans, mais je suis plus véridique !  


N’avez-vous pas été tenté d’écrire un essai sur Manet plutôt qu’un roman ?

Non, jamais. Écrire un roman, c’est inventer des choses. Sur Manet, je n’ai rien inventé à part ses pensées, mais c’est sur Pertuiset que j’ai inventé un tas de choses tout en m’en tenant à peu près à ce que j’avais lu sur lui. Ce qui m’intéressait, c’était de faire une construction fictive plutôt qu’un essai sur la Commune ou sur Manet. Je n’ai pas voulu faire un roman historique au sens classique du terme, une sorte de reconstitution, et, en même temps, je ne voulais pas essuyer les critiques des historiens de l’art. J’ai donc tenu à être très informé, et à partir de là, à faire une fiction en mettant en scène les personnages.   

Les dernières pages sont un concentré de l’omniprésence de la mort dans les toiles de Manet. Vous évoquez ses copies de Rembrandt et de Delacroix.  La Barque qui porte Dante et Virgile sur le Styx est le tableau le plus révélateur d’une carrière embarquant sur le fleuve de la mort... Vous finissez sur un ton très mélancolique dans l’évocation de ce que furent vos 20 ans. Est-ce audacieux d’y voir un mince écho autobiographique ?

Ce livre ressemble à une comédie en raison de la présence du personnage Pertuiset, il y a beaucoup de scènes drôles, mais pour moi, la tonalité générale du livre est tragique : c’est la mélancolie du temps qui s’est écoulé. On ne retrouvera jamais le temps perdu, on sera mort avant. La tonalité va s’accentuant vers la fin. On est rattrapé par la mort. C’est cela, pour moi, qui est le plus sensible dans le livre. Dans Le temps retrouvé, le narrateur de Proust comprend qu’il va finalement écrire un livre qui est précisément le livre qu’on vient de lire, puis il est saisi par l’angoisse de n’avoir plus le temps de le finir, d’être saisi par la mort. Il y a un peu de cela dans mon livre.

« Qui connaît la souffrance de l’artiste qui n’ayant pas courtisé son époque, en a été rejeté ? Personne ne sait ce que c’est que d’être constamment injurié. Les attaques dont j’ai été l’objet ont brisé en moi le ressort de la vie », dit Manet dans votre roman. Souffrez-vous vous-même de ce manque de reconnaissance ?

Je n’ai pas été constamment injurié, mais ça m’est arrivé quand même. Je ne le cache pas, j’ai l’impression de n’avoir pas été toujours très compris ou reconnu, pas autant que je l’aurais voulu. J’ai le sentiment de n’avoir pas courtisé mon époque, ça c’est vrai, je n’ai par exemple pas fait de l’autofiction. Il se trouve que c’est Manet qui énonce ces propos, mais ce sont des choses que je comprends bien chez lui. Je me suis un petit peu mis à sa place, mais sans vouloir  non plus faire un livre de protestation. Ce qui m’émeut dans Manet, c’est qu’il est à la fois ce peintre révolutionnaire et qu’il a envie d’être reconnu même par ses ennemis esthétiques. Certains ont trouvé que c’était ridicule mais moi, je comprends cette faiblesse.

Dans Tigre en papier vous réglez définitivement la question de votre passé  gauchiste, Port-Soudan est l’histoire d’un homme blessé mortellement par une trahison amoureuse, Suite à l’hôtel Crystal nous emporte dans des péripéties tragi-comiques traversant le monde de Buenos Aires, New York, Tokyo à Port-Saïd et Beyrouth. Vos livres ne se ressemblent pas !

En général, je fais des livres qui sont  très différents les uns des autres. À la fin de sa vie, Manet dit en parlant des gens qui l’ont critiqué tout le temps : « Ils me disaient que j’étais inégal, les imbéciles, ils ne voyaient pas que c’était justement ce que je voulais, n’être jamais égal à moi-même, ne jamais refaire ce que j’avais déjà fait. » Un chasseur de lions est très différent de la Suite à l’hôtel Crystal, qui est un livre un peu expérimental, respectant une certaine règle du jeu. L’Invention du monde est un livre de 500 pages qui était une sorte de portrait du monde, un livre « savant » et baroque avec plein de références. Un an après, j’ai publié un livre très court, très intime, Port-Soudan, d’une facture très classique. Un chasseur de lions est un livre classiquement romanesque mais qui se passe dans une période révolue, chose que je n’ai jamais faite auparavant. Il me plaît d’inventer et de changer.

Vous avez séjourné à Beyrouth pendant la guerre de 88-89, comment avez-vous pris cette décision ?

C’était pendant la guerre, et précisément au temps d’Aoun. Je n’étais pas un partisan du général, mais, tout de même, j’étais attaché, sans le connaître, à l’image que je me faisais du Liban qui est le seul pays arabe à être malgré tout démocratique, même si sa démocratie est imparfaite, qui a une presse plus ou moins libre, qui se distingue par son multiculturalisme, qui est à la fois ancré dans son milieu arabe et ouvert sur la Méditerranée, l’Europe et la France particulièrement. Je trouvais qu’il fallait être solidaire avec ce Liban-là qui essaie de se penser librement. Je continue à aller à Beyrouth. Je n’y ai nulle racine mais j’y suis très attaché. J’y ai des amis, qui ne sont pas toujours d’accord politiquement, mais qui lisent et écrivent, qui n’ont envie de devenir ni des assassins ni des fanatiques, et avec qui je me sens en complète fraternité. J’espère qu’ils tiendront bon..



 
 
© Hannah / Opale
« Je trouvais qu'il fallait être solidaire avec ce Liban qui essaie de se penser librement »
 
BIBLIOGRAPHIE
Un chasseur de lions de Olivier Rolin, Fiction & Cie, Seuil, 234 p.
 
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