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Luc Ferry dépoussière la mythologie
L’ancien ministre français de la Jeunesse, de l’Éducation et de la Recherche est d’abord un philosophe internationalement reconnu. Il publie La sagesse des mythes, tome II d'Apprendre à vivre, projet littéraire qui comprendra cinq tomes sur l’histoire de la philosophie.

Par Nathalie SIX
2009 - 01

On peut être philosophe et ne pas vivre en ermite sur un rocher ! Luc Ferry nous reçoit dans son bureau du Conseil d’analyse de la société (CAS), institution dont il a été nommé président délégué en 2004. Cet agrégé de philosophie et de sciences politiques a toujours aimé mélanger les genres, ou plutôt les réconcilier, si l’on considère comme chez les Grecs que la philosophie (littéralement « l'amour de la sagesse ») et la politique (l’organisation du pouvoir dans la Cité) sont sœurs jumelles. En septembre dernier, il a remis au président de la République française un rapport sur le service civique où il recommande la mise en place d’un service volontaire progressivement accessible à 60 000 jeunes. Parallèlement, il poursuit sa carrière d’écrivain : il a écrit une vingtaine d’ouvrages dont Le nouvel ordre écologique, prix Médicis essais 1992 et traduit en plus de quinze langues. Déjà vendu à 600 000 exemplaires, le premier tome d'Apprendre à vivre est un best-seller en Espagne, au Brésil et aux Pays-Bas. Ce succès confirme l’engouement du public pour la philosophie. Avec La sagesse des mythes, Luc Ferry poursuit sa quête du beau, du bien et du vrai, en fouillant les mythes de l’Antiquité grecque : de la naissance des dieux et du monde à L’Odyssée d’Homère, du voyage d’Ulysse aux malheurs d’Antigone. Conversation sans langue de bois sur la spiritualité laïque, les religions et la langue française.

Après le tome I d'Apprendre à vivre, traité de philosophie destiné aux jeunes générations où vous expliquiez que dans la majeure partie de la tradition philosophique grecque, le monde doit être pensé comme un ordre magnifique, à la fois harmonieux, juste, beau et bon, vous vous attaquez cette fois à la mythologie. En quoi fait-elle débat ?

Faut-il classer les mythes parmi les « contes et légendes », au rayon religion, ou à celui de la littérature et de la poésie ? À mes yeux, ils sont une tentative grandiose pour répondre, de manière laïque, à la question de la vie bonne. L’événement originel, c’est le refus qu’oppose Ulysse à Calypso quand elle propose de lui faire don de l’immortalité : il préfère l’expérience d’une vie humaine accomplie, où il s’est réalisé, aux délices d’une éternité divine pour laquelle il n’est pas fait. Ce choix, d’une profondeur abyssale, inaugure l’affirmation d’une valeur propre à la vie des mortels, d’une sagesse à hauteur d’homme. La première condition de la philosophie est, en effet, d’accepter la mort : c’est en tentant de faire face aussi lucidement que possible à ce défi qu’elle se développe, sa visée ultime étant de cerner ce qu’est la vie bonne pour des gens qui se savent mortels, à la différence des animaux qui l’ignorent. Pour moi, toutes les pensées philosophiques sont des tentatives pour répondre à cette question. Mon propos général est de raconter l’histoire de la philosophie à partir de ce fil conducteur passionnant qui renouvelle complètement le genre.

Lorsque vous parlez de « spiritualité laïque », vous expliquez que la philosophie s’arrête là où la religion commence. Que faites-vous des grands philosophes religieux et des théologiens, tels que saint Thomas d’Aquin, saint Augustin, Averroès ou Philon d’Alexandrie ?

N’oubliez pas d’abord que saint Thomas D’Aquin fut excommunié en son temps par l’archevêque de Canterbury : on lui reprocha d’aller trop loin dans la raison et de ne pas laisser suffisamment de place à la foi. Cela dit, chez les philosophes religieux, chrétiens, juifs ou musulmans (Averroès, Maïmonide, mais aussi Teilhard de Chardin, Pascal), quand vous touchez la question ultime de la vie bonne, c’est-à-dire du sens de la vie, leur réponse c’est la foi. Saint Paul voyait deux fonctions à la philosophie. Elle devait d’abord aider à comprendre les Écritures car Jésus parle par paraboles. Ces dernières ont une vertu, elles touchent le plus grand nombre, le cœur des hommes, mais elles appellent un effort d’interprétation si l’on veut en comprendre pleinement les enjeux et en décrypter les leçons. Mais Paul assignait encore un autre rôle à la philosophie : elle devait contribuer à la compréhension de la nature. Elle fournissait des arguments aux religieux qui s’attachaient à illustrer l’idée qu’un monde aussi magnifique ne pouvait pas ne pas avoir un Créateur et entendaient ainsi prouver l’existence de Dieu. Reste que, dans ces deux fonctions (interprétation des Écritures et compréhension de la nature), la philosophie n’est plus que servante de la religion. D’immenses penseurs ont donné ses lettres de noblesse à cette démarche intellectuelle mais, à mes yeux, ce ne sont pas des philosophes dans toute l’acception du terme.

À quoi servent la philosophie et la religion ? Ne poursuivent-elles pas le même but : nous aider à vivre ?

Il existe deux types de valeurs : la morale (le respect d’autrui, les droits de l’homme, la bienveillance, la bonté en font partie), et puis la spiritualité, qui regroupe à mes yeux des questions beaucoup plus intéressantes car elles n’ont pas de réponses évidentes : comment faire le deuil d’un être aimé ? Pourquoi le fait d’être quelqu’un de droit, qui se conduit moralement, n’apporte pas la certitude d’être aimé ? À quoi sert de vieillir ? C’est passionnant ! Quand il s’agit de donner un sens à notre vie quotidienne, la morale ne suffit pas. La spiritualité au sens large, ce sont les interrogations prises en charge souvent par les religions, mais on peut aussi y apporter une réponse laïque : c’est l’ambition de la philosophie.

Vous avez enseigné la philosophie, et vous avez présidé le Conseil national des programmes au ministère de l'Éducation nationale avant d’être nommé ministre de la Jeunesse, de l’Éducation et de la Recherche. Pourquoi n’apprend-on pas la mythologie à l’école ?


Je regrette beaucoup qu’elle ne soit pas davantage enseignée. On ne fait pas non plus assez d’histoire de la philosophie en terminale : certains professeurs le font, mais par goût non parce qu’ils y sont obligés, et, trop souvent, ils en sont réduits à en faire une présentation par bribes qui n’en font pas ressortir les grandes articulations. On se heurte aussi à un autre genre de difficulté : très peu d’enseignants en sont capables, car il est devenu habituel de se contenter, s’agissant des mythes, de connaissances puisées dans des ouvrages de seconde main, voire de troisième ou quatrième main qui en diminuent beaucoup la portée et l’attrait.

Vous semblez contre les ouvrages de vulgarisation, pour quelles raisons ?

Ces livres gardent le charme des histoires, mais génèrent des idées fausses. Ils assimilent les mythes à des contes de fées, ou à la littérature fantastique. En somme, ils ont trois défauts : d’abord, ils pèchent par la forme, en fragmentant des récits dont l’intérêt tient pour une bonne part au fait qu’ils sont reliés entre eux ; ensuite, ils font l’impasse sur le message philosophique ; enfin, ils entretiennent une confusion, liée à leur oubli de l’histoire, en donnant l’impression que tous les mythes proviennent d’un seul livre. Or, les textes constituant le corpus de ce que l’on appelle « la mythologie » ont été conçus à des périodes éloignées les unes des autres ; leur composition s’échelonne sur treize siècles : c’est une littérature générique aux multiples auteurs. Un poème de Pindare n’a rien à voir avec une pièce d’Eschyle ou un dialogue de Platon, on ne peut pas tout mélanger.

Si vous ne voulez pas vulgariser, que voulez-vous faire à travers Apprendre à vivre ?

Chaque mythe est un château magnifique, je ne veux pas en faire la visite guidée en une heure, je veux apporter la clef qui ouvre toutes les portes. Aller au cœur. Comme dans le précédent volume, et je continuerai dans les suivants, je ne veux pas simplifier les grandes pensées mais donner le principe de compréhension qui permet d’apporter du sens. Prenons par exemple le mythe de Midas : il a été mal compris. On le présente souvent comme la condamnation de la concupiscence, dans la pure tradition chrétienne. Or il ne s’agit pas de stigmatiser la quête de l’argent de celui qui transforme en or tout ce qu’il touche ; si Midas est voué au malheur pour avoir obtenu ce don qui n’appartient qu’aux dieux, c’est que son hybris, sa démesure, l’a conduit à vouloir sortir de sa condition de mortel et, ainsi, à menacer l’ordre cosmique, au point de transformer les être vivants en matière brute (fût-elle la plus précieuse), l’organique en inorganique.

La mythologie grecque est-elle la première pensée à réfléchir à l’idée de la mort ?

Non, en Mésopotamie, L’Épopée de Gilgamesh avait déjà ouvert cette voie et elle a influencé une partie de la mythologie grecque. C’est le premier texte littéraire que nous connaissons. Il raconte l’histoire de deux frères d’armes, dont l’un meurt au combat. En voyant son ami sans vie, Gilgamesh découvre les limites et les contradictions entre l’amour et la mort : cela lui est insupportable. Il va alors passer toute sa vie à chercher l’immortalité ; un jour il rencontre un immortel et lui demande de la lui transmettre. Ce dernier lui répond qu’il n’y a rien à faire d’autre que d’accepter sa destinée, sa condition de mortel. C’est pour moi la première figure de la spiritualité laïque.


Parlons un peu de la langue française dans le monde : comment expliquez-vous son recul et existe-t-il des solutions pour y remédier ?

Malgré toutes nos bonnes intentions, l’anglais est la langue véhiculaire dont on ne peut se passer aujourd’hui. Il faut l’apprendre et ensuite avoir une deuxième langue, or il y en a beaucoup et le français est très concurrencé. Dans les pays du Maghreb, même si la colonisation a laissé des traces douloureuses, c’était une chance d’être bilingue et le recul du français est regrettable aussi pour les enfants de ces pays car c’est rare d’avoir deux langues maternelles. On n’apprend pas les langues en faisant trois heures de cours par semaine, il faut une immersion. Si l’on veut faire connaître la littérature française à l’étranger, il faut maîtriser les langues étrangères. Cela ne sert à rien de faire des conférences en français dans les départements de littérature comparée aux États-Unis et en Angleterre. Pour conquérir l’Amérique, il faut parler anglais.

En décembre 2007, le Time faisait sa une sur la mort de la culture française, partagez-vous cet avis de décès ?

Le premier des moyens pour redorer le blason et soutenir la culture, est d’écrire de bons livres. Je ne crois pas au soutien de l’État. Personnellement, je n’ai jamais demandé une aide à la traduction. Il faudrait que l’on sorte de cette période déconstructiviste en France. On ne peut pas se plaindre d’être marginalisé si la production littéraire n’est pas grandiose. Un autre paradoxe : l’avant-garde a toujours été associée à un art difficile, par définition les grands avant-gardistes n’ont jamais touché un large public et ils finissent aujourd’hui subventionnés par l’État à 100 %. Ce système est davantage corrupteur qu’il ne favorise la création : nous ne devons pas devenir des fonctionnaires de l’art.





 
 
© Hélène Bamberger / Opale
« Je ne veux pas simplifier les grandes pensées mais donner le principe de compréhension qui permet d’apporter du sens » « Si l’on veut faire connaître la littérature française à l’étranger, il faut maîtriser les langues étrangères. Pour conquérir l’Amérique, il faut parler anglais »
 
BIBLIOGRAPHIE
 
2020-04 / NUMÉRO 166