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Christine Angot : « Mon roman cherche l’absolu de l’amour »
Cible privilègiée des feux de la critique, Christine Angot est une fois de plus, avec Le marché des amants, son dernier livre, au centre de la polémique. Avec spontanéité, elle a répondu aux questions de L’Orient littéraire.

Par Lucie Geffroy
2008 - 10
Le marché des amants ne déroge pas à la règle. Comme la plupart de ses livres, comme Sujet Angot (1998), comme L’Inceste (1999), ce dix-septième roman de Christine Angot a suscité la polémique dès sa sortie en France. Au-delà de la polémique, avouons-le, le roman a été démoli par presque toute la critique littéraire de la place de Paris. Dans le flots des griefs, on a surtout parlé, non pas du texte littéraire, mais du sujet : l’histoire d’amour entre Christine Angot et Bruno Beausir, alias Doc Gynéco, un rappeur à succès qui s’est distingué par son soutien au candidat Nicolas Sarkozy. Mais Le marché des amants n’est pas que cela. C’est un roman « sur les frontières de l’amour », celui d’une femme blanche et d’un homme métis, de deux êtres appartenant à des sphères sociales et culturelles différentes. Ce sont les enjeux de cette mésalliance amoureuse qui sont décrits. Quoi que l’on pense de cet écrivain qui divise, qui aime provoquer et qu’on adore détester, la moindre des choses était de l’interroger sur sa démarche d’écrivain. Le reste, c’est une autre histoire.

Comment vous est venue l’idée ou l’envie d’écrire ce roman et comment avez-vous procédé ? L’avez-vous écrit au fur et à mesure que vous viviez cette histoire ?

Je n’ai jamais l’idée ou l’envie d’un roman précis. Je perçois dans les alentours une logique intime et sociale, les deux sont mêlées, et j’ai envie d’expliquer cette logique, de la percevoir le plus possible, de la décrire. Le désir du roman naît de scènes et de situations dont je veux pousser la logique, je pressens que ça pourra éclairer quelque chose de central mais qui n’est pas exprimé comme moi je l’entends. Quelque chose dont je trouve la transcription habituelle grossière, sourde, et fausse. La scène où Bruno se fait traiter de Kharlouch est une de ces scènes. Ça se passe aujourd’hui au cœur de Paris, ça veut dire fils d’esclave, et ça provoque des ondes bien particulières. Ce sont les ondes qui m’intéressent. Mais pour que le livre démarre, il faut une attaque. Trouver le premier chapitre, et surtout la première phrase, c’est-à-dire trouver la tension qui va diriger la composition du roman. Dans Le marché des amants, cette tension, c’est l’existence de deux mondes qui ne se connaissent pas. Le nouveau monde, incarné par Bruno et Charly, l’ancien monde incarné par Marc. Au milieu, la narratrice qui n’appartient à aucun des deux, mais l’amour circule entre elle et le nouveau, c’est comme ça. Il n’y a pas de jugement, mais c’est comme ça, l’ancien monde n’est pas discrédité pour autant. Quand j’écris, le moment de la fin du livre est toujours émotionnellement très fort pour moi. La dernière phrase donne sa vraie lumière à tout ce qui précède. C’est là que se cache le code secret du roman. Quand je finis le roman, je découvre son code secret en trouvant la dernière phrase. Dans celui-ci, la femme assise dans la rue sur une grille comme langoureusement installée dans son canapé oblige à ne pas l’enfermer dans une seule vision, de surplomb. Les personnages ne peuvent être définis que par eux-mêmes, jamais par une vision du dessus.

Le titre du roman est tiré d’une phrase raciste du père que vous citez : « Sur le marché des amants, un Noir vaut moins qu’un Blanc ». Pourquoi ce titre ?


Ce titre donne la problématique du roman mais à moitié, il laisse imaginer autre chose au départ, il laisse imaginer un cliché. Nos vies privées sont régies par des clichés, des images commandées des valeurs marchandes, pas seulement par la rencontre avec « quelqu’un ». On choisit son amour et on construit sa vie en fonction de critères. Économiques, culturels, sociaux, en fonction des cours sur le marché des amants. Le roman cherche l’absolu de l’amour même au milieu d’un monde pris dans la relativité des jugements.

Depuis Les Désaxés (2004), vous écrivez vos romans à l’imparfait. Y a-t-il une raison particulière à cela ?

C’est un temps qui a beaucoup de possibilités. Il peut informer de ce qui a lieu dans le passé, tout simplement, c’est son usage classique, mais si on le module en fonction d’une certaine façon il peut devenir très sensoriel. La littérature, au contraire du cinéma, du théâtre, de la peinture, n’utilise pas d’outils visuels. Seulement des sons, des noms. Son véritable enjeu est de montrer pourtant, mais par l’oreille. L’imparfait y contribue. Utilisé d’une certaine façon, c’est un temps visuel, il montre la chose en train d’arriver en lui laissant le temps de se développer et donc de s’installer dans le regard. « Il avançait son assiette devant lui », je vois le mouvement en train de se produire, « il la pousse » je ne vois rien, j’informe, je note, je sais. Alors qu’avec l’imparfait on ne sait pas exactement, parce que le personnage important est celui qui fait le geste pas celui qui l’observe. L’imparfait est trop épais pour l’observation clinique, trop riche, il la rend insuffisante comme une caméra.

En filigrane de l’amour jugé impossible entre Bruno et Christine, vous décrivez deux mondes, deux milieux sociaux en opposition et s’inscrivant dans une géographie de Paris. Pouvez-vous expliciter ces deux mondes ?

Il y a d’un côté l’ancien monde, incarné par Marc, rédacteur en chef d’un journal culturel, qui se pense en surplomb du monde dans son ensemble, il ne sait pas qu’il n’en est qu’une toute petite partie, moribonde. De l’autre il y a le monde incarné par Bruno, qui est noir, métis, a été élevé en HLM et est devenu artiste. La frontière entre ces deux mondes est partout, elle n’est pas seulement à l’intersection de leurs quartiers respectifs. L’ancien monde s’est arrogé la propriété de la culture et est persuadé que la « valeur » est de son côté. Ses membres ne sortent jamais de leur catégorie, ils ont un rapport de curiosité face au nouveau monde, sociologique, journalistique, de renseignement, c’est tout. Ils n’imaginent pas par exemple qu’on puisse « aimer » quelqu’un du nouveau monde. La narratrice, qui par son origine sociale, père côté bourgeois, mère côté ouvriers, est métisse elle aussi, voudrait réunir ces deux mondes étrangers l’un à l’autre, prenant ainsi le risque d’être elle-même rejetée par l’un et par l’autre.

Le marché des amants étant un roman, comme l’indique la couverture du livre, on doit considérer la narratrice, Christine, femme d’une quarantaine d’années et écrivain, comme un personnage à part entière. Quels liens l’auteure Christine Angot entretient-elle avec le personnage de la narratrice ?

J’aime tous mes personnages. Je les aime d’un amour maternel, comme une mère qui souhaite que tout le monde comprenne l’intelligence et la subtilité de son enfant. Je n’ai pas un rapport particulier avec le personnage de la narratrice, si ce n’est que j’ai besoin d’elle pour conduire l’intrigue, faire voir, faire vivre.

Vous n’admettez pas qu’on dise que la narratrice est votre double ?

Non, ce n’est pas mon double. Je me sers d’instants trouvés dans ma propre subjectivité pour les pousser à fond et les composer dans la subjectivité de la narratrice. La subjectivité de la narratrice est fictionnelle, pas fictive. Fictionnelle parce que l’on a affaire à un personnage construit même s’il est composé grâce à des expériences subjectives réelles. L’auteure que je suis exprime sa narratrice, un peu à la manière des expansions de César, en poussant une logique intérieure, une sensation de l’instant, à son maximum. C’est ça imaginer.

On classe souvent vos textes dans la catégorie « autofiction ». Vous refusez catégoriquement cette étiquette. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

Dans le mot autofiction, il me manque le mot roman et le mot personnage. Ça induit l’idée de quelque chose de très réflexif. Je ne vois pas pourquoi j’accepterais ce terme ou celui de « roman autobiographique », ma vie c’est une chose, mes romans en sont une autre. Comme tout écrivain, je me sers de mon expérience pour traduire des sentiments, et je pense qu’il est nécessaire que le roman prenne en charge le domaine de la vie privée pour ne pas en laisser l’interprétation uniquement aux magazines people ou aux émissions de témoignage, qui formatent la vie privée. Le roman, ce n’est ni la confidence amicale ni le rapport de police qui sont toujours influencés par leur destinataire. La biographie, ça l’est !

Dans Le marché des amants, vous citez Georges Bataille qui écrit dans Le Bleu du ciel : « Le simple fait d’écrire implique la volonté de provoquer ses semblables pour être vomi par eux. J’ai toujours mis dans mes écrits toute ma vie, toute ma personne. » Vous reprenez cette citation à votre compte ?

J’aime cette phrase parce qu’elle est nette et claire. Elle précise que raconter sa vie et mettre toute sa vie dans un roman, ce n’est pas la même chose.

Robert Musil écrit que le rôle de l’écrivain est de découvrir sans cesse « de nouvelles constellations, de nouvelles variables, d’établir des prototypes de déroulement d’événements, des images séduisantes, des possibilités d’être un homme, d’inventer l’homme intérieur ». Qu’en pensez-vous ?

Oui, ou je dirais « remettre dans l’axe », « remettre droit ». Trouver la bonne perspective. L’écriture, c’est ce moment où l’on trouve la perspective pour faire entendre. Le cadre pour entendre. Ce cadre doit être inédit par rapport à ce que l’on a écrit avant et par rapport à ce que les autres écrivent. Le recours à l’imagination intervient dans le goût, ou la passion, de pousser les logiques de soi-même ou d’un personnage comme ce serait impossible et invivable dans le réel.

Vers la fin du roman, Charly lit un passage de Mort à crédit que la narratrice juge magnifique de délicatesse. Est-ce un auteur important pour vous ? Quels auteurs vous inspirent ?

Céline a compris la supériorité de la langue parlée sur la langue écrite. Il la traduit en permanence. Parlée à l’oral ou parlée intérieurement. Il nous connecte avec la parole en train de se faire, d’être pratiquée par des gens. Céline me plaît aussi parce qu’il s’est mal fait comprendre. Il a pris le risque de mettre en danger son œuvre. Un écrivain qui prend le risque de ne pas protéger son œuvre mais dont l’œuvre résiste encore aujourd’hui, c’est quelque chose. Un écrivain qui ne se protège pas, c’est connu, qui ne protège pas son œuvre tellement il a confiance en elle, ça l’est moins. J’admire aussi Proust bien sûr, il met le lecteur en relation avec les gens en train d’éprouver des sentiments, de sentir, et donc en relation avec le sentiment lui-même. Dernièrement, j’ai relu Gatsby de Fitzgerald. Il peut aller très loin avec des scènes apparemment superficielles, dans des romans qui « ne font pas chef-d’œuvre ».

 
 
© Nan Goldin
 
2020-04 / NUMÉRO 166