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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Maryse Condé : « L’écrivain doit prendre le pouls du monde »
Figure mythique de la littérature francophone, Maryse Condé raconte, dans son dernier ouvrage, Les belles ténébreuses, la quête identitaire de Kassem, né en France de père guadeloupéen et de mère roumaine. Une histoire qui lui a été inspirée par un étudiant… libanais.

Par Lucie GEFFROY
2008 - 08

Guadeloupéenne vivant entre la France et les États-Unis où elle a longtemps enseigné, Maryse Condé, 71 ans, nous parle de son dernier roman.

Comment est née l’idée de votre dernier livre, Les belles ténébreuses, qui explore les problèmes de filiation, de recherche des origines à travers le personnage de Kassem plongé dans un monde très actuel, désenchanté et soumis à une extrême violence ?

Le roman est d’abord né d’une discussion que j’ai eue avec des amis écrivains autour de l’interrogation : comment intéresser le lecteur aujourd’hui à l’heure des attentats, des dictatures, des grèves de la faim, etc. ? Le rôle de l’écrivain n’est pas de répéter le réel. Il doit plutôt prendre le pouls du monde, son tempo, sa dynamique. C’est ce que j’ai essayé de faire dans ce livre. Ensuite, mon personnage principal m’a été inspiré par un ancien étudiant que j’avais aux États-Unis, un Libanais, Kassem, qui me racontait comment on le prenait souvent pour un terroriste… Devenu avocat, il a eu aussi l’occasion de se rendre à la prison de Guantanamo et il m’a beaucoup parlé de l’arbitraire qui y règne. Il avait un sens aigu de la justice. Tout cela, j’avais envie de l’évoquer à travers une fiction.

Ne renouez-vous pas, à travers ce roman, avec cette injonction de Césaire que vous avez adoptée : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont pas de voix » ?

Le livre est grave et se fait porte-parole d’une certaine minorité silencieuse, oui. Mais il contient aussi de l’humour. Je l’ai voulu sombre et drôle à la fois.

La plupart des personnages de vos romans, Reynalda dans Desirada, Rosélie dans Histoire de la femme cannibale, Kassem dans Les belles ténébreuses, ont en commun de n’avoir pas de terre qui leur soit familière. Quand on est étranger dans tous les pays, que reste-t-il ?

J’ai longtemps cru que l’homme devait faire coïncider son origine et sa résidence pour retrouver son être. Aujourd’hui, je tourne un peu le dos à toutes ces notions de racines, de mémoire, de souvenirs personnels… Je peux être guadeloupéenne et vivre aux États-Unis. Le monde n’a plus autant de frontières qu’avant. Il y a quelques décennies, le fait de quitter sa terre pour aller vivre ailleurs pouvait être considéré comme un crime. Ce n’est plus le cas.

Ségou, qui symbolise la première partie de votre vie d’écrivain marquée par l’exploration des racines africaines et qui raconte en deux volumes l’histoire de l’ancien empire du Mali, a connu un grand succès populaire. Ce succès n’est-il pas « encombrant » pour vous ?


Non ! Je n’y pense jamais. Je suis même étonnée que l’on me ramène souvent à ce livre qui est très loin d’être mon préféré. Je lui trouve un côté trop roman-photo. Si je devais le réécrire, je mettrais plus de confusion dans les personnages et j’introduirais beaucoup plus de complexité. Il y a quelques années, j’ai proposé un cours à Harvard sur Aimé Césaire, Frantz Fanon et moi-même, leur héritière. Dans ce cours, je critiquais Ségou, je le remettais en question. Mais les étudiants refusaient d’entendre ce discours. Ségou est devenu une vache sacrée. C’est dommage. On le canonise bêtement. Cela dit, l’interprétation que les lecteurs font de nos romans ne nous appartient pas. Le jour où j’écrirai un livre que tout le monde comprendra comme je l’ai voulu, je serai la première étonnée !

Comment expliquer le fait que dans de nombreux romans d’auteurs antillais, y compris les vôtres à une certaine époque, on trouve souvent une histoire des Antilles déroulée sur plusieurs générations. Tout métissage appelle-t-il un jour ou l’autre l’enquête sur la naissance, sur les voyages, sur les massacres d’identité ?

Au début, je voulais savoir qui j’étais. J’accordais une importance essentielle à la race. Je voulais parler au nom d’une collectivité. Ségou justement est devenu le symbole de cette première partie dans mon œuvre littéraire. Mais je me suis progressivement éloignée de cette démarche. Et avec quelques écrivains antillais, j’ai estimé qu’il était temps de quitter ce référentiel. J’ai aussi évolué à la lecture d’auteurs que j’admire, Mishima, Borges, Duras, des gens qui n’ont pas de rapports entre eux mais qui m’ont apporté un art de la représentation du monde. J’ai accepté aussi de parler de moi de manière plus intime.

Dans les années 1960, suivant les traces de Marcus Garvey qui prône le retour à la terre des ancêtres, vous vous lancez dans la quête de vos origines. Pendant plus d’une décennie, en Côte d’Ivoire, au Ghana, en Guinée, au Sénégal, vous apprenez à connaître ce continent inconnu. Mais étrangère sur le continent noir, vous réalisez qu’Antillais et Africains ne forment pas un même peuple… Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur votre « expérience africaine » ?

C’est une expérience qui a été essentielle pour moi. Si je n’étais pas allée vivre en Afrique, je n’aurais jamais pu peser le pour et le contre de la négritude. Aujourd’hui, quand je vais dans les écoles en Guadeloupe, les jeunes me posent souvent la question : « Pourquoi es-tu allée en Afrique ? » Ils ne savent pas que ma génération avait vraiment besoin de savoir quelles relations entretenait la Guadeloupe avec le continent. Si je n’avais pas fait cette expérience, aujourd’hui, je serais probablement une autre femme. L’Afrique m’a permis de voir la beauté et la puissance du fait d’être noir. Les Américains surexposent leur identité noire qu’ils ne connaissent pas, les Antillais sont malheureux de leur couleur. Grâce à cette « expérience africaine », j’ai pris la mesure de la place de l’Afrique dans mon être.

Un jour, vous avez dit : « Je n’écris pas en français, je n’écris pas en créole, j’écris en Maryse Condé. » Vous semblez rejeter l’idée d’appartenir au cercle des « écrivains de la créolité ».

Je déteste l’idée de faire partie d’une école quelle qu’elle soit. Même si j’ai beaucoup d’admiration pour Aimé Césaire, j’ai été l’une des premières à m’opposer à son concept de négritude et à m’élever contre le terrorisme intellectuel qui y était sous-jacent. Le choix de la langue est, pour un écrivain, sa seule liberté. Il y a un dilemme terrible aux Antilles : faut-il écrire en français ou en créole ? C’est un choix en forme de couperet car ensuite on est comme enfermé dans une cage. Je rejette cette sorte de « dictature du choix ». Je suis guadeloupéenne, j’habite à New York et j’écris en français. Quant à mes livres, chacun a sa voix propre. La langue de Victoire, les saveurs et les mots qui comporte beaucoup d’expressions créoles n’a rien à voir avec celle des Belles ténébreuses que j’ai voulu ancrée dans un parler très actuel, voire urbain.

En 2007, vous avez en tout cas signé le manifeste Pour une littérature-monde qui prône une langue française « libérée de son pacte exclusif avec la nation ». Pourquoi ?

Pour moi, c’était une façon d’approuver le fait que la littérature française s’ouvrait au monde après des années de nombrilisme. Dans le même temps, j’ai envoyé un texte qui devait être publié dans le cadre du manifeste, mais il n’a pas plu. Il n’était pas assez dans la ligne. Quoi qu’il en soit, pour moi, la littérature a toujours été une littérature-monde. Elle a toujours fait voyager les lecteurs. Le manifeste n’a rien inventé.

Vous qui avez œuvré pour promouvoir la littérature antillaise, aujourd’hui quel regard portez-vous sur elle ?

De nos jours, avec l’explosion des frontières, je me demande si on peut encore parler d’une littérature antillaise. Il y a une bonne et une mauvaise littérature, c’est tout. Et il y a une bonne littérature partout. À New York, on croise des gens de Porto Rico, de Saint-Domingue, qui écrivent en anglais, et c’est très bien.

Avez-vous un nouveau roman en cours ? Quel est le roman que vous rêveriez d’écrire ?

On rêve toujours d’écrire un bon roman. Personnellement, je ne suis jamais totalement satisfaite de mes livres. Au fur et à mesure, on devient plus modeste. On sait qu’on ne sera pas l’auteur d’un chef-d’œuvre, car on connaît ses propres limites. Dernièrement, j’ai commencé à écrire un nouveau livre dans lequel je compare et réunit deux pays très différents et très éloignés l’un de l’autre, mais qui ont connu les mêmes problèmes, les mêmes expériences de guerre, de désolation et d’exil.




 
 
© J. Sassier / Mercure de France
« J’ai longtemps cru que l’homme devait faire coïncider son origine et sa résidence pour retrouver son être. Aujourd’hui, je tourne un peu le dos à ces notions de racines et de mémoire »
 
BIBLIOGRAPHIE
Les belles ténébreuses de Maryse Condé, Mercure de France, 293 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166