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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Boualem Sansal, l'écriture en lutte permanente
Né en 1949 à Tiaret, Boualem Sansal est le témoin incisif de la société algérienne contemporaine. Son écriture foisonnante et ses idées hardies le placent au premier rang des écrivains francophones.

Par Lucie Geffroy
2008 - 06
De formation scientifique (il est ingénieur et docteur en économie), Boualem Sansal a été haut fonctionnaire au ministère de l’Industrie avant d’être limogé, en 2003, à cause de ses prises de positions critiques contre le régime algérien. Auteur de nouvelles (La Voix, 2001), d’essais et de romans (dont Le Serment des barbares, 1999), il a obtenu le prix des Tropiques et, tout récemment, le Grand prix RTL-Lire 2008 et le Grand prix de la Francophonie 2008 décerné par l’Académie royale de Belgique, pour son dernier livre : Le Village de l’Allemand, paru aux éditions Gallimard. Dans ce roman bouleversant, l’auteur imagine deux frères mi-allemands mi-algériens émigrés en France qui découvrent le passé SS de leur père. Ce faisant, le romancier algérien s’attaque aux silences de l’histoire officielle et à l’occultation de la Shoah dans son pays.

La publication du roman Le Village de l’Allemand fait de vous le premier auteur algérien à traiter de front un sujet tabou en Algérie : la Shoah. Comment cette problématique est-elle venue jusqu’à vous ?

Je me doutais bien qu’être le premier auteur algérien à écrire sur la Shoah allait faire de moi un animal bizarre, un dangereux contrevenant. Après avoir longuement hésité, je l’ai quand même fait, parce que le sujet mérite toute l’attention du monde et parce que je crois que reculer devant un tabou c’est accepter de se laisser conduire par le bout du nez. La problématique n’est pas venue à moi, elle est là, autour de nous : la barbarie est toujours présente, hier comme aujourd’hui, sous des habits différents, prête à nous submerger. Combien de génocides avons-nous connus depuis la Shoah : cinq, dix ? Le Cambodge, le Rwanda, le Congo, le Darfour, la Tchétchénie…

Tiré d’une histoire vraie, votre roman se présente comme le témoignage croisé de deux frères, Rachel et Malrich, fils de Hans Schiller, un ancien chef nazi devenu combattant aux côtés du FLN en Algérie. Comment avez-vous eu connaissance de cette histoire. Qu’est-ce qui, dans ce roman, relève de l’imagination ?

Cet Allemand a réellement existé et son histoire est telle que je la raconte dans le livre : il était officier dans les SS, il a fait les camps d’extermination, il a fui en Égypte, il a servi comme instructeur dans l’armée de libération algérienne et, après l’indépendance, il s’est installé dans un village retiré, s’est converti à l’islam, a fondé une famille et, peu à peu, est devenu une sorte de cheikh respecté et admiré de tous. Lorsque j’ai eu connaissance de cette histoire, au début des années 80, il était encore en vie. En ce temps, la chose m’avait intrigué mais sans plus. J’y ai repensé plus tard, lorsque, après les émeutes d’octobre 1988, le pouvoir algérien a autorisé les islamistes à se constituer en parti politique, le FIS (Front islamique du salut), et que j’ai appris que l’un des membres fondateurs de ce parti, un ancien dignitaire du régime, avait servi dans la Wehrmacht durant la Seconde Guerre mondiale. Ce personnage est très connu en Algérie. En me documentant, j’ai découvert qu’il n’était pas isolé. Dès son accession au pouvoir, Hitler s’était rapproché des islamistes, comme le grand mufti de Jérusalem, Amine al-Husseini, Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans, Alya Izetbegovic à Sarajevo. Il les a souvent reçus à Berlin. Son idée était de les mobiliser contre l’ennemi commun, les colonialistes français et anglais en Afrique du Nord et au Proche-Orient. Je passe sur les détails, mais il faut savoir que beaucoup d’Arabes ont rallié la Wehrmacht et ont combattu sous la bannière hitlérienne, c’est un fait historique dont on ne parle jamais. Je ne sais pas comment Hans Schiller est mort, de vieillesse, de maladie ou d’autre chose. Dans le roman, je lui ai donné deux enfants, Rachel et Malrich, et je l’ai fait mourir sous les coups des islamistes, comme un juste retour des choses. Le roman part de ces « inventions » et va, tout au long des pages, vers la révélation de la vérité.

Dans son journal, Malrich ne cesse de rapprocher islamisme et nazisme. Il compare le Führer à l’imam et la cité de banlieue aux camps de concentration. Assumez-vous cet amalgame que vous qualifiez vous-même de dangereux en exergue du livre ?

Les fascismes se ressemblent tous, qu’ils s’appuient sur une idéologie profane ou religieuse. Il leur faut des boucs émissaires et des brebis galeuses à éradiquer. Mon expérience des banlieues dites difficiles, que ce soit en Algérie ou en France, m’a montré cette proximité entre l’islamisme et le nazisme. La technique du moins est la même : embrigadement des jeunes, endoctrinement, encadrement paramilitaire, rassemblements à tout bout de champ, scansion de slogans répétés jusqu’à la transe, etc. Ce qui mérite d’être dénoncé doit l’être, que ce soit dangereux ou pas. Quand l’avenir de nos enfants est en jeu, il n’y a pas de place pour la lâcheté ou la prudence. Il y a urgence.

Votre dernier livre a été violemment attaqué par vos compatriotes…

Je m’attendais à être critiqué par mes compatriotes, ayant déjà fait l’expérience de la censure depuis mon premier roman en 1999 et surtout pour Poste restante Alger en 2005. Mais je pensais que cela durerait un temps, quelques jours, or voilà que les attaques se font de plus en plus virulentes. Ce qui me désole, et c’est une vraie fausse révélation pour moi, c’est qu’elles proviennent surtout des intellectuels, des journalistes, des personnes qui, pourtant, ont subi la violence du pouvoir et celle des islamistes. Pour moi, c’est plus terrifiant qu’une fatwa.

Y a-t-il des chances pour que Le Village de l’Allemand soit un jour distribué dans votre pays natal ?

Le Village de l’Allemand ne sera pas distribué en Algérie. Surtout maintenant que ma réputation d’écrivain maudit est faite et que le pouvoir algérien est résolument engagé dans un processus de « normalisation » de la société. Mon roman est condamné à circuler sous le manteau. C’est peut-être plus efficace.

Concernant l’écriture, le roman fait se télescoper deux niveaux de langues différents, celui de Malrich, enfant des banlieues, et celui de Rachel plus soutenu et plus littéraire. Cela a-t-il nécessité une recherche particulière ?

Pas vraiment. Je suis moi-même un produit composite, enfant des cités et enfant de la littérature. Je fréquente aussi les cités françaises dites difficiles, j’ai des parents qui y vivent, des amis aussi. J’y vais très souvent. Tout cela résonne naturellement dans ma tête.

Quel regard portez-vous sur la littérature algérienne ? Les écrivains algériens francophones comme vous ou Yasmina Khadra s’exportent bien. Qu’en est-il des écrivains arabophones ? Comment se porte le marché du livre en Algérie ?

La littérature algérienne francophone se porte bien. Elle se développe en quantité et en qualité. Elle est de plus en plus le fait de jeunes auteurs de formation arabophone. Mais, pour l’essentiel, cette littérature s’édite à l’étranger et ne revient au pays qu’au compte-gouttes, en raison notamment du prix très élevé du livre importé. Les écrivains arabophones sont peu nombreux. On les compte sur les doigts d’une main. Leurs livres ne rencontrent pas de public, car les lecteurs arabophones sont portés sur les essais et le livre religieux. De plus en plus, ces auteurs se font traduire en français pour rencontrer le public francophone. C’est le paradoxe auquel a mené la politique d’arabisation de la société : aujourd’hui, elle est arabisée, mais elle écrit en français pour se lire !

 
 
© David Ignaszewski / agence Koboy
« Les fascismes se ressemblent, qu’ils soient profanes ou religieux » « Mon roman est condamné à circuler sous le manteau. C’est peut-être plus efficace »
 
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