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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Daniel Picouly : Souvenirs de Mai 68
En alternant romans historiques et romans intimes, Daniel Picouly construit une œuvre cohérente à laquelle le lecteur s’attache facilement. Dans son dernier livre, l’auteur revient sur ses années de jeunesse et nous fait, à sa façon, le récit des événements de Mai 68.

Par Laurent Borderie
2008 - 05
6   8 mon amour  est le roman d’une journée importante, le 29 mai 1968, jour de questionnement pour le général de Gaulle qui a brièvement quitté le territoire national pour prendre conseil auprès du général Massu en Allemagne. D’heure en heure, l’auteur imagine les doutes du président et les querelles de cour et de cabinet à Matignon, dans les Assemblées et les ministères. D’heure en heure encore, Picouly se rappelle ce qu’il a lui-même vécu durant cette grande journée de manifestation. Le style est efficace, les heures se succèdent en chapitres et permettent à tous ces héros de vivre une transformation radicale, de revenir sur des idées reçues, de changer tout simplement. Il est des jours et des épreuves dont l’on sort grandi. Le 29 mai 1968, tous les héros, les grands comme les plus petits, les ouvriers comme les bourgeois font le ménage de quelques convenances de classe, se découvrent et peuvent même s’aimer dans le tumulte d’un Paris en grève. Dans le droit fil du Champ de personne, Daniel Picouly continue à évider la mémoire d’un écrivain qui avoue que tous ses romans étaient déjà dans sa boîte à jouets.

Un roman sur 68 aujourd’hui, alors que l’on va bientôt célébrer le quarantième anniversaire des événements, c’est une heureuse coïncidence...

Je pense que j’aurais préféré sortir ce livre en septembre prochain hors du tapage qu’on observe actuellement autour de Mai 68. Mais il s’inscrit dans le prolongement de mes autres livres qui, depuis Le Champ de personne, retracent l’histoire de ma vie. J’avais 20 ans en 1968 et je me suis demandé comment raconter ces événements que j’ai vécus. Je ne veux pas parler de nostalgie mais plutôt d’éclaircissements. Je suis ce que les événements ont fait de moi, un homme issu de la classe ouvrière, devenu écrivain, qui a connu une fracture. Je voulais aussi raconter ce moment qui a participé à faire bouger la société.

Vous résumez 68 en une seule journée. Pourquoi ce choix du jour où de Gaulle a quitté momentanément la France pour aller voir Massu en Allemagne ?

Il y a des jours comme ceux-là qui marquent des générations entières. Le 29 mai 1968, l’histoire nous a rattrapés. Nous étions dans la vie, nous participions aux événements, nous ignorions tout de ce qui se passait. La vie pouvait basculer, nous n’en savions rien. C’est pour cela aussi que j’ai voulu travailler sur l’intimité du général, sa vie privée, ses doutes, ceux des membres importants du gouvernement. Ces récits s’entrecroisent avec ceux de ma vie d’étudiant, pris dans la tourmente d’une journée particulière.

Comment avez-vous travaillé pour organiser cette narration aussi singulière qui alterne des traits subjectifs avec ce que vous avez vécu ?

Je me suis énormément documenté, j’ai beaucoup lu, et j’ai vécu durant l’écriture de ce roman entouré de panneaux sur lesquels j’avais consigné les modules qui concernaient les personnages dans la chronologie d’une journée. Ensuite, il faut faire confiance au savoir-faire du romancier pour articuler les lignes narratives. J’ai aussi aimé me promener dans Paris pour travailler la topographie du roman et le circonscrire autour de Notre-Dame, sur l’île Saint-Louis et les bords de Seine les plus proches. J’ai voulu que tout soit le plus vrai possible, j’ai repéré des adresses aussi, des fenêtres d’appartement qui permettent à d’autres héros de voir les scènes évoquées. Pour les parties qui concernent le gouvernement de la France, cela amène aussi une nouvelle réflexion sur le pouvoir, les secrets d’État qui n’en sont plus après. Il était passionnant de se retrouver dans la peau de De Gaulle, un homme au bord de renoncer. C’est une situation shakespearienne qui mêle l’histoire et le romanesque et nous invite à nous interroger sur l’humanité du pouvoir et sa violence. Derrière la figure tutélaire, il y avait un homme, un père, un mari...

Cette seule journée évoque un moment initiatique pour tous les héros, de De Gaulle à Pompidou, de Nanette à Saint-Mexan…

C’est cela qui permet d’appréhender l’idée du drame collectif. C’est comme cela que l’histoire a un sens, on ouvre une fenêtre, et la dynamique opère. Mes personnages évoluent, sinon ils ne seraient que des silhouettes. Ils basculent comme le fait la société du moment, l’ordre, la morale, tout a explosé, tout était sous-jacent, mais le couvercle a explosé. Tous mes héros évoluent, tout bascule, les idées reçues ou préconçues. Les mondes et les morales s’entrechoquent, les gens se rencontrent. C’est de tout cela, par mon témoignage, que je suis porteur.

Vous évoquez aussi, avec le personnage de Gaston Monnerville qui était président du Sénat, la possibilité pour la France d’avoir un président par intérim de couleur.

C’est bien la preuve que ce qui était possible sans que l’on y apporte une grande importance il y a 40 ans ne l’est plus. Imaginez-vous possible qu’un homme de couleur soit président du Sénat aujourd’hui en France ? Les choses passaient mieux, sans pour autant être médiatisées à outrance. L’événement de l’année serait qu’Obama devienne le candidat des démocrates aux États-Unis !

Quel héritage 68 a-t-il laissé ?

Cette « révolution » de Mai 68 n’a pas duré un mois. Mais il est vrai que ce moment a été important en termes d’impact et de transformations de la société. Moi je me souviens surtout de Paris vide de voitures qui était devenue un immense terrain de jeu. Aujourd’hui, nous avons réussi à faire de Mai 68 un événement franco-français en oubliant que le monde tout entier bougeait et que les premiers mouvements libertaires étaient nés du refus de la guerre du Vietnam. 68 était une foire dans laquelle les communistes, les trotskistes, les maoïstes voulaient prendre la parole. Si les extrémistes avaient pris le pouvoir, nous aurions connu un flot de sang semblable à celui de la Terreur durant la Révolution. N’oublions pas 1789, cette révolution contient en elle le schéma de toutes les révolutions du XXe siècle avec le flot de sang qui va avec. Je n’avais aucune illusion en 68, je connaissais bien l’histoire de France et j’ai été rapidement frappé de lucidité. Au final, la Révolution française était celle des petits bourgeois, et 68 l’a été aussi.

Vous alternez les romans sur votre vie et les romans historiques, pourtant on ressent toujours la même quête, celle de l’homme, souvent de couleur, qui traverse son temps...

Il y a une constante, c’est vrai. Le gamin que j’étais qui sauvait Marie-Antoinette de l’échafaud ou se prenait pour de Gaulle devant les Allemands avec ses figurines en plastique est toujours là qui écrit des romans d’histoire et d’autres sur sa vie. Il ne faut pas l’oublier, l’imaginaire et l’œuvre future d’un écrivain sont souvent dans sa boîte à jouets. Mes romans étaient déjà dans mes figurines historiques d’enfant !



 
 
D.R.
« Je suis ce que les événements ont fait de moi, un homme issu de la classe ouvrière, devenu écrivain »
 
BIBLIOGRAPHIE
68 mon amour de Daniel Picouly, Grasset, 412 p.
 
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