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Rencontre
Leïla Sebbar, de la double filiation à la fiction
Née entre deux langues, Leïla Sebbar a grandi àTlemcen pendant la colonisation. De père algérien et de mère française, elle nous dévoile comment cette double filiation a nourri son œuvre.


Par Georgia Makhlouf
2008 - 03



Le dernier livre de Leïla Sebbar, intitulé L’arabe comme un chant secret, rassemble six textes brefs, superbement écrits, qui questionnent son rapport à la langue : l’arabe qu’elle ne parle pas et qui est pourtant la langue de son père, la langue qui a bercé son enfance, et le français, langue de sa mère, langue des apprentissages et langue de la colonisation. Dans un style ciselé et une écriture musicale qui séduit par son rythme et ses modulations, elle creuse avec rigueur le sillon de ces interrogations qui la hantent, et leur apporte des réponses subtiles et néanmoins lumineuses.

Vos textes interrogent sans cesse, et de différentes manières, les liens entre l’Algérie et la France et les relations passionnantes et difficiles entre ces deux cultures. Ces relations sont évidemment au cœur des rapports complexes entre vos parents. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur le cheminement de votre œuvre au regard de cette question ?

Dans mon écriture comme dans ma vie, je me sens une femme libre. Et en même temps, j’ai l’impression de ne pas l’être tout à fait puisque je suis conditionnée par ma propre histoire, par ma propre naissance, par mes parents. Mon père est donc algérien, musulman et instituteur en langue française dans une école française en Algérie ; ma mère est française, chrétienne, et institutrice en Algérie dans sa propre langue. J’ai l’impression que jusqu’à ce que je n’écrive plus, jusqu’à la vieillesse et la perte de mémoire, je suis pour toujours conditionnée par cette histoire familiale, cette histoire coloniale et post-coloniale.

Le paradoxe est que cette histoire est extrêmement présente et que vous n’y avez néanmoins accès que de façon parcellaire puisque vous ne parlez pas l’arabe.

En effet, je n’y ai accès que de façon biaisée, par des détours, et même les détours ne m’en donnent qu’un accès partiel. En même temps, je sais à présent de façon évidente que si j’avais parlé arabe, je ne serais pas devenue écrivain. J’ai mis longtemps à arriver à cette affirmation simple, mais depuis que je le sais, je ne peux mettre autre chose à la place.

La langue arabe est donc tout à la fois votre manque et le moteur de votre écriture. Vous n’avez jamais été tentée de l’apprendre ?

Non. J’étais inscrite en cours d’arabe au collège à Tlemcen et j’ai suivi une scolarité en arabe classique jusqu’au bac. Mais j’étais la seule dans ma classe dont la langue maternelle n’était pas l’arabe. Les autres filles maîtrisaient l’arabe algérien, et n’étaient pas désorientées. Moi, si. J’étais donc à l’écart, exclue par ces filles peu généreuses, surtout pendant les années de la guerre d’Algérie. Je n’ai rien appris. Aujourd’hui, je peux lire un texte voyellé, mais je n’ai pas accès au sens. Le fait d’avoir eu ce sentiment très fort d’être déplacée, ma relation très problématique avec mes condisciples qui me traitaient comme une ennemie, ont empêché que cet apprentissage se fasse. Je m’en suis sortie par une tricherie, et j’ai copié sur une voisine pendant toute ma scolarité. Mes propres parents ont été trompés par mes bulletins corrects. Mon père n’a jamais pris en charge cet enseignement et n’a donc pas été confronté à cet affront : sa fille en incapacité d’apprendre sa langue. Je n’en ai jamais parlé avec mon père et c’est ce qui me permet d’écrire.

Peut-on dire que votre père vous a protégée en gardant le silence ?


Comme nous n’en avons jamais parlé, je ne formule ici qu’une hypothèse. Et mon hypothèse est qu’en gardant le silence, mon père m’a protégée d’une division plus grande. Dans l’Algérie coloniale, très divisée et baignée de haines implicites, n’être ni d’un bord ni de l’autre aurait été encore plus difficile à vivre. Son silence m’a placée dans un camp, le camp dominant, celui qui allait me donner les moyens de me construire. Bien évidemment, je ne me suis pas trouvée dans le camp de l’Algérie française. Politiquement parlant, mes parents étaient dans le camp de l’indépendance, mais culturellement, mon père m’a placée du côté de la France.

Aujourd’hui, sur le plan de votre identité personnelle, pouvez-vous échapper au « ni-ni » ?

Je suis française. Tous les Algériens nés dans l’Algérie coloniale d’un parent français étaient français. Donc, sur le plan de l’état civil, c’est clair. Du point de vue de l’identité, ce n’est pas si clair. Je vis en France qui est le pays de mes amours, de mes enfants, je m’y conduis en citoyenne française, mais c’est ma part arabe, musulmane, algérienne qui me fait écrire. Cette part est vivante en moi, elle se situe du côté de l’émotion incontrôlée.

Vous n’êtes pourtant pas, dites-vous, musulmane ?

Mon père est un instituteur laïc et ma mère aussi. Ils ont eu la sagesse de ne pas imposer de religion chez nous. Il n’y avait à la maison aucune parole sur Dieu, ni sur la religion. Il n’y avait ni Bible ni Coran. Heureusement, les livres existent, et il a fallu que je lise beaucoup pour comprendre les religions musulmane, chrétienne ou juive. Cela m’apparaissait indispensable.

De votre rapport aux langues, vous avez dit : « La musique de la langue m’intéresse plus que le sens. » Cette phrase fait évidemment écho au titre de votre livre L’arabe comme un chant secret.


Quand je dis que le sens ne m’intéresse pas et que je recherche la mélodie, la voix, cela signifie que je recherche l’arabe entendu durant ma petite enfance sans chercher à le comprendre. C’est très semblable aux enfants qui récitent le Coran dans les écoles coraniques. Ils ont une espèce de bonheur à entendre une langue qu’ils ne comprennent pas. J’aime aussi mettre la radio arabe au moment du ramadan pour entendre les récitations du Coran. Je me sens ainsi dans la position de l’enfant : on lui dit que c’est grand et beau et il le croit.
Quand je dis que je ne veux pas apprendre l’arabe, ça choque beaucoup en Algérie, en Tunisie, au Maroc. Donc je n’en parle plus. Pourtant c’est cette ignorance qui me permet de rester en lien avec le regard de l’enfant, de garder cette posture particulière qui appartient à l’état d’enfance, quand l’enfant entend parler une langue et qu’elle va lui venir. Quand j’écoute de la musique, l’arabe me vient et cela même si je ne le comprends pas.

Dans une de vos interventions, vous avez affirmé : « Je construis ma propre mémoire à travers les personnages que je mets en scène, et la fiction m’aide à retrouver l’Algérie parce que je sais que dans la réalité, je ne la retrouverai pas complètement. » Pouvez-vous revenir là-dessus, et sur les différences que vous semblez établir par ailleurs entre roman, récit et nouvelle ?

L’Algérie est pour moi emblématique de l’Orient. C’est, en Algérie, ce qui est en lien avec l’Orient qui m’intéresse et non pas l’Algérie algérienne. C’est cet ailleurs oriental que je connais mal qui me fascine. Quand je mets en scène Schéhérazade dans ma trilogie romanesque, je la fais partir dans un Orient où je ne suis pas allée, un Orient musulman, et qui correspond à la rive sud de la Méditerranée. La fiction me redonne la liberté que je n’ai pas, y compris celle de me confronter avec l’éducation religieuse musulmane que je n’ai moi-même jamais reçue. En revanche, le récit se situe du côté de l’autobiographie. Je me mets en scène avec le sentiment que je parle de moi sans parler de moi. C’est cela qui est intéressant dans le geste autobiographique, c’est qu’il emprunte aussi à la fiction. Quant à la distinction roman/nouvelle, elle est liée à une situation d’exil. J’ai le sentiment que je ne peux pas écrire de roman linéaire, de roman psychologique, de roman académique. À l’intérieur du roman, j’écris plutôt du fragment, des sortes de nouvelles, des détours là encore, plutôt qu’un roman selon les canons romanesques.

Vous dites aussi « Combien de vies, de livres, de mots pour croire qu’ils sont mes ancêtres ? Il a fallu la guerre, la guerre d’Algérie, pour avoir la certitude foudroyante que je suis la fille d’un Arabe et d’une Française, que la France a colonisé l’Algérie, que mon père est colonisé et ma mère colonisatrice, que je suis divisée malgré le discours qui rassure. »

Quand dans une famille, il n’y a pas de discours sur le roman familial, il n’y a pas d’ancêtres. Si je parle d’exil, je parle de ruptures généalogiques irrémédiables, surtout du côté du père. De la même façon, s’il n’y a pas de roman sur Dieu et les croyances, là aussi, quelque chose est perdu. Il devient impossible d’y accéder dans l’ordre du savoir. C’est pourquoi la fiction apparaît comme un secours et un recours.
Ce que je sais dans l’ordre du savoir, je le sais dans la langue de ma mère. Ça m’est donné et je n’ai pas besoin de l’interroger dans mon travail d’écrivain.
Mes écrits sont une sorte de littérature étrangère dans l’espace de la cité des lettres françaises.
J’écris dans la langue de ma mère pour accéder au père, au silence de sa langue, l’arabe. C’est ainsi que je peux vivre, dans la fiction, fille de mon père et de ma mère. C’est ainsi que je peux, par la fiction, restaurer cette double filiation.
Propos recueillis par
Georgia Makhlouf





Leïla Sebbar a aussi publié un grand nombre de romans, nouvelles, essais, récits, carnets de voyage et albums photographiques tous en français, dont la trilogie romanesque de Schéhérazade (Stock), Je ne parle pas la langue de mon père (Julliard), Mes Algéries en France (Bleu autour) et  Le peintre et son modèle (al-Manar-Alain Gorius).

 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
L’arabe comme un chant secret de Leïla Sebar, éd. Bleu autour, 75 p.
 
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