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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Boutros Hallaq et Heidi Toelle, éclaireurs de la littérature arabe moderne
Jusque-là, il existait peu d'ouvrages en français rendant compte de la production littéraire arabe contemporaine. Le premier tome de l'Histoire de la littérature arabe moderne vient combler cette lacune. Présentation et éclairages en compagnie des directeurs de cette publication ambitieuse.

Par Katia GHOSN
2007 - 12
Rédigée par une équipe de chercheurs sous la direction de Boutros Hallaq et Heidi Toelle, professeurs à la Sorbonne-Nouvelle-Paris III, l’Histoire de la littérature arabe moderne (1800-1945) comporte deux parties divisées chacune en sept chapitres. La première se penche essentiellement sur le XIXe siècle et revoit la renaissance culturelle arabe, la Nahda, à la lumière des transformations aussi bien culturelles que politiques qui travaillaient la société arabe. La seconde porte sur les premières décennies du XXe. Cette période, enrichie de nouvelles dimensions, marque une évolution par rapport à la précédente. L’évolution du théâtre entre les deux guerres, la littérature populaire longtemps mésestimée, la critique littéraire y sont abordés entre autres sujets…

Combien de tomes cette œuvre devrait-elle comporter à terme ?

Ce tome devrait être suivi de six autres : un deuxième sur la prose littéraire de 1945-2000, un troisième sur les autres genres littéraires et la critique arabe à la même période. Trois tomes d’anthologie bilingue sont également prévus pour accompagner chacun des tomes précédents, ainsi qu’un tome de bibliographie critique. L’œuvre complète ne verra pas le jour avant 2011 ou 2012.

Quelles lacunes comblez-vous avec l’Histoire de la littérature arabe moderne ?

Notre ouvrage est le premier en la matière après la Cambridge History of Arabic Literature, À la découverte de la littérature arabe du VIe siècle à nos jours, et le tout récent Le roman arabe (1834-2004) écrit par Kadhim Jihad. Le premier, regroupant l’ensemble de l’histoire de la littérature arabe dans un seul volume, échoue à rendre compte de la diversité de cette histoire. Il ne tient également pas compte des nouvelles théories d’analyse littéraire appliquées en France à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Le second, adressé à des non-spécialistes, vise à susciter la curiosité des lecteurs. Le roman arabe ne traite que d’un seul genre littéraire sur une période plus longue. Nous avons tenu à situer l’évolution de cette littérature dans son contexte historique et sociologique et à y appliquer une appréhension et une analyse aussi objectives que possible en ayant recours aux théories littéraires et aux méthodologies qui le permettent. Cette œuvre s’adresse à des étudiants souhaitant approfondir leurs connaissances ainsi qu’à des spécialistes voulant procéder à des comparaisons entre les littératures qu’ils enseignent et/ou étudient et la littérature arabe.

Pourquoi discréditez-vous l’impact de la campagne de Bonaparte en Égypte sur la Nahda ?

La Nahda arabe fut longtemps considérée comme le résultat de la campagne de Napoléon : Zorro est arrivé et tout a changé. Cela nous a paru au mieux un peu naïf, au pire idéologiquement douteux. Si la société arabe n’avait pas été déjà travaillée depuis un certain temps par une réflexion sur son devenir dans le cadre de l’Empire ottoman, si elle n’avait pas eu le désir de se décloisonner, de revoir sa littérature et la fonction de celle-ci, Napoléon n’aurait fait que passer sans induire un chamboulement profond. Or, le chamboulement a eu lieu. Nous avons donc inclus une réflexion sur le XVIIIe siècle, période peu étudiée jusqu’à présent, pour y déceler cette lente fermentation qui va s’épanouir franchement après la campagne d’Égypte. Il suffit, par ailleurs, de lire Tahtawi sans idées préconçues pour se rendre compte de la distance qu’il prend par rapport à la société française qu’il était loin d’admirer béatement comme cela a été si souvent affirmé. Enfin, l’évolution de la Nahda a son cachet et sa logique propres. Elle ne copie pas bêtement l’Occident. Elle est aux prises avec un patrimoine à la fois littéraire et religieux bien enraciné qu’il ne s’agit pas de jeter aux orties ; elle intègre et transforme ce qui lui vient au contact de l’Occident pour l’ajuster à ses propres préoccupations qui ne sont ni exactement celles de la Renaissance européenne ni celles de leurs contemporains occidentaux. C’est donc la logique interne de cette Nahda que nous avons tenté de comprendre et de montrer.

Quelles fonctions attribuer à la critique littéraire ?

C’est tout un débat. Il faudrait d’abord cesser de parler de « naqd » ; il vaudrait mieux parler de « tahlil » et en français d’analyse. Le rôle du « critique », notamment du type chercheur, n’est pas de dire que telle œuvre est géniale et telle autre minable, mais de montrer comment tel ou tel auteur s’y est pris pour mettre ce qu’il veut dire en discours tant au niveau de l’énoncé que de l’énonciation : types de personnages mis en scène, type de système de valeurs porté ou rejeté par eux, types de questions mises en avant, structure de l’intrigue ou éventuellement son absence, etc., et au niveau de l’énonciation, les techniques mises en œuvre pour le dire : problème des narrateurs, des « points de vue » comme aurait dit Greimas, des « voix » comme dirait Genette. Je ne pense personnellement pas que la « critique » au sens littéral du terme ait jamais changé quelque chose à l’évolution d’une littérature ou d’un art. Ceux-ci sont acceptés ou non par un public donné à une période historique donnée, dans une culture donnée, parce que celui-ci se sent concerné. Exemple : le branle-bas de combat autour de la poésie dite « moderniste » dans les années quarante n’a pas empêché celle-ci de s’imposer et d’achever une lente évolution qui était en œuvre dès les néoclassiques puis s’est amplifiée avec les romantiques. Au critique de dire, le cas échéant, pourquoi ces arts s’imposent, quels sont les facteurs qui y contribuent ou y font obstacle. La critique n’a jamais empêché certains avant-gardistes de s’imposer malgré le rejet dont ils font l'objet ni certains de disparaître parce qu’ils ne répondent pas à la sensibilité du public.

Pouvons-nous dire que la littérature arabe est essentiellement non-islamique ?

Oui. Par définition, la littérature, toute littérature, procède d’une créativité individuelle. Or, l’individu ne se réduit pas à sa dimension religieuse ; si celle-ci peut se manifester chez certains, c’est toujours à travers le filtre d’une conscience et d’une sensibilité personnelles. C’est l’individu qui produit la littérature et non pas les doctrines, qu’elles soient religieuses, politiques ou autres. Par les temps qui courent, il faut rappeler cela sans cesse, au risque de déplaire à certains. En ce qui concerne l’arabe plus particulièrement, il faut rappeler aussi que la littérature s’est formée et a atteint son classicisme avant l’apparition de l’islam, qui lui a emprunté son génie. Il est évident aussi que, pendant l’âge d’or de la civilisation arabo-musulmane, les grands écrivains tels Mutanabbi, Ma’arri, Abu Nuwas… ne pensaient pas en musulmans. Cette vision relève d’une problématique récente fondée dans le contexte socio-politique et ne peut, en aucune manière, concerner directement la créativité, qu’elle soit littéraire, artistique, musicale ou autre.

Qu’en est-il de l’état de la langue arabe aujourd’hui ?

Revivifier la langue fut un souci majeur pour les fondateurs de la renaissance littéraire. Le problème actuellement est comment exprimer adéquatement en arabe moderne les notions, les sentiments et les différentes réalités de notre époque. Je me demande si nous ne sommes pas en train de perdre la bataille, faute de pouvoir moderniser la langue dans le respect de son génie propre, loin de tout pédantisme ou imitation servile des autres langues. Le risque qui se profile, c’est de créer une cassure entre une élite qui s’exprime et pense en langues étrangères, et une couche populaire qui vit dans les schèmes de pensée traditionnelles : prélude larvé à des guerres civiles symboliques ou réelles. Par ailleurs, c’est seulement en actualisant la pensée par la modernisation de l’outil linguistique que le monde arabe peut aspirer à garder une identité vivante solide. Une langue arabe moderne, outil linguistique commun à tous les peuples arabes, véhiculant à la fois un patrimoine imaginaire et symbolique partagé et des aspirations de progrès et d’ouverture, reste le lien le plus fort entre ces peuples et le socle de leur identité


 
 
« C’est seulement en actualisant la pensée par la modernisation de l’outil linguistique que le monde arabe peut aspirer à garder une identité vivante solide »
 
BIBLIOGRAPHIE
Histoire de la littérature arabe moderne, Tome 1: 1800- 1945 de , sous la direction de Boutros Hallaq et Heidi Toelle, Sindbad Actes Sud, 784 p.
 
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