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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre

Henry Laurens est un fil d’Ariane indispensable à tout voyageur imprudent désireux de se perdre dans les méandres du Moyen-Orient. Du Collège de France, cet historien érudit, grand ami du Liban, veille sur l’Orient qu’il enseigne avec passion depuis 25 ans.

Par Rita BASSIL EL-RAMY
2007 - 11

Le lecteur qui s’aventure dans le tome III de La Question de Palestine d’Henry Laurens qui vient de paraître aux éditions Fayard se retrouvera rapidement pris au piège, incapable d’en interrompre la lecture, tant il est vrai que ce volume offre, de manière accessible, une mine d’informations fondées sur une documentation colossale à propos d’un sujet qui nous touche de près et qui, depuis soixante ans, continue d’occuper douloureusement l’actualité. Après le tome I (1799-1922), narrant l’expédition de Napoléon en Égypte, la redécouverte de la Terre Sainte, enjeu des luttes politiques, perméable aux réformes modernisatrices de l’Empire ottoman, le tome II (1922-1947) traite pour la première fois d’une manière globale du mandat britannique, et montre au lecteur contemporain qu’il est aujourd’hui confronté aux mêmes questions de l’époque. Le tome III a le souci de briser les idées reçues sur l’accélération de la création de l’État d’Israël d’une part et, d’autre part, de montrer comment à chaque guerre, Israël se renforce et comment, à chaque fois, l’humiliation arabe vient nourrir la haine, tout en consacrant plus de 300 pages au délicat et douloureux récit de la destruction des villages palestiniens, au massacre de la population et à son exode... Une véritable somme, servie par un style captivant, qui a le grand mérite de l’objectivité et de la rigueur.


Vous remarquez la difficulté aujour-d’hui «?à affronter le passé dans la mesure où ce dernier est créateur de droits, de culpabilités, de responsabilités et de reconnaissances?». Comment un peuple peut-il changer son destin en échappant à la reproduction des schémas ou au réemploi des mythes??

C’est ce que les psychanalystes appellent la compulsion de répétition. On n’échappe pas au passé, mais on peut le dominer ce qui n’est pas la même chose. Entre la France et l’Allemagne, il y a eu une solennelle réconciliation mais qui ne s’est absolument pas faite sur une interdiction de mentionner le passé, bien au contraire. Donc on n’est jamais totalement prisonnier du passé, mais le passé vécu ressenti, porteur de droit, le passé qui ne passe pas (non pas celui des historiens qui est un passé mort) est toujours manipulé par le présent et non pas l’inverse. Ce n’est pas le passé qui pèse sur le présent, c’est le présent qui remanie constamment le passé. Toutes les questions que j’aborde dans ce volume et dans les volumes précédents sont incontestablement des questions extrêmement douloureuses et passionnelles, ce qui implique la nécessité d’être extrêmement prudent dans l’usage des mots même si je ne cherche à rien dissimuler.

Au Liban, dans les manuels scolaires, l’histoire s’arrête à l’indépendance de 43. La stratégie de l’ignorance de l’autre – et de soi – est-elle vraiment un moyen de survie??

Le problème là est un peu différent en ce qui concerne les programmes scolaires parce qu’ils sont pareils aux vieux programmes d’origine européenne de la fin du XIXe siècle qui concevaient l’enseignement de l’histoire comme un récit national, même si elle s’appuyait sur une base scientifique, à partir duquel se construisait le personnage identitaire de la nation. Or, de nos jours, on tente en Europe de désamorcer les récits nationaux, on essaie par exemple de construire des manuels scolaires communs à la France et à l’Allemagne du point de vue de l’histoire. Aussi, ceux qui s’estiment victimes de l’histoire, qui se sentent exclus du récit national, exigent-ils paradoxalement d’entrer dans le récit national par le biais d’une histoire de la colonisation. Dans le cas libanais, il est très difficile, avec le caractère passionnel et les contraintes du système communautaire, d’élaborer un récit national qui serait trop lié à l’une ou à l’autre des versions ou tendances de l’histoire libanaise. En réalité, il faudrait utiliser les termes les plus modernes de la pédagogie. Donner aux jeunes Libanais des documents d’origines diverses sur l’histoire de leur pays et les conduire ainsi à tirer par eux-mêmes les enseignements. Il est vrai que c’est un peu hypocrite parce qu’il y a toujours la sélection des documents, mais quand on confronte les gens à une documentation décapée de tous les commentaires, il y a là une possibilité de trouver une solution au problème posé. Ainsi, on fait parler l’histoire plutôt que d’imposer une vision de l’histoire.

Comment l’historien en vous fait-il pour se protéger du temps et du lieu qui pourraient fausser son analyse??

On a toujours reproché aux historiens le fait qu’ils ne sont pas impartiaux... Aujourd’hui, la réflexion sur l’histoire tient moins compte de la question de la partialité ou de l’impartialité que de la question de l’honnêteté et de la cohérence. Quand on énonce une analyse, il faut à la fois essayer de tenir compte de toutes les objections possibles qui contesteraient l’analyse et éviter de passer sous silence ce qui risquerait de mettre en cause la validité de cette analyse. En revanche, un des grands acquis des méthodologies contemporaines, c’est la prise de conscience des historiens qu’ils produisent une analyse à partir d’un ici et d’un maintenant. Ils ne se comportent plus comme un dieu qui juge les gens?: «?Napoléon aurait dû faire?», «?César a eu tort?»… Cela explique pourquoi beaucoup d’historiens de langue française, comme moi, ont abandonné l’usage du passé historique pour le présent. L’emploi du présent renvoie à un savoir immédiat qui peut être un jour remis en cause. Je donne un état du savoir à un moment donné dans un pays donné, dans un contexte de documentation donné.

Incessamment, les négociations de paix avortent du fait de deux facteurs?: le mythe du complot et l’erreur de calcul. Comment établir la confiance entre les différentes parties??

Dans la période que j’étudie dans ce volume, on ne parle pas encore du «?territoire contre la paix?». En 49, les négociations ont échoué parce que même si les Arabes disposaient d’un certain nombre de résolutions de l’ONU et de droits juridiques comme le droit de retour des réfugiés, ils ne pouvaient pas aller au bout de chacune des démarches que ces textes juridiques permettaient d’espérer, parce que toutes ces démarches impliquaient, à un moment ou un autre, la paix avec Israël. Or comme ils étaient dans une logique de refus, ils ne pouvaient arriver à bout de cette contradiction. En allant dans le sens de l’application de l’une ou l’autre de ces résolutions, ils auraient été contraints d’arriver à une négociation directe et à un règlement politique avec Israël. Les Israéliens, de leur côté, ne voulaient absolument pas de l’application de ces résolutions. Ils ont toujours joué sur le fait que les Arabes, par leur comportement même, les rendaient inapplicables. Les Arabes ont-ils le droit de refuser Israël?? C’est un autre problème qui pose des questions d’ordre éthique, moral, contextuel… Ils avaient le sentiment justifié qu’une injustice très forte a été commise contre eux. Et puis, comme on était dans le contexte de la décolonisation, ils se disaient qu’Israël est un fait colonial qui connaîtrait le même sort que les autres créations coloniales. Ceux qui tenaient un discours allant dans le sens de la négociation étaient dénoncés comme des traîtres.

Comment avez-vous échoué en Méditerranéenne??

Je suis moi-même un Méditerranéen et la Méditerranée n’a jamais été une barrière. Elle a toujours été un espace d’affrontement et d’échange. Je me place beaucoup plus du côté de l’échange que de l’affrontement. C’est cette conviction, la demande du public et le défi intellectuel qui m’ont poussé à étudier la question de Palestine?!



 
 
© Francesca Mantovani
« Ce n'est pas le passé qui pèse sur le présent, c'est le présent qui remanie constamment le passé »
 
BIBLIOGRAPHIE
La Question de Palestine, tome III de Henry Laurens, Fayard, 2007, 823 p.
 
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