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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Philippe Claudel, la guerre pour obsession
Philippe Claudel est assurément l’un des écrivains français les plus prometteurs. Rencontre à l’occasion de la parution de son dernier roman, Le Rapport de Brodeck.

Par Lucie GEFFROY
2007 - 10

L’intrigue des Âmes grises se déroulait dans un village à quelques kilomètres des champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Dans Le Rapport de Brodeck, gros succès de cette rentrée littéraire en France, Philippe Claudel peint un fait divers morbide avec la Seconde Guerre mondiale pour toile de fond. Roman puissant qui ne cache rien de la noirceur humaine,  Le Rapport de Brodeck est en bonne place dans la course aux prix littéraires de la rentrée. Mais ça, Philippe Claudel n’en a cure. Conteur humaniste, l’écrivain se raconte et parle de son roman avec l’humilité d’un jongleur de mots.

Votre dernier roman, Le Rapport de Brodeck, clôt un triptyque sur la guerre et ses répercussions. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous emparer de ce thème ?

J’ai une hypersensibilité à la guerre. On en revient toujours à ses origines : je suis né en Lorraine, un bout de la France qui, pendant des décennies, a été le paillasson de l’Europe. Un peu comme le Liban, des armées entières se sont essuyé les bottes dessus. Dans ma mémoire génétique, culturelle et paysagière, il y a donc la guerre. Ma grand-mère me parlait de la guerre franco-allemande de 1870 qu’elle n’avait pas vécue ; de la Première Guerre mondiale qu’elle a vécue. D’emblée, pour moi, l’humanité a été une humanité qui s’abîmait. Au-delà de ces considérations, d’un point de vue romanesque, je crois que je serais incapable d’écrire sur des gens qui vont bien. J’aimerais n’écrire que sur l’amour mais je n’y arrive pas. Je trouve qu’il n’y a pas de meilleur révélateur de l’âme humaine que la guerre.

Vous avez publié votre premier roman à l’âge de 37 ans. Comment s’est passée cette entrée tardive en littérature ?

J’ai publié tard mais j’ai débuté l’écriture très tôt ! J’ai commencé à rédiger de petites histoires dès que j’ai su écrire, vers 10 ans. À 37 ans, j’avais déjà derrière moi je ne sais combien de manuscrits jetés à la poubelle. Je les trouvais trop mauvais pour oser les envoyer à des éditeurs. Il y a des génies comme Rimbaud qui écrivent des chefs-d’œuvre comme ils respirent. Mais il y a aussi beaucoup de tâcherons comme moi qui ont besoin d’énormément de temps avant de produire un texte correct. Ma fierté c’est d’avoir attendu avant de publier quoi que ce soit.

Dans Le Rapport de Brodeck, qui peut se lire comme un livre sur la mémoire, vous citez Primo Lévi : « Raconter est un remède sûr ». Est-ce le devoir de l’écrivain de témoigner ?

L’écrivain est là pour dire. Je trouve stupide le concept de littérature engagée. Toute littérature est engagée et engageante. L’écrivain joue un rôle politique au sens étymologique du mot : il inscrit sa parole dans la polis, la cité. C’est un guetteur, un gardien de phare, un sismographe qui sent les secousses du monde et émet à son tour des sortes de décharges électriques pour réveiller les gens. Fondamentalement, j’écris par nécessité. À la question : « Pourquoi écrivez-vous ? » Beckett avait répondu par un laconique « Bon qu’à ça ». Moi, c’est pareil. Écrire est ma façon d’être dans le monde. Je n’ai rien trouvé de mieux à faire. Est-ce que raconter est un remède ? Je n’en suis pas sûr. J’aime bien le mot grec de pharmacon qui signifie à la fois poison et médicament. Raconter, c’est à la fois dépasser l’horreur, mais c’est aussi se la rappeler, la rendre de nouveau présente. Dans le roman, je dis que Brodeck a une mémoire qui déborde de lui et c’est pourquoi il fait finalement le choix d’oublier. Il faut faire attention à la tentation de l’hypermémoire. C’est trop facile de se donner bonne conscience en invoquant le devoir de mémoire pour mieux jeter un voile sur les problèmes contemporains.


 L’action du roman se déroule dans un pays imaginaire qui ressemble à l’Allemagne mais n’est pas nommé comme tel. Vous évoquez la Shoah sans jamais prononcer les mots « juif » ou « nazi ». Pourquoi ce choix ?

Je voulais construire mon récit comme une parabole afin d’échapper aux pièges de l’histoire. La Shoah n’est pas un événement isolé dans l’histoire de l’humanité. Il y a eu des précédents et des répliques. Je ne voulais pas enfermer le récit dans un pays ou une époque trop déterminés. C’est une manière pour moi d’élargir le propos, de le rendre universel et de dire : cela pourrait se passer ailleurs.

Le personnage principal, Brodeck, est décrit comme un lâche, comme un « être qui préfère la poussière à la morsure ». Comment avez-vous construit ce personnage?

Je ne dirais pas que Brodeck est un lâche. S’il accepte de « mordre la poussière » c’est uniquement par amour. Il a une raison de vivre : Emelia. Son désir de la retrouver est tellement fort que les crachats qu’il reçoit en pleine figure ne l’atteignent pas. On peut considérer aussi que les bourreaux qui l’humilient n’appartiennent plus à l’humanité. Brodeck en a conscience et donc, à partir de là, être bafoué par ses bourreaux lui semble supportable. C’est comme si ce qu’il vivait dans le camp n’était pas de l’ordre du réel. En écrivant, je me suis souvenu de témoignages de rescapés de la Shoah qui, pour supporter tout ce qu’ils vivaient, se persuadaient d’être dans un cauchemar. Ce thème très shakespearien de l’irréalité est au cœur de mon roman. À travers Brodeck, j’ai aussi voulu aborder ce qu’on appelle le « complexe du survivant ». Brodeck se sent coupable d’être revenu. Il est celui qui, plus que tout, a voulu revenir, mais de retour, il doit réapprendre à vivre avec son passé.

À un moment, vous faites dire à Brodeck : « J’ai relu mon récit, cela manque d’ordre. Je pars dans tous les sens (...). Les mots viennent dans mon cerveau comme la limaille de fer sur l’aimant et je les verse sur la page sans plus me soucier de quoi que ce soit. » Est-ce Philippe Claudel qui parle à travers votre personnage ?

(Rires). Oui c’est un petit clin d’œil. C’est vrai, j’écris comme ça. Mon écriture est très intuitive, non réfléchie, non intellectuelle. Je pense que l’écriture romanesque doit être tout sauf intellectuelle. C’est avant tout un acte physique qui vient des entrailles. Quand elle est trop intellectualisée, l’écriture s’assèche. Les pires romans sont ceux qui viennent au service d’une thèse. Il faut être dépassé par ce que l’on écrit. Pour Le Rapport de Brodeck, j’avais la première phrase qui m’est venue un matin au réveil : « Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien. » Puis j’ai dévidé la pelote. Je ne savais pas où j’allais. J’ai même cru à un moment donné que Brodeck allait mourir.

Avez-vous lu Les Bienveillantes de Jonathan Littell, prix Goncourt 2006, qui aborde le même événement historique que votre roman ?

J’ai arrêté au bout de dix pages. Je l’ai trouvé dépourvu de style et beaucoup plus documentaire que romanesque. Cela fait vingt ans que je lis tout ce qui sort sur le sujet. Cela ne m’intéressait pas de lire une énième somme de travaux universitaires. Si des lecteurs ont été touchés par ce roman, tant mieux pour eux. Ce n’est pas mon cas.

Vous êtes venu plusieurs fois à Beyrouth. Le Liban est un pays que vous connaissez bien. Que vous inspire-t-il ?

J’ai visité deux fois le Liban. À vrai dire, je me sens très libanais. Enfant, mes soirées étaient rythmées par les images de guerre à la télévision. La guerre civile libanaise, j’ai l’impression de l’avoir vécue !

 
 
© Francesca Mantovani
« Il n’y a pas de meilleur révélateur de l’âme humaine que la guerre »
 
BIBLIOGRAPHIE
Le rapport de Brodeck de Philippe Claudel, Stock, 2007, 400p.
 
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