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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Paule Constant : « Nous n’avons que des blessures d’enfance. »
Sans jamais quitter l’univers littéraire qu’elle construit depuis vingt-cinq ans, Paule Constant, prix Goncourt 1998, reconstitue dans La bête à chagrin les origines d’un crime. Dans une langue nouvelle, elle nous livre un roman surprenant qui interroge sur le mal et la culpabilité.

Par Laurent BORDERIE
2007 - 09
La bête à chagrin se lit comme un polar ou un thriller. Pourquoi, chez vous, ce nouveau genre ?

La structure des polars me fascine toujours, mais, en général, je suis rapidement déçue. L’enthousiasme qui me saisit dès les premières pages s’essouffle vite. J’ai pris quatre ans pour essayer d’écrire un roman policier parfait, aux boulons serrés, dans le même style que ceux que j’aimerais lire. Je souhaitais écrire un roman à deux inconnues dans lequel on ne connaîtrait ni les victimes ni les assassins. J’ai voulu que tous les éléments qui apparaissent au lecteur deviennent éléments d’enquête.

Et comment vous y êtes-vous prise ?

Mon procédé est peut-être à l’opposé de la tradition du roman policier classique. Une juge d’instruction fait répéter une action après un drame terrible, on ne sait pas encore qui parle, mais à la fin, tout paraît recommencer, même le livre. Il y a les points de vue de tous les personnages qui jugent les coupables : le psychiatre, le policier, l’avocat, le juge et le chœur des témoins. J’ai voulu ajouter le ressort psychologique qui n’apparaît pas toujours dans le policier classique, à savoir la notion de culpabilité. Aucun témoignage n’est le même, il repose sur le vécu de ceux qui instruisent l’enquête comme sur celui de ceux qui y ont participé. Toutes les fois qu’apparaît un nouvel élément, on ne sait plus démêler le vrai du faux. La vérité des héros est à chaque fois différente. Et l’on en arrive alors à suspecter des innocents, parce que cela nous arrange peut-être. Le roman policier doit toujours demander une forte participation au lecteur. Dans les romans d’Agatha Christie par exemple, on sait tout, on connaît tout de l’intrigue, rien ne manque, le lecteur mène l’enquête avec sa personnalité propre, il est pris dans les filets de l’auteur.

Pour ceux qui connaissent votre œuvre, est-ce là un tournant ?


Ce livre s’inscrit dans une trilogie des prisons que j’ai commencée avec La fille du Gobernator qui interrogeait sur la notion de la culpabilité de la mère, de l’enfant et du père qui sont tous des « innocents coupables ». Je l’ai poursuivie avec Sucre et secret où le lecteur ne sait pas si le héros, condamné à mort dans une prison aux États-Unis, est coupable ou innocent. Après le bagne de Cayenne, après le couloir de la mort aux États-Unis, j’ai voulu écrire sur un monde qu’on pourrait qualifier de « normal », où l’on se trouve confronté à la justice « ordinaire ». J’ai voulu m’interroger sur le basculement qui fait que la justice atteint des gens banals pour une cause qui peut paraître banale elle aussi, et me demander jusqu’à quel degré on est coupable ou non.

Pourquoi cette notion de culpabilité est-elle sans cesse présente dans vos romans ?

Jeff, ce gros personnage hideux et flasque, apparaît comme ignoble, mais lorsqu’on découvre pourquoi il est ainsi, on change d’opinion sur lui. Le degré de culpabilité est variable selon le regard qu’on porte ou l’information qu’on possède sur un individu. Je suis de culture judéo-chrétienne, cela est très profond en moi. Je suis aussi très proche de Mauriac qui n’a écrit que des romans sur la notion de culpabilité, sur les humiliés, les offensés. J’habite Aix-en-Provence, je peux aller facilement à la Cour d’assises, j’y vois des gens qu’on enchaîne, qu’on libère. Cette mise en scène, ces lieux surannés où l’on décide de ce qui est bien et ce qui est mal me préoccupent. Par rapport à quoi dit-on la justice ? La morale ? Le sens religieux ? Je suis bouleversée par le vocabulaire de ces gens-là. La recherche de la vérité est ardue et le vocabulaire difficile à comprendre pour les plus simples. En outre, je travaille dans une université de juristes, la loi évolue, elle change et l’on continue à juger sans toujours remettre les choses en question. Avant 1974, l’avortement était un crime. Aujourd’hui, ce n’est heureusement plus le cas. Mais par rapport à l’éternité religieuse, la question demeure troublante.

L’enfance est le « noyau dur » de votre œuvre. Rares sont les romanciers qui montrent l’enfance comme vous le faites, victime et coupable mais jamais angélique.

Nous n’avons que des blessures d’enfance. Dans Confidence pour Confidence, mes quatre héroïnes sont victimes de leur enfance, elles n’ont pas grandi après leurs blessures. Je ne peux pas me défaire de ce thème. Je suis meurtrie de voir comment les adultes se comportent avec les enfants. Dans La bête à chagrin, Cathy est malade d’avoir été surprotégée, elle est incapable de réagir devant le moindre problème, Lili son amie a été abandonnée et porte son enfance avec douleur. Lorsque j’étais enfant, mon père me terrorisait. Nous vivions sous les tropiques dans des conditions éprouvantes et il nous disait que c’était un honneur, qu’il fallait savoir se mortifier. J’ai vécu mon enfance en proie à une immense culpabilité. En écrivant, je me suis affranchie du cauchemar.

Ne sommes-nous pas tous des enfants victimes de blessures d’adultes ?

Mes enfants, ceux de mes livres, sont en crise d’amour, ils se révèlent parce qu’ils ne sont pas aimés. C’est toujours cela que l’on trouve dans mes romans : un enfant désaimé ou mal aimé se débrouille pour l’être. C’est là que mes héros trouvent leur force vitale. Ces adultes qui habitent mes livres sont des enfants blessés qui ont grandi et n’ont d’autre choix que de s’accommoder.

Est-ce pour mieux comprendre votre propre vie que vous écrivez ?

Certainement. Mais j’ai l’impression de le faire d’une façon beaucoup plus distante et éloignée que la plupart des auteurs de livres d’autofiction que je lis aujourd’hui. Les toréadors ne peuvent tuer le taureau que s’ils s’en éloignent. Il faut mettre de la distance pour inventer !


 
 
« Ces adultes qui habitent mes livres sont des enfants blessés qui ont grandi et n’ont d’autre choix que de s’accommoder »
 
BIBLIOGRAPHIE
La bête à chagrin de Paule Constant, Gallimard, 226 p.
 
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