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Philippe Delerm, en quelques mots...
Avec son écriture minimaliste qui décortique les petits riens de la vie, Philippe Delerm a séduit un vaste public. Il nous revient avec des textes courts sur le sport, sa passion de toujours. 



Par Lucie GEFFROY
2007 - 03


À56 ans et après le succès phénoménal de La première gorgée de bière (1997), Philippe Delerm , dans La tranchée d’Arenberg et autres voluptés sportives, décrypte la multitude de plaisirs que suscite le sport auprès des spectateurs sans oublier d’évoquer les souffrances et les joies des sportifs du dimanche. Les arabesques de Zidane, les larmes de Colette Besson, la main de Platini dans celle de Battiston, le rire de Ladji Doucouré… tout y passe. En exclusivité, il nous raconte son parcours difficile et nous parle avec une spontanéité lucide et attachante de ses goûts et de sa passion pour ces textes courts qui ont fait sa célébrité.

Avez-vous été un écrivain précoce ? 

 J’ai été un lecteur précoce et assidu, mais un écrivain assez tardif. Je n’ai commencé à écrire que vers l’âge de 25 ans. Avant, je rêvais de devenir un grand sportif. Issu d’un milieu plutôt porté vers les lettres, fils d’instituteurs, je trouvais le sport beaucoup plus exotique que l’écriture. Mais ma mère a toujours conservé religieusement mes premières rédactions qui n’avaient pourtant rien d’exceptionnel. Lorsque je suis devenu enseignant, j’ai été muté en Normandie. J’avais beaucoup de temps pour moi. C’est là, entre la forêt et les paysages de vallées et de rivières, que j’ai commencé à écrire.  

Votre succès a été tardif. N’avez-vous pas eu la tentation de tout laisser tomber ? 

J’ai envoyé mes premiers manuscrits vers 1976. Tous ont été refusés. C’était effectivement assez décourageant. Naïvement, j’avais pensé que même sans avoir un pied dans le milieu de l’édition parisienne, on pouvait facilement devenir un écrivain édité. Je me suis accroché. Mon premier livre a été accepté au bout d’une dizaine d’années. Entre-temps, je ne compte plus les promesses, les « presque sûr » qui ont fini en queue de poisson. Pourtant, à aucun moment, je n’ai songé à renoncer à mon projet. Tout en étant très heureux dans ma vie d’homme, j’avais besoin de continuer à écrire, d’espérer qu’un jour je serais lu.  

Votre écriture, qui procède par petites touches, se caractérise par un sens aigu du détail et une pointe d’humour. Rémi Bertrand, qui vous a consacré un livre, définit cette écriture par l’expression « minimalisme positif ». Êtes-vous d’accord avec cette définition ? 

Oui, tout à fait. Il y a un autre mot que j’aime bien. Certains le trouveront prétentieux : fractal. Une littérature fractale est une littérature où l’élément le plus minime peut rendre compte de l’universel. J’ai horreur des grands sujets. Je pense que l’on a plus de chances de toucher un lecteur en abordant un sujet anodin et jamais traité qu’en se lançant dans de grandes épopées.  

Le livre qui vous a fait connaître du grand public est La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules. Cela ne vous agace-t-il pas qu’on vous parle sans arrêt de ce seul livre alors que vous êtes l’auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages ? 
 
Comment pourrais-je m’en plaindre ? Pour moi, La Première gorgée de bière est une espèce de pierre philosophale. Il a fait connaître tous mes livres précédents et tous les suivants. Ce serait ingrat de ma part de regretter qu’on m’associe à cette œuvre. À vrai dire, j’aime assez l’idée d’être « réduit » à un seul titre, comme André Dhôtel avec Le pays où on n’arrive jamais. C’est beau aussi d’être un livre…  

N’avez-vous pas le sentiment d’être devenu prisonnier de votre style ? 

J’ai toujours eu envie d’écrire des livres composés de petits textes. Le moment où l’on trouve l’idée est jubilatoire. Généralement, je ne connais pas la chute avant de me lancer dans la composition du texte. À chaque fois, c’est un peu comme une énigme que je résous en cours de rédaction. Mais je ne me sens pas pour autant  prisonnier de ce genre. Je suis l’auteur d’autres livres radicalement différents : Le Portique (1999) qui est un court roman sur le mal de vivre à la quarantaine, un livre sur un peintre danois (Intérieur), un essai sur Léautaud (Maintenant, foutez-moi la paix !), etc. Finalement, je n’en suis qu’à mon cinquième livre de textes courts !

Cette littérature de l’anodin ne manque-t-elle pas d’ambition ? Vous n’aimez pas les romans ? 

Je ne suis pas à l’aise avec le roman. Les textes courts correspondent plus à mon rythme. Je n’écris jamais plus de deux heures de suite. Le texte court, c’est comme le 400 mètres pour les athlètes, à la fois long et rapide. Ce qui me plaît dans l’écriture, ce sont les atmosphères, les climats. Or, dans le roman, ils sont dilués dans l’intrigue.  

Qui sont vos maîtres ?

Pas ceux que l’on croit. On m’a souvent associé à Nathalie Sarraute (celle de Tropismes) ou à Roland Barthes. Je ne les connaissais pas avant d’écrire. Certes, quelques-uns de mes textes sont un peu dans le goût de ceux de Mythologies, mais la comparaison s’arrête là. Je me sens bien plus proche d’un Jacques Réda, poète français sensible, bien avant moi, aux couleurs, aux odeurs, aux ambiances et aux petits riens ou d’un Éric Holder. Sinon j’aime lire Proust, Léautaud, Julien Gracq, Colette, Le Clézio. 
 
Le fait d’analyser sans arrêt tous les détails, les gestes, les petits plaisirs du quotidien n’enlève-t-il  pas une sorte de spontanéité au ressenti ? 

Non, car je ne suis jamais en chasse de ces émotions. Je ne me promène pas avec mon carnet de notes sur moi, à l’affût de ce qui pourrait constituer un « sujet ». J’ai besoin de vivre pleinement les émotions sur le moment. Les idées ne viennent que plus tard ;  les sensations remontent à la surface de ma mémoire sans que je m’y attende. C’est la fameuse leçon de Proust sur la mémoire involontaire. Quand on cherche, on ne trouve pas.  

Vous venez de publier La tranchée d’Arenberg et autres voluptés sportives. Pourquoi ce recueil sur le sport ? 

Le sport a toujours occupé une place très importante dans ma vie. Je vous le disais, j’ai longtemps rêvé devenir un grand sportif. J’ai été entraîneur d’athlétisme, j’ai animé un club de football dans mon collège... Je rêvais depuis longtemps à ce livre. Le voilà !  

Avez-vous le sentiment que votre écriture a évolué ? 

Jusqu’à Enregistrements pirates (2003), j’avais une façon sèche et humoristique de voir les choses, à la manière d’un Léautaud ou d’un Jules Renard. Avec La tranchée d’Arenberg, je suis revenu à une écriture un peu plus lyrique. Sans doute parce que je vois le sport avec lyrisme. Quand on vieillit, on devient moins heureux. La moindre des politesses, c’est de compenser en essayant d’être drôle. Malgré tout, je crois que je suis resté sucré dans la maturité. J’aime les deux : l’amer et le sucré. Le plus dur c’est d’être sucré sans être mièvre.

Vous parlez de « lyrisme ». Parfois, on vous sent même mélancolique…

C’est vrai. Je me suis toujours senti plus vivant dans l’attente, dans l’espérance, que dans la réussite. Pour moi, la mélancolie, c’est l’attente, le contraire de la réalisation. Je suis assimilé à un écrivain du bonheur, du plaisir. Mais tout cela n’a de résonance que par rapport à la tristesse. Dans le sport, c’est pareil : je suis davantage touché par les matchs ratés de justesse et les destins inaboutis que par les victoires éclatantes.  

Pourquoi écrivez-vous ? 

Céline a écrit : « Invoquer sa postérité, c’est faire un discours aux asticots. » Je ne supporte pas ce genre de phrases. Si l’on écrit, c’est pour lutter contre la mort. Évidemment. J’écris parce que c’est une façon pour moi de me réaliser et parce que c’est une manière de laisser ma trace, aussi humble soit-elle, sur cette terre. 

La plupart des prix littéraires de l’année 2006 ont couronné des étrangers d’expression française. Est-ce le signe que la langue française se porte bien ou mal ? 

C’est un signe positif. La langue, mais aussi la littérature française, se revivifie forcément grâce aux auteurs francophones. Cela a toujours été la cas. Ceci dit, je suis très sceptique face au phénomène Littell. J’ai lu Les Bienvaillantes et, sincèrement, je n’ai pas aimé ce livre. L’ensemble, très documenté, trahit selon moi un penchant pour le voyeurisme. Et puis, c’est le type même de grand sujet qui m’ennuie.  

Votre famille évolue dans l’art. Votre fils Vincent est un chanteur connu, votre femme est dessinatrice de livres pour enfants. Avez-vous déjà travaillé en trio ? 

Avec Martine nous avons plusieurs fois travaillé ensemble sur des livres. En ce moment, nous préparons d’ailleurs un album où j’écrirai des textes à partir de ses photos. On se nourrit beaucoup du travail créatif des uns et des autres. On échange, on partage. ça marche parce que chacun a son territoire bien défini. Mais nous n’avons pas encore travaillé en trio. L’hypothèse a déjà été évoquée. Vincent chante, Martine dessine, moi j’écris. On pourrait composer un conte musical ! Pourquoi pas ? Un jour, ça se fera. Je ne sais pas quand, mais ça se fera !





 
 
© Alain Bollery / Opale
« Une littérature fractale est une littérature où l’élément le plus minime peut rendre compte de l’universel. J’ai horreur des grands sujets »
 
BIBLIOGRAPHIE
La tranchée d’Arenberg et autres voluptés sportives de Philippe Delerm, Éditions Panama, 2007, 120 p.
 
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