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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par William Irigoyen
2016 - 02
C'est un rituel chez lui. Pendant deux ans, l'écrivain français accumule des notes dans des carnets où il compile ce qu'il voit et entend. Ce dont il se souvient aussi de la vie d'autrefois?: la sienne et celle de ses proches. Lorsqu'il a fini de tout relire, commence alors à naître une histoire dont l'auteur lui-même dit ne jamais trop savoir à l'avance où elle l'emportera. Cette absence de tout contrôle caractérise aussi certains de ses personnages. Le huitième roman de Patrick Lapeyre, La Splendeur dans l'herbe, l'atteste. Homer et Sybil font connaissance après que leur conjoint respectif, Emmanuelle et Giovanni, les ont quittés pour vivre une relation sentimentale sur l'île de Chypre. Restés à Paris, les amants délaissés ne vont pas tarder, à leur tour, à tomber amoureux l'un de l'autre. Mais la relation est difficile?: Homer est un être hésitant. Son passé est un fardeau. Balloté entre une mère (Ana) qui, à force d'établir des contacts avec des inconnus dans les bars, finit par l'oublier et un père (Arno), souvent absent pour des motifs professionnels, l'enfant peine à éclore. Mais Homer préfère garder le silence sur cette vie d'autrefois. Enfin presque. Ceux qui ont aimé les précédents romans de Patrick Lapeyre, lauréat des prix Femina en 2010 pour La Vie est brève et le désir sans fin et Inter en 2004 pour L'Homme-sœur (tous ses livres sont publiés chez POL) devraient goûter avec délice à ce nouvel opus.

Diriez-vous de votre dernier livre qu'il s'agit d'un... ou de deux romans??

Il contient deux histoires. La première met en scène Homer et Sybil, un couple de perdants auxquels la littérature, d'ordinaire, s'intéresse peu. L'idée m'est venue en voyant In The Mood For Love du réalisateur hongkongais Wong Kar-wai. Ce film raconte l'itinéraire de deux personnes quittées par leur conjoint... qui finissent par tomber amoureuses l'une de l'autre. Et puis il y a une autre histoire dans mon roman. Elle se déroule trente ans auparavant, en 1981. Elle raconte une partie de la vie en Suisse d'Ana, la mère du personnage principal. Chaque chapitre impair se concentre sur Sybil et Homer. Chaque chapitre pair a trait à l'enfance de ce dernier.

Le titre de votre roman est inspiré d'un poème de William Wordsworth?: «?Though nothing can bring back the hour/ Of splendor in the grass.?» Faut-il en conclure que cet écrivain anglais est pour vous une référence littéraire??

Le titre aurait dû être Silenzio. Mais il a déjà été utilisé quatre fois. Là encore, je suis allé chercher du côté du cinéma. J'ai revu La Fièvre dans le sang d'Elia Kazan avec, entre autres, Nathalie Wood et Warren Beatty. Son titre anglais est Splendor in the Grass. Une scène de ce film se déroule dans un lycée. Un professeur de littérature fait commenter à ses élèves le passage d'un livre de Wordsworth, grand poète romantique anglais avec Coleridge. Mettre en exergue ce texte m'a rappelé lorsque, lycéens, nous traduisions des classiques. J'aime beaucoup ce vers «?Nous ne reverrons jamais l'heure de la splendeur de l'herbe ». La répétition du son «?eur?» n'allait pas. J'ai simplifié, ce qui donne un côté énigmatique au titre. On n'en comprend pas immédiatement la signification. Du coup, on a envie d'aller plus loin. Enfin peut-être.

C'est l'histoire d'un rapport amoureux ou bien d'une éclosion?: celle de ceux que vous appelez dans le roman des «?doubles mélancoliques »??

C'est l'histoire d'un rapport amoureux très particulier, toujours reporté, hésitant, maladroit. Homer est attiré par Sybil mais il est tétanisé par elle et il semble incapable de faire le moindre pas décisif. D'où ce récit sur son enfance qui révèle beaucoup de choses sur son vécu, ses souffrances. Il explique le personnage qu'il est devenu. Je voulais que le lecteur fasse lui-même ces liaisons. Nous sommes en face d'une névrose, même si je ne qualifierai pas ce livre de «?psychanalytique ». Ce type de personnage est souvent présent dans mon petit univers littéraire. Il s'agit d'individus perdus, en retard, flottants, «?décalés?» comme on dit aujourd'hui. Je les trouve infiniment plus poétiques. Ils ont une conception de la vie que j'aime. Mais j'apprécie aussi les personnages féminins énigmatiques. Ceux-là reviennent également régulièrement.

Est-ce à dire qu'on ne peut rien dire, factuellement, sur Sybil??

Sybil est une sorte de personnalité morale. Elle est plus mature. Son prestige intimide Homer qui éprouve une vraie difficulté à aimer une femme qu'il admire. Je n'avais jamais abordé cette dimension-là avant ce roman.

Sybil serait-elle trop maternelle avec Homer??

Oui, d'où l'empêchement d'Homer qui, d'ailleurs, se plaint à un moment de sa pesante sollicitude. À propos de mère?: si l'on regarde bien, on s'aperçoit que ce livre est construit sur un silence. Jamais Homer ne parle d'Ana. Sauf à la toute fin. Il a exclu, refoulé cette présence si forte de sa génitrice. Il ne veut pas en parler alors que Sybil ne cesse de lui ramener des souvenirs qu'il désire oublier. Il est prisonnier d'un passé qu'il cherche à fuir.

Ce prénom Homer a une sonorité anglo-saxonne. Il contient le mot «?home ». Auriez-vous cherché à le coder ?

Je ne fais jamais cela. Les noms me viennent comme de purs sons. C'est en feuilletant un catalogue d'œuvres du peintre américain Winslow Homer que j'ai été frappé par ce nom. Je suis d'avis qu'il faut écrire sans analyser. Il est en revanche nécessaire d'avoir de l'instinct. Et le choix d'un patronyme relève de cet instinct. Dans mon esprit, «?Homer?» prononcé à la française évoque plutôt le grand Homère. Mes personnages principaux ont toujours des noms qui les distancient. Ce qui compte, c'est d'envoyer un signal au lecteur lui signifiant que ce qui a lieu n'est pas vrai. Je n'aime pas l'illusion réaliste où l'on fait croire que le personnage existe réellement, qu'on l'a vu deux heures plus tôt.

Votre œuvre littéraire se résume-t-elle une radiographie du couple??

Le désir amoureux est l'objet principal de la plupart de mes récits. Est-ce une volonté?? Non. Je ne me fixe pas d'objectifs. La plupart des auteurs modernes n'écrivent plus comme ça. Il est sûr, en revanche, que je travaille sur l'inconscient, le souvenir.

Quelle est la part de souvenirs personnels dans ce roman??

De nombreuses séquences relatent des faits réels. Il y a par exemple une anecdote terrible sur un chien. Ma grand-tante avait soixante-dix ans quand elle me l'a racontée. Soudain, elle s'est mise à pleurer. Je l'ai toujours eu en mémoire. Mais cette réalité a été réarrangée. Il faut toujours prendre cette précaution.

Est-ce un roman nostalgique??

Il y a des moments dans la vie où l'on a envie de revenir à l'enfance. De la mienne en Alsace, j'ai gardé une nostalgie inguérissable. Ma mère était originaire de cette région française. Celle d'Homer et la mienne n'ont pourtant rien à voir. Quand on écrit, on s'autorise aussi à voyager. C'était un très grand bonheur de «?revenir?» en Alsace. Mais aussi en Suisse alémanique où, jeune, j'ai également passé du temps.

Quel regard portez-vous sur votre évolution littéraire??
 
Je ne suis pas très porté sur les évaluations rétrospectives. Il faut toujours aller de l'avant. Je suis toujours fasciné par ces récits mythiques, comme celui d'Orphée par exemple, qui interdisent de se retourner. Il faut résister à cette envie de revenir au point de départ qui est, en fait, une tentation de la mort. Ceci dit, il m'arrive parfois de relire certaines pages que j'ai écrites. Disons que mes premiers livres portent l'influence de Maurice Blanchot, du Nouveau Roman. C'est une littérature poétique avec une voix neutre et blanche. Ça m'a fasciné pendant longtemps. Ensuite, j'ai rencontré la littérature de Jean Echenoz dans les années quatre-vingt. J'ai alors découvert comment l'humour pouvait être une forme poétique intéressante. J'en ai eu tout à coup besoin. Certains de mes romans portent la marque de cet humour distancié. Le «?pic?» a sans doute été atteint avec Sissy, c'est moi. Depuis, je suis revenu à une écriture plus classique. L'humour est encore là mais il sert davantage à faire retomber la pression lyrique. Il y a des instants drôles et inattendus dans mon dernier roman. Ce sont des moments de décalage, de discontinuité.

Une discontinuité rendue précisément possible grâce à la présence de deux histoires…

En effet. J'aime beaucoup les effets d'interruption et de reprise. Ce roman n'est pas un, mais plusieurs récits simultanés qui s'entrecoupent. Notre cerveau moderne sait faire le changement entre deux situations, deux époques. C'est le cas ici?: nous sommes dans une période actuelle en France mais aussi en Suisse et en France au moment de l'élection de François Mitterrand.

La politique constituerait-elle un autre thème du livre??

Non, mais elle permet un nouveau décalage. Ana, la mère d'Homer, a été séduite par le communisme. Elle a eu beaucoup d'illusions. Nous aussi avons perdu les nôtres. Que l'on ait cru ou non en cette idéologie ne change rien au fait que sa disparition a été sans doute l'une de nos plus grandes pertes.



 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
La Splendeur dans l'herbe de Patrick Lapeyre, POL, 2016, 380 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166