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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par William Irigoyen
2016 - 04
Dans son appartement stambouliote, un homme enregistre sa voix sur un magnétophone. Il raconte différents événements de sa vie?: la mort de sa génitrice, la participation de son père à un coup d'État militaire, sa scolarité au lycée français de Galatasaray, ses aventures sexuelles avec la mère d'un copain de classe. 

Page après page se dessine le carcan en vigueur dans la Turquie des années cinquante et soixante dont le narrateur, enfant, puis adolescent, tente désespérément de s'affranchir. Ce roman est donc aussi une dénonciation en règle de toutes les formes d'autoritarisme qui, selon l'auteur, règnent dans son pays.

Nedim Gürsel sait de quoi il parle. En 2009, il a été jugé pour avoir, dans un précédent livre, Les Filles d'Allah, «?vilipendé publiquement les valeurs religieuses d'une partie de la population?». L'accusé avait alors répliqué?: «?Je respecte la foi des croyants mais, dans une société laïque et démocratique, on doit avoir le droit d'interroger la nature de l'islam.?»

Sept ans plus tard, l'auteur reste fidèle à son combat en faveur de l'émancipation individuelle.

Comment présenteriez-vous Le Fils du capitaine??

C'est un règlement de compte avec l'autorité, quelle qu'en soit la forme?: l'internat (celui de Galatasaray où le narrateur est pensionnaire), l'armée (dont a fait partie son père, un ancien putschiste), la politique (Recep Tayyip Erdogan, ancien Premier ministre devenu président). L'autoritarisme est le problème fondamental de la Turquie et cela a commencé sous l'Empire ottoman. Mais ce livre s'attaque aussi à des tabous sexuels puisque le narrateur entretient une relation avec Gazibe, la mère d'un camarade de classe. 

Ce roman est dédié à trois copains de classe et «?aux années jaune et rouge?». De quoi s'agit-il??

Des couleurs du lycée de Galatasaray qui sont aussi celles de l'équipe de football de ce quartier d'Istanbul.

Qualifieriez-vous ce livre de «?roman d'apprentissage?»??

C'est un roman d'initiation comme le sont L'Éducation sentimentale de Gustave Flaubert ou L'Attrape-cœur de J. D. Salinger. Le narrateur, qui a un pied dans la tombe, fait le bilan de sa vie. Il tente de renouer avec ses années d'adolescence, dans les années cinquante. Celles-ci ont été dominées par le parti démocrate et son leader Adnan Menderes qui sera pendu lors du coup d'État de 1960. J'avais neuf ans à l'époque. Mon personnage, lui, est en terminale à l'époque.

Quelle importance revêt ici Istanbul??

Cette ville est un des actants du récit. Le narrateur la porte véritablement en lui.

Ce roman commence avec la scène des obsèques de la mère du narrateur. C'est un début très «?Albert Camus?». Est-ce un hommage à l'auteur français??

Pour être franc, je n'ai pas pensé à Camus. Je connais l'incipit de L'Étranger?: «?Aujourd'hui maman est morte.?» Le narrateur de mon livre perd sa mère au moment où il a enfin appris à lire. J'ai voulu d'emblée établir un rapport avec la langue «?maternelle?». Cette génitrice meurt dans des conditions obscures. Est-ce un suicide ou un accident, alors qu'elle nettoyait le pistolet de son époux?? Cacher la vérité permet en tout cas de ne pas remettre le père en cause. En tout cas, le narrateur est persuadé que sa mère va revenir. 

Ce livre est-il autobiographique??

Certains éléments le sont mais ce personnage n'est pas moi. Oui, j'ai fait mes études au lycée de Galatasaray mais je n'ai pas eu d'aventure avec la mère d'un copain de classe. Quant à la mort de ma génitrice, c'est une transposition. En fait, c'est mon père, professeur de français et traducteur entre autres d'Henri Troyat, qui est mort à l'âge de 38 ans, dans un accident de la circulation. J'ai été élevé par une mère affective qui m'a poussé à écrire afin que je continue l'œuvre inachevée de mon père.

Dans le comité d'union nationale qui, réellement, fait un coup d'État en 1960, il y a un certain Gürsel. S'agit-il de quelqu'un de la famille??

Le Gürsel auquel vous faites référence était alors le chef d'état-major. Après le coup d'État, il est devenu président. Lorsque j'avais 9 ans, on me demandait régulièrement si nous étions parents. Je disais que c'était mon oncle, ce qui était un mensonge. En revanche, je peux dire qu'il y a un personnage qui porte le prénom de mon père?: Ohran.

Qui est-il??

Le Ohran du roman est, comme mon père, professeur de français. C'est un rapatrié turc, originaire des Balkans. Il comprend que le parti nationaliste Union et Progrès va commettre un génocide. Je me suis servi de ce personnage pour – tout en restant dans les limites de la littérature – dénoncer ce nationalisme exacerbé qui a aussi marqué l'histoire récente de la Turquie. Nous avons eu trois coups d'État militaires?: en 1960, 1971 et 1980. Les militaires se sont d'abord battus contre l'absolutisme du sultan. Mais ils sont, à leur tour, devenus oppresseurs et ont précipité la chute de l'Empire ottoman. Il y a donc, par bribes, des éléments historiques dans Le Fils du capitaine.

Le père du narrateur pourrait-il aujourd'hui être un défenseur de Recep Tayyip Erdogan, l'actuel président??

C'est une bonne question. Mais je ne pense pas. Ce personnage, qui a plusieurs surnoms («?Pieds plats?», «?Le pendeur?»), est un officier typique. Il se réfère au kémalisme. Erdogan, lui, a fait en sorte que l'armée ne soit plus présente sur la scène politique. Mais aujourd'hui il instaure un régime présidentiel avec un parti hégémonique. Il a revêtu les habits du kémalisme en «?oubliant?» la laïcité dont l'armée a été longtemps la garante. La laïcité me semble être une valeur importante dans un pays démocratique. Le père du narrateur serait plutôt, à mon avis, un défenseur du parti d'extrême-droite MHP qui prône l'autoritarisme sans se référer à la religion comme le fait l'AKP, le parti présidentiel, depuis 2002.

F?rlama, un des copains du narrateur, ne s'amuse-t-il pas lui ?
 
Il ne fait que ça. Contrairement au narrateur F?rlama est un cancre?! Il ne travaille jamais. Puisque vous évoquez ce personnage qui manie parfaitement l'argot, laissez-moi rendre hommage à Jean Descat qui a traduit le livre en français. Je salue ses efforts pour restituer ce langage tout à fait particulier.

Dans La Première femme, vous faites référence à un grand poète d'Istanbul qui a dit?: «?Deux choses ne s'oublient qu'avec la mort?: le visage de notre mère et celui de notre ville.?» Cette phrase ne s'appliquerait-elle pas parfaitement à ce roman??

Tout à fait. Le poète que vous mentionnez s'appelle Nâzim Hikmet. Il est mort en exil, loin de sa ville et de sa langue. Il a passé quinze ans de sa vie dans les prisons pour avoir défendu le communisme. Aujourd'hui, malheureusement, c'est la religion qui fait office d'idéologie politique. Ses poèmes restent très importants pour moi. Ils illustrent parfaitement ce que peut ressentir un homme sensible qui a connu l'exil et est resté attaché au souvenir de sa mère. C'est le cas de mon personnage.

Ce dernier roman m'évoque une phrase du philosophe allemand Friedrich Nietzsche qui disait?: «?Est maître des lieux celui qui les organise.?» Qu'en pensez-vous??

Dans mon écriture, le lieu occupe effectivement une place très importante. J'ai toujours été sensible aux villes. Je crois d'ailleurs que c'est la superposition de certains lieux (Istanbul, un quartier, le lycée, l'appartement) qui permet aux histoires de s'organiser. C'est en tout cas ainsi que je procède toujours.



 
 
© Astrid di Crollalanza
« Dans mon écriture, le lieu occupe une place très importante. » « Erdogan instaure un régime présidentiel avec un parti hégémonique. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Fils du capitaine de Nedim Gürsel, traduit du turc par Jean Descat, Seuil, 2016, 272 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166