FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Rencontre
Siri Hustvedt : la parité intellectuelle chevillée au corps
La question philosophique du corps et de l'esprit méritait une approche interdisciplinaire. L'écrivaine américaine s'y est attelée dans Les Mirages de la certitude, en apportant au pot commun de la connaissance scientifique des œuvres écrites par des femmes que l'histoire a éclipsées au profit d'hommes dont les travaux ont été injustement jugés plus sérieux. Rencontre à Paris.

Par William Irigoyen
2018 - 04
Comment présenteriez-vous ce nouveau livre ?


Il s'empare d'un thème ancien : la fameuse dialectique du corps et de l'esprit. Il tente de montrer que son questionnement hante toujours la culture contemporaine, que celle-ci soit populaire ou qu'elle englobe différentes disciplines comme la psychiatrie, la génétique ou ce qu'on appelle les neurosciences.

N'oubliez-vous pas la linguistique ?

J'aurais dû la mentionner, oui, puisque le langage est intimement lié à la façon dont nous pensons l'esprit, mais aussi parce que les êtres humains sont les seuls animaux à être dotés d'une fonction langagière aussi développée.

Un sous-titre possible à ce livre aurait-il pu être : « Oui, mais : oui on peut affirmer ceci, mais on peut aussi voir cela sous un autre angle rarement exposé. » 

C'est juste. Si vous faites ça, vous finissez par questionner la notion de paradigme. Vous remettez en cause les supposés fondements d'une discipline mais qui, en fait, sont bien plus bancals que ce que les gens croient, y compris les scientifiques eux-mêmes. 

Un de vos précédents livres, La Femme qui tremble (Actes Sud, 2010), parlait d'un rapport personnel à la douleur. L'idée était-elle d'aller plus loin que la simple description du mal, de l'intellectualiser ?

J'essaie toujours d'intellectualiser les choses. Je réfléchis à la question du corps et de l'esprit depuis mon adolescence. Le livre auquel vous faites référence relayait déjà de nombreuses recherches en neurobiologie. Ce nouvel essai, qui est donc l'illustration d'un travail permanent, a attiré l'attention du grand public sur moi, sur le fait que je suis une personne qui évoque de telles questions. Depuis, je participe à de nombreuses conférences en neurologie et en psychiatrie. 
 
Ne montre-t-il pas aussi que rien, y compris dans le domaine scientifique, ne peut être considéré comme complètement acquis ?

Montrer les lignes de faille, voilà ce qui m'intéresse. Prenons l'exemple du cerveau. Le considère-t-on comme une simple machine ? C'est une question importante. Regardez comment, dans le monde de l'intelligence artificielle, on défend cette conception. Si nous n'envisageons pas ses différentes implications, ne risquons-nous pas d'aller droit dans le mur ? Chacun s'attend à voir les androïdes débarquer dans sa vie. Rares sont ceux qui réfléchissent aux conséquences d'un tel bouleversement. Dans les années 70, un philosophe, Hubert Dreyfus, disait que la façon d'aborder la question de l'esprit dans le domaine de l'intelligence artificielle soulevait un certain nombre de problèmes. Reconnaissons que notre connaissance du monde, notre capacité à nous orienter et bien d'autres choses se laissent difficilement convertir en algorithmes. 

Votre livre n'est-il pas aussi un essai politique sur la notion de vérité ?

Il s'agit d'abord d'un livre féministe. Il émet l'idée que nous avons opposée de façon totalement déraisonnable le corps, attribut soi-disant féminin, à l'esprit, attribut soi-disant masculin. En ce sens, ce livre est politique. Mais il y a autre chose. J'ai un immense respect pour les scientifiques et leur travail, ce que le livre montre, du moins je l'espère. J'admire la démarche empirique. J'accepte tout à fait les découvertes scientifiques récentes, en particulier celles qui ont été faites sur le changement climatique. Tout cela est très important à mes yeux. Mais je crois aussi que la vérité se fonde sur un large consensus. Je suis une néo-kantienne. Comme Emmanuel Kant, je pense qu'il est impossible de comprendre les choses en soi. Les êtres humains ont une compréhension limitée de ce qui les environne. J'ai écrit ce livre pour signifier une chose : si nous voulons vraiment avoir une approche intelligente des choses, quelle que soit la discipline, il faut montrer les limites des arguments, leurs ambiguïtés. Nous devons également reconnaître qu'une seule discipline ne peut embrasser à elle seule ce qu'est un être humain dans sa globalité, dans sa complexité aussi, thèmes qui m'intéressent beaucoup. Nous devons avoir une approche interdisciplinaire de cette question. 

L'histoire de la philosophie, de la science, de la psychiatrie et de bien d'autres disciplines retient très massivement – vous le montrez dans le livre – les travaux des hommes et très peu ceux des femmes. Serait-elle machiste ?

Oui. Du coup, il est complètement faux de dire que les femmes n'ont pas eu une importance vitale dans ces disciplines depuis des siècles. Faites des recherches et vous mettrez la main sur des travaux pourtant cruciaux. Les noms de leurs auteurs ne nous sont pourtant pas familiers. Un exemple parmi tant d'autres : peu de gens connaissent la grande mathématicienne Emmy Noether qui est à l'origine d'un très important théorème de géométrie. Elle a disparu de l'histoire.

Dans votre livre vous rendez aussi responsables les journalistes de simplifier les choses au lieu de les complexifier. 

Les scientifiques aussi font cela ! En m'intéressant à des domaines très différents, j'ai remarqué qu'ils ont souvent une connaissance très faible de l'histoire de leur discipline. Ils partent du principe que tout ce qui est nouveau est mieux. L'histoire de la médecine est pourtant riche d'idées importantes qui n'ont pas été retenues. Idem en ce qui concerne la psychiatrie. Le propos n'est pas de dire qu'il n'y a plus de grands philosophes soucieux du passé. Il y en a encore heureusement. Si je dis tout cela c'est parce qu'il est important de comprendre que chacun d'entre nous ne détient qu'une infime part de vérité. Personne ne peut se targuer de tout connaître.

C'est le principe socratique : « savoir que l'on ne sait rien » ?

C'est trop radical pour moi. Je dirais plutôt ceci : acceptons qu'il y a de grosses fissures dans le monde de la connaissance. Cela rend humble et curieux aussi. Cela permet souvent de voir des choses que d'autres, pourtant réputés intelligents, ne voient pas.



BIBLIOGRAPHIE

Les Mirages de la certitude de Siri Hustvedt, traduit de l'américain par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 2018, 416 p.
 
 
© Marion Ettlinger
 
2020-04 / NUMÉRO 166