Zadig ou le retour dans le jardin de la presse papier
Par Jabbour Douaihy
2019 - 07
Éric Fottorino
est romancier, auteur d’une dizaine de titres dont Baisers au Cinéma (2007) ou
L’Homme qui m’aimait tout bas (2010), mais il est aussi un cycliste amateur et
a vécu une grande carrière de journaliste. Grand reporter puis directeur du
journal Le Monde, il passera dans le grand quotidien du soir vingt cinq ans
qu’il raconte dans Mon Tour du « Monde ». Il était ainsi très bien placé pour
tirer les conséquences du grand chamboulement médiatique, de la diffusion sans
précèdent de ce flot ininterrompu d’informations en « direct » ou les mutations
des supports de transmission appelés « réseaux sociaux ». Il tire le constat de
manière percutante mais ne se laisse pas abattre : « La presse écrite a perdu
le combat du temps réel mais elle va gagner le combat du temps long. »
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Le programme est
donc lancé, le modèle alternatif préconisé propose avant tout une presse sans
publicité, libre de ses choix. Pourtant en France, comme ailleurs, la formule
n’est pas neuve, elle est riche de quelques titres notoires et qui tournent
toujours comme Le Canard enchaîné, Charlie Hebdo ou Le Matricule des anges.
Pour le financement, on fera appel aux contributions des lecteurs et ce sera
pour les projets de Fottorino un franc succès complété par un chiffre de ventes
aussi inespéré (presque cent mille exemplaires vendus pour la première
livraison de Zadig).
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Première
trouvaille Le 1.
En avril 2014, il
lance avec Laurent Greilsamer, ancien du journal Le Monde, lui aussi une seule
feuille dépliable sur papier « ecolabellisé » avec une durée de lecture estimée
à une heure, encombrante à manier, mais c’est peut-être voulu pour que le
lecteur ressente mieux les aspérités du support papier qu’on voudrait
revaloriser. Le 1 traite tous les mercredis d’un seul sujet par numéro (La
France fait-elle encore rêver ? Macron philosophe en politique, le Vatican et
ses complots, l’école et ses projets, les migrants, l’écologie et ses défis…)
sous divers points de vue allant de l’histoire à la poésie en passant par la
religion, l’anthropologie, la littérature ou le dessin… Les articles restent
ici succincts mais avec le deuxième projet America, les textes prennent de
l’ampleur.
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Avec François
Busnel, présentateur de l’émission littéraire « La Grande librairie », Éric
Fottorino compte explorer les États-Unis sous la présidence de Donald Trump.
Quatre numéros par an sur quatre ans, rien de plus, « à hauteur d’homme », Ã
travers le regard de grands écrivains (longs entretiens avec Toni Morrisson,
Don De Lillo, James Ellroy ou Paul Auster). Après la feuille dépliée, voici
donc le « mook » avec ses deux cents pages et qui se situe entre le magazine et
le livre : corriger les idées simplistes sur l’Amérique en plongeant dans un
pays éclaté avec un regard sur la violence armée, sur les grands espaces de la
nature encore sauvage, sur les femmes, le racisme, la foi religieuse ou les
Amérindiens.
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Retour au pays
enfin, avec le dernier projet en date, le nouveau trimestriel Zadig, où
« toutes les France racontent la France ». Le deuxième numéro (été 2019) est
paru sous le titre La Nature et nous avec des pages entières bondées des noms
des donateurs. Le profil voulu à la revue ressemble fort à un titre fondé en
2012 puis relancé, à deux reprises, Long Cours, qui cherchait ses sujets « en
dehors du flux stressant et déformant de l’actualité », prônant un journalisme
d’enquête et accueillant des écrivains voyageurs et des romanciers…
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Un premier numéro
de Zadig est lancé dans le sillage du mouvement des « gilets jaunes » sous le
titre Réparer la France avec une longue interview de l’historienne Mona Ozouf
qui revient sur son enfance bretonne, son rapport à la Révolution française,
les sans-culottes et les insurgés de 2019.
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Michel Serres
sera, peu de temps avant sa mort, la vedette du numéro 2 où il retrace son
périple d’Agen à la Bretagne et de Stanford à l’Académie française : « récits
vif-argent d’un poisson dans l’eau ». Dans ce numéro sur papier riche (19
euros), tout parle à la nature, avec de grandes signatures et une définition de
Sylvain Tesson : Si l’immensité sauvage, le wildernees, mot sans équivalent en
français, caractérise la nature américaine, et si le non-lieu russe fonde le
rapport des hommes à l’espace comme une « expérience de l’infini », la France
est un jardin potager où Zadig emporte le lecteur dans de longs articles, Ã
l’écoute de belles voix qui, on l’espère, finiront par nous réconcilier avec la
presse papier. Le plaisir à parcourir ce mook de qualité tend à le prouver.