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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le clin d'Å“il de Nada Nassar-Chaoul
Gaston y a l’ téléphon…


2010 - 07
C’était un gros objet en bakélite noire posé sur le guéridon de l’entrée au-dessus d’un napperon brodé et flanqué d’un énorme annuaire. Cela servait à chercher le numéro du garçon dont on était amoureuse et, avec des frissons de peur dans le dos, à l’appeler pour le plaisir puéril d’entendre sa voix et de refermer l’appareil aussitôt. D’autres fois, c’était sa mère, une mijaurée à la voix traînante, qui répondait. Terrorisant, d’autant plus qu’avec sa « bedroom voice », on avait toujours l’impression qu’elle attendait le coup de fil d’un amant pour un rendez-vous galant et que nos niaiseries d’adolescente l’agaçaient.

Plus tard, c’est à côté de cet appareil fidèle comme un toutou et dont les numéros tournants chantonnaient gaiement qu’on attendait le coup de fil libérateur de notre fiancé annonçant qu’il passait nous prendre pour une sortie disco. Car le MLF n’ayant pas encore cours dans notre Achrafieh natal, il était hors de question de l’appeler nous-mêmes. D’ailleurs maman nous avait bien prévenus : une fille qui appelle un homme est une fille perdue qui finirait immanquablement sans mari.

Durant les années de guerre, le téléphone, hypercapricieux, rendait bien des services. Prétextant, en bon franbanais, que la ligne « n’accrochait pas », on pouvait ainsi éviter les jérémiades quotidiennes d’une tante hargneuse, les pointes acides de la fausse copine jalouse et les questions incessantes d’un oncle taquin qui ne cessait de nous demander si le fiancé « s’était enfin déclaré ».

L’héritier du bon gros appareil noir, ledit « handy », s’est révélé bien moins fiable, crachotant et grésillant effroyablement dès qu’on s’éloignait de quelques centimètres de sa base. Sans compter que la touche « reply » pouvait se révéler, à l’occasion, indiscrète. Quant aux plus chanceux, ils disposaient, eux, de téléphones de voiture, révélés par la présence d’une forêt d’antennes sur leur véhicule, un signe ostentatoire de richesse très eighties, généralement réservé aux chefs de guerre, miliciens, hommes d’affaires glauques et mafieux de tous genres.

On pensait que l’avènement du téléphone dit « cellulaire » marquerait une certaine démocratisation de l’appel mobile à distance. C’est qu’au départ, il s’agissait d’un appareil normal servant essentiellement à téléphoner, muni de grosses touches numérotées très pratiques. C’était sans compter avec les idées diaboliques de fabricants asiatiques ingénieux, amateurs d’« options » que les vendeurs de portables nous détaillent complaisamment et qu’on n’a pas la force d’âme de refuser. C’est ainsi qu’on se retrouve avec un appareil extraplat – la fièvre du « diet » ayant atteint même les portables – qui berce, réveille, parle, écrit, photographie et va même jusqu’à chanter. Copain-copain quoi. Et qu’au milieu d’une réunion hypersérieuse à la fac consacrée à « la mutualisation des acquis juridiques fondamentaux au regard des technologies de pointe », la voix stridente de Najwa Karam lançant son célèbre « mawal » jaillit soudain, déclenchant la stupéfaction courroucée de profs exclusivement francophones.

On a beau fouiller fébrilement dans son sac, on ne le retrouve pas, le bijou de technologie.
 
 
 
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