Le clin d'Å“il de Nada Nassar-Chaoul
Gaston y a l’ téléphon…
2010 - 07
C’était un gros objet en bakélite noire posé sur le guéridon de l’entrée
au-dessus d’un napperon brodé et flanqué d’un énorme annuaire. Cela
servait à chercher le numéro du garçon dont on était amoureuse et, avec
des frissons de peur dans le dos, à l’appeler pour le plaisir puéril
d’entendre sa voix et de refermer l’appareil aussitôt. D’autres fois,
c’était sa mère, une mijaurée à la voix traînante, qui répondait.
Terrorisant, d’autant plus qu’avec sa « bedroom voice », on avait
toujours l’impression qu’elle attendait le coup de fil d’un amant pour
un rendez-vous galant et que nos niaiseries d’adolescente l’agaçaient.
Plus tard, c’est à côté de cet appareil fidèle comme un toutou et dont
les numéros tournants chantonnaient gaiement qu’on attendait le coup de
fil libérateur de notre fiancé annonçant qu’il passait nous prendre pour
une sortie disco. Car le MLF n’ayant pas encore cours dans notre
Achrafieh natal, il était hors de question de l’appeler nous-mêmes.
D’ailleurs maman nous avait bien prévenus : une fille qui appelle un
homme est une fille perdue qui finirait immanquablement sans mari.
Durant les années de guerre, le téléphone, hypercapricieux, rendait bien
des services. Prétextant, en bon franbanais, que la ligne
« n’accrochait pas », on pouvait ainsi éviter les jérémiades
quotidiennes d’une tante hargneuse, les pointes acides de la fausse
copine jalouse et les questions incessantes d’un oncle taquin qui ne
cessait de nous demander si le fiancé « s’était enfin déclaré ».
L’héritier du bon gros appareil noir, ledit « handy », s’est révélé bien
moins fiable, crachotant et grésillant effroyablement dès qu’on
s’éloignait de quelques centimètres de sa base. Sans compter que la
touche « reply » pouvait se révéler, à l’occasion, indiscrète. Quant aux
plus chanceux, ils disposaient, eux, de téléphones de voiture, révélés
par la présence d’une forêt d’antennes sur leur véhicule, un signe
ostentatoire de richesse très eighties, généralement réservé aux chefs
de guerre, miliciens, hommes d’affaires glauques et mafieux de tous
genres.
On pensait que l’avènement du téléphone dit « cellulaire » marquerait
une certaine démocratisation de l’appel mobile à distance. C’est qu’au
départ, il s’agissait d’un appareil normal servant essentiellement Ã
téléphoner, muni de grosses touches numérotées très pratiques. C’était
sans compter avec les idées diaboliques de fabricants asiatiques
ingénieux, amateurs d’« options » que les vendeurs de portables nous
détaillent complaisamment et qu’on n’a pas la force d’âme de refuser.
C’est ainsi qu’on se retrouve avec un appareil extraplat – la fièvre du
« diet » ayant atteint même les portables – qui berce, réveille, parle,
écrit, photographie et va même jusqu’à chanter. Copain-copain quoi. Et
qu’au milieu d’une réunion hypersérieuse à la fac consacrée à « la
mutualisation des acquis juridiques fondamentaux au regard des
technologies de pointe », la voix stridente de Najwa Karam lançant son
célèbre « mawal » jaillit soudain, déclenchant la stupéfaction
courroucée de profs exclusivement francophones.
On a beau fouiller fébrilement dans son sac, on ne le retrouve pas, le bijou de technologie.
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