FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Le clin d'Å“il de Nada Nassar-Chaoul
Le pays où l’on n’arrive jamais


2011 - 02
Dans ce restaurant branché où il avait tenu à l’inviter, des serveurs en long tablier blanc, la tête rasée et les inévitables boucles aux oreilles proposaient, en les écorchant affreusement, des plats français complexes. Dans cette nouvelle ville où il habitait désormais, c’était l’arrêt obligé des bobos après le footing du samedi et la visite au musée d’art moderne.

Avec une autorité toute nouvelle, il avait choisi le vin, non sans l’avoir goûté en connaisseur. Attendrie, elle le regardait faire, ne pouvant imaginer que son petit garçon jadis si brouillon soit devenu cet esthète exigeant. Il lui avait conseillé le homard. Elle avait hésité, craignant qu’un coup de fourchette malheureux ne lance la bête sur ses genoux, puis avait lâchement accepté pour lui faire plaisir.
Pendant le déjeuner, il lui racontait sa vie ici, combien les gens étaient détendus et respectaient la vie des autres. Il lui disait l’obéissance volontaire aux lois, la simplicité dans les rapports humains et l’absence de m’as-tu vu. Ici, ajoutait-il, les gens ne s’intéressaient pas au logo de votre chemise ou à la marque de votre voiture et ne vous fréquentaient jamais par intérêt ou par complaisance.
Elle le voyait venir. Et il y venait. Car il ne pouvait plus comprendre comment on pouvait encore être attaché à un pays où on se battait encore pour la religion, pire encore, pour la confession. À un pays où une plaque d’immatriculation à trois chiffres vous pose un homme et où votre valeur dépend du pourboire que vous donnez au voiturier de la boîte de nuit. Un pays où vous êtes publiquement ovationné lorsque vous commandez une bouteille de champagne géante, où les filles sont superficielles, les mecs incultes et l’égo surdimentionné. Un pays au passé houleux, sans gouvernement et sans avenir.

Elle acquiesait à tout, sachant son pays indéfendable.

Et discrètement, sans qu’elle l’interrompe, elle essuyait les larmes intarissables qui inondaient son dessert.
 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166