FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Entretien

Comme beaucoup d’autodidactes, Gamal Ghitany a vécu plusieurs vies?: né le 9 mai 1945,  dessinateur de tapis à 17 ans, reporter de guerre à 23 ans, fondateur de l’hebdomadaire Akhbâr al-Adab à 48 ans, il vient tout juste d’obtenir le Prix du roman arabe qui lui a été remis à l'IMA à Paris. Rencontre au Caire avec celui qui est devenu l’écrivain arabe du temps perdu.

Par Lucie GEFFROY
2009 - 05
Les livres de Gamal Ghitany renouent avec la tradition des romans d’envergure de Naguib Mahfouz, se distinguent par une portée universelle et une grande recherche stylistique. On y trouve l’ampleur des contes arabes (Zayni Barakat, 1974), des traces du réalisme magique latino-américain (La mystérieuse affaire de l’impasse Zaafrâni, 1976), des références à la mystique soufie (Le livre des Illuminations, 1987) et des accents proustiens, notamment dans son dernier roman traduit en français?: Les poussières de l’effacement. Car depuis une dizaine d’années, Gamal Ghitany ne cesse d’explorer l’énigme de la mémoire. «?Où est passé hier???» s’interroge-t-il à longueur de pages.

Vous dites souvent que la première image consciente que vous avez de votre enfance est une image du quartier Gamalieh dans le Vieux Caire, où vous situez nombreux de vos romans. À quel point ce lieu d’habitation a-t-il façonné votre personnalité??

L’image des rues de Gamalieh est effectivement la plus ancienne image dont je puisse me souvenir. Si je n’avais pas vécu dans ce quartier, je n’aurais jamais été celui que je suis aujourd’hui. Il est connu que je suis né dans une famille pauvre et sans livres, mais très tôt j’ai été au contact de la littérature grâce à tous les bouquinistes et toutes les librairies qu’on trouvait alors autour de l’université et de la mosquée d’al-Ahzar. Le Vieux Caire a vraiment constitué un cadre culturel pour moi. Là-bas, chaque habitation est une pièce d’art, chaque pierre a une histoire. Tous les jours, je passais dans la ruelle où se trouve le Palais du Désir (Qasr al-Chawq), qui est aussi le titre d’un des romans de la Trilogie du Caire de Naguib Mahfouz.

À l’âge de 17 ans, vous avez interrompu votre scolarité pour apprendre le métier de dessinateur de tapis que vous avez exercé pendant six ans. En quoi cette pratique a-t-elle eu une influence sur votre écriture??

Je n’ai pas choisi ce métier-là. Adolescent, je rêvais d’être astronaute. J’ai commencé cette formation courte parce que je voulais soulager mon père financièrement. Qu’est-ce que j’étais triste le premier jour, quand je me suis assis devant le vieux métier à tisser, moi qui avais imaginé une machine moderne?! Mais quand j’ai commencé à comprendre le travail du tapis, je l’ai aimé profondément, et je remercie Dieu pour cette expérience. C’est un travail très minutieux. Je me souviens avoir travaillé pendant un an sur une étoffe de soie d’1 mètre sur 1,5 m pour un tapis classique représentant Isis et Nefertari en route vers le paradis. Le dessin sur tapis m’a appris la patience, la précision et l’équilibre en toute chose. J’ai aussi fait l’apprentissage du monde des couleurs. Pour obtenir une certaine teinte, on doit parfois peindre le tissu, fil par fil. Tout cela m’a beaucoup aidé dans la composition de mes récits et des décors de mes romans. J’ai l’habitude de dire que je suis la somme de tous les métiers que j’ai exercés?: dessinateur de tapis, reporter de guerre et journaliste culturel.

Vous avez écrit votre première nouvelle à l’âge de 14 ans. À cette époque, qu’est-ce qui vous a poussé à écrire et comment en êtes-vous venu progressivement au roman??

L’écriture fait partie de mes instincts. C’est un instinct de vie. Jusqu’à l’âge de 14 ans, je lisais beaucoup, aussi bien Les Misérables qu’Arsène Lupin, mais le jour où je suis devenu adolescent, à la puberté, j’ai ressenti un incroyable désir d’écriture. Je me suis levé et j’ai commencé à écrire. Pourquoi?? Je ne sais pas. Je pense que si mon père avait eu la chance de faire des études, il aurait été écrivain. Il avait de vrais talents de conteur. J’ai peut-être voulu accomplir ce qu’il n’a pas pu accomplir. À partir de juillet 1963, j’ai commencé à publier mes nouvelles dans des journaux du Caire et de Beyrouth, notamment dans le journal libanais el-Adib. En 1966-1967, j’ai été emprisonné avec d’autres intellectuels pour avoir critiqué Nasser. Finalement, nous avons été libérés un an plus tard grâce à l’intervention de Jean-Paul Sartre. En 1969, j’ai publié mon premier recueil de nouvelles, Carnets d’un jeune homme qui vécut il y a mille ans, qui connut un grand succès. Quelques années plus tard, en 1974, j’ai écrit mon premier roman Zayni Barakat, roman historique situé dans l’Égypte du XVIe siècle qui dénonce la répression et la tyrannie.

Le livre des Illuminations (1987), long récit lyrique qui évoque notamment la douleur que vous avez ressentie en apprenant le décès de votre père, est considéré comme votre chef-d’œuvre. Est-il aussi, selon vous, votre roman le plus abouti??

Mon chef-d’œuvre, je ne l’ai pas encore rédigé, sinon je n’écrirais plus. Mais je dois avouer que l’écriture de ce livre a constitué pour moi une grande aventure spirituelle. Je suis particulièrement fier d’avoir abordé dans un même et seul livre les deux patrimoines fondamentaux de l’Égypte?: le patrimoine pharaonique et le patrimoine islamique. C’est important pour moi. Dans une série de textes intitulés «?Les théories du point?», publiés dans mon hebdomadaire Akhbâr al-Adab, j’ai également essayé de définir quels phénomènes ou caractéristiques de la culture de l’Égypte ancienne persistent dans la vie contemporaine des Égyptiens. Nous sommes par exemple le seul peuple arabe à appeler le pain «?el-aiche?», qui signifie «?la vie?».

En 1994, vous avez entamé un vaste projet littéraire sur l’oubli et la mémoire. Les poussières de l’effacement, paru au Seuil (2008), est le 5e carnet de cette œuvre monumentale qui ne manque par de rappeler l’œuvre de Proust. Quel rapport entretenez-vous avec cet auteur??

D’abord, je voudrais préciser que chaque livre qui compose mon œuvre peut se lire en commençant par la fin et indépendamment des autres livres. C’est une œuvre ouverte. Je lui ai donné la forme du cercle?: on peut y accéder de n’importe quel point et s’y arrêter n’importe où. Concernant Proust, j’ai lu des essais et des études sur son œuvre il y a longtemps, mais je ne l’ai lu, lui, que très récemment, il y a environ trois ans, quand ses romans ont été traduits en arabe. Pour moi, Proust est le professeur de l’écriture sur la mémoire. Nos approches sont néanmoins assez différentes. Certaines parties dans mon œuvre sont complètement fictives. Dans le 1er carnet, j’imagine par exemple ce qu’il serait advenu dans certaines situations si ce qui est advenu n’était pas advenu. Que serait-il arrivé si, ayant croisé le regard d’une belle femme à l’aéroport, je l’avais recroisé de nouveau au lieu que nos chemins prennent deux directions opposées?? Même si Proust exerce une véritable fascination sur moi, je ne dirais pas qu’il m’a influencé. Ce n’est pas de l’orgueil de ma part, mais j’ai vraiment le sentiment d’avoir emprunté une voie singulière. J’admire aussi d’autres grands auteurs?: Melville, Dostoïevski, Saint-Exupéry, Borges, Dino Buzzati, etc.

Quel livre rêvez-vous d’écrire??


Mon rêve ce serait d’écrire Les Mille et une nuits. Mais, ce serait mes mille et une nuits, pas celles de Shéhérazade.

Dans la préface des Poussières de l’effacement, vous écrivez que vous consignez vos souvenirs sans ordonnancement particulier. À la lecture, on a parfois l’impression que le texte est le résultat d’une écriture automatique dont l’objet ne serait pas l’inconscience, mais le souvenir. Pouvez-vous détailler le processus d’écriture de ce roman??

C’est un livre dont l’écriture s’étale sur une période de presque dix ans. Je suis en permanence dans une attitude de surveillance et d’observation de ma mémoire. Parfois je remarque qu’en un instant, une odeur, une situation, une phrase suffisent à faire surgir le souvenir. Il y a une loi mystérieuse qui contrôle la mémoire. Souvent je me pose cette question?: les pierres qui peuplent l’espace, d’où viennent-elles?? Elles sont apparues dans un état anarchique ou disons plutôt dans un état d’anarchie organisée. La mémoire, c’est pareil. Il y a beaucoup de choses qui naviguent dans la tête. À chaque fois que surgit l’étincelle à l’origine du souvenir, je l’enregistre dans mon agenda. J’ai toujours un petit agenda sur moi où je note mes remarques de manière illisible pour que si quelqu’un tombe dessus, il ne puisse pas me relire. Je retravaille ensuite mes notes, au calme. Au fil des ans, j’ai accumulé des dizaines de fragments. Je les ai rassemblés et j’ai créé une organisation invisible qui donne un rythme à l’ensemble du livre. Toute ma démarche consiste à attraper le souvenir avec l’écriture. Telle est ma conception de l’écriture. L’écriture est la seule action humaine capable de lutter contre l’effacement.

Cela fait un demi-siècle que vous écrivez. Les critiques estiment que vous avez contribué à dépoussiérer le roman arabe en le plongeant dans la réalité de la vie quotidienne tout en lui donnant une dimension plus philosophique et spirituelle. Quel est le point commun de tous vos écrits (romans, nouvelles, livres historiques) et de quelle manière votre écriture a-t-elle évolué tout au long de ces années??


À chaque fois que je prends la plume, j’essaie d’aller à l’encontre de ce qui prévaut comme règles dans l’écriture arabe. Quand j’ai écrit Carnets d’un jeune homme qui vécut il y a mille ans, en 1967, je me suis intéressé aux contes populaires alors que c’était la nouvelle qui prévalait, avec le grand Yusuf Idris. Le livre des Illuminations (1987) marque une autre étape de mon écriture?: j’ai commencé à naviguer entre des formes anciennes de la littérature arabe comme les textes soufis et des formes nouvelles que j’essayais d’introduire. À partir des Délires de la ville (1999), j’ai commencé à faire sortir de mes livres les patrimoines littéraire, architectural et culturel de l’Égypte afin de trouver ma voix intérieure. La période qui s’est ouverte avec mes carnets sur la mémoire et dans laquelle je me trouve encore aujourd’hui est marquée par un profond renouvellement de mon écriture, émancipée de toutes les traditions. Depuis que je tiens le stylo, je m’applique à écrire des choses qui n’ont encore jamais été écrites auparavant. En ce sens, je me définis davantage comme un créateur que comme un écrivain.
 
 
Redda Salem
« L’écriture est la seule action humaine capable de lutter contre l’effacement. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166