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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Erik Orsenna : Écrire, c’est hisser la voile
Erik Orsenna est un homme occupé à vivre plusieurs vies. Levé tôt, discipliné, il commence toutes ses journées par quelques heures d’écriture, après quoi il peut se consacrer aux autres passions qui l’habitent, qu’elles soient politiques, gastronomiques ou... chorégraphiques. Car cet homme est avant tout un curieux. Son dernier livre, L’entreprise des Indes, vient de paraître chez Stock/Fayard.

Par Georgia Makhlouf
2010 - 06

Né à Paris en 1947, Erik Arnoult adopte son nom de plume, Orsenna, à la publication de son premier roman, en hommage au Rivage des Syrtes de Julien Gracq. Après avoir enseigné la finance et l’économie à l’université et à l’école normale supérieure, il entre au service de l’État en 1981 et devient conseiller culturel à l’Élysée en 1983. Il est élu à l’Académie française en 1998 au fauteuil de Jean-Yves Cousteau. Il a publié son premier livre Loyola Blues à 27 ans, mais il fait remonter sa vocation d’écrivain très tôt, à l’âge de six ans, et raconte volontiers qu’il la doit à sa mère qui était une merveilleuse conteuse, et à Hergé dont il dévore les Tintin avec passion ; à douze ans, c’est Dumas qui prendra le relais de sa soif de lecture et d’aventures. Il obtient le Goncourt en 1988 pour L’exposition coloniale. On ne mentionnera pas tous les ouvrages qu’il a publiés, mais on notera que ce touche-à-tout de talent s’aventure volontiers hors du roman pour faire le portrait de villes, écrire sur la musique (cubaine surtout, qu’il affectionne particulièrement), l’art des jardins, la grammaire (à laquelle il consacre plusieurs fables qui rencontreront un très grand succès) ou la mer, son autre passion dévorante. C’est d’ailleurs avec Isabelle Autissier qu’il signe Salut au grand Sud, récit d’une navigation dans l’Antarctique ; et il préside le Centre de la Mer, à la Corderie Royale de Rochefort. Soulignons enfin que son Voyage au pays du coton a obtenu en 2007 le prix du livre... d’économie.

Évoquant vos débuts en littérature, vous dites avoir été bridé dans vos désirs d’écriture par le Nouveau Roman, puis libéré par les littératures étrangères, dont Günter Grass et Garcia Marquez.

En effet, j’avais 15 ans en 1962, et c’était un moment où le discours dominant était celui du Nouveau Roman. Pour moi, écrire, c’était raconter des histoires ; or le Nouveau Roman se proposait de faire de la littérature sans histoires ni personnages, d’inventer un roman sans romanesque. Je dirais volontiers que c’était une littérature de profs, une théorie qui facilitait l’enseignement. Robe-Grillet donnait des leçons théoriques sur le roman alors que personne ne lisait ses livres. Et moi qui avais en moi plein d’histoires, je n’aurais donc pas le droit de les raconter ? Je ne comprenais pas. J’ai donc bridé mes envies d’écriture jusqu’au jour où j’ai lu Le Tambour, puis Cent ans de solitude. Ce fut un bonheur, une exaltation et une libération.
Par la suite, j’ai découvert avec passion la littérature anglaise du XVIIIe siècle, Sterne, Defoe, Swift, puis d’autres écrivains européens dont Cervantès. Ils sont devenus mes parrains en littérature. Je pense que le Nouveau Roman correspond à un moment de dessèchement de la littérature française qui a produit des romans structuralistes, minimalistes, mais illisibles.


Vous avez été un « nègre » et vous y avez pris un plaisir certain. Dans votre discours de réception à l’Académie française, vous n’hésitez pas à en parler et vous dites : « Quelle belle et saine et nécessaire occupation que la négritude ! Où trouver meilleur apprentissage du roman que dans cet exercice quasi divin de s’incarner à la demande dans toutes sortes d’existences ? » Le propos peut surprendre.

Vous savez, je ne suis pas très certain de ma propre existence, et donc vivre la vie des autres, emprunter l’écriture des autres me va très bien. J’ai un petit ego et suis peu intéressé par moi-même. Je n’existe que quand je raconte. Je suis en outre persuadé que la « négritude » est une vraie école de vie et d’écriture. On y apprend beaucoup sur beaucoup de choses et on y rencontre des histoires qui valent la peine d’être racontées.

La politique a tenu une grande place dans votre vie. Vous êtes rentré au PSU à 17 ans et, pendant toute une partie de votre vie, la politique vous a beaucoup occupé. Et maintenant ?

Maintenant moins, parce que je pense que les politiques ont perdu énormément de manettes, de capacités d’action. Pour les élections de 2012, j’ai envie de mieux comprendre, de réfléchir. On n’a pas fait l’inventaire du possible et on continue de promettre des choses qu’on ne pourra pas tenir. Ce faisant, on va encore fabriquer de la déception, de l’abstention ou pire, du populisme. Je suis revenu à l’économie pour tenter d’y voir plus clair, pour comprendre quelle était la marge de manœuvre dont nous disposions, quel pouvait être le rôle des États face aux marchés. Je suis très joyeux de ma solide formation d’économiste parce qu’elle me permet de m’y retrouver un peu dans cette complexité.

N’êtes-vous pas tenté par un engagement plus frontal ?


Non. J’ai toujours été en effet un homme de l’ombre. Et si je ne suis pas tenté par l’action plus directe, c’est que je veux garder ma liberté, c’est que je veux rester écrivain. Je crois que ce que je fais, à la place où je suis, personne d’autre ne pourrait le faire, alors que des tas d’autres personnes feraient de meilleurs ministres que moi.

Finalement, votre manière propre, votre territoire spécifique, serait-ce la pédagogie, serait-ce une articulation particulière entre le plaisir de l’écriture et celui de la transmission ?

Oui, exactement. Je suis un prof, je suis un pédagogue avant tout. Chaque roman est pour moi l’occasion d’apprendre et d’expliquer. Je ne suis pas un créateur mais un passeur, un conteur. Je n’aime rien autant qu’apprendre et transmettre, raconter pour enseigner. Avoir fait des livres qui se sont vendus à 100 000 exemplaires sur le subjonctif ou à 200 000 exemplaires sur le coton, voilà de quoi je suis fier. Et cela, je continuerai à le faire avec bonheur. Quand je rencontre des jeunes qui ont appris la grammaire dans mes livres, ou des moins jeunes qui ont mieux compris l’économie des matières premières en me lisant, j’en conçois à la fois de la responsabilité et de la fierté. Je connais assez bien Modiano qui est, lui, un vrai créateur vivant dans son propre monde. Je suis l’inverse absolu de Modiano.


Vous avez une passion pour l’Afrique. Vous dites y chercher «  des leçons de rire, de fidélité, de vaillance et de mystère ». À quand remonte votre passion pour l’Afrique ?

J’y ai fait une première mission en 1975 en tant qu’économiste, sur la stabilisation du cours de l’arachide. J’y ai rencontré Senghor. J’ai trouvé en lui un grammairien, un chef d’État et un immense poète. Donc un homme complet. Je me suis dit : tiens, il y a en Afrique des hommes complets ! Ce qui manque chez nous, c’est du lien à tous les niveaux ; nous vivons de façon très morcelée. Dans mes études, on m’a enseigné la séparation nette entre la comédie et la tragédie, et dire que je voyais de la tristesse chez Molière, ou que j’aimais chez Shakespeare le mélange des genres m’a valu de mauvaises notes. Or l’Afrique pratique ce mélange. Par exemple, on n’y sépare pas les classes d’âge, les jeunes des moins jeunes ou des vieux. Et la vérité est dans ces mélanges-là. L’Afrique nous enseigne aussi le sens des solidarités ; il y a là-bas beaucoup de famille, trop peut-être. J’y vais donc souvent, à la recherche de ces liens, même si je sais que je ne pourrai pas y vivre.

Vous parlez également de « leçons de religion ».

Oui, au sens étymologique de ce mot. Religion a une triple étymologie : religio, l’attention scrupuleuse ; relegere, recueillir ; religare, relier. Regarder le monde avec une attention scrupuleuse, recueillir et relier, c’est en somme ma devise d’écrivain.
Chez nous Occidentaux qui sommes si morcelés, relier est essentiel. On dit souvent de moi que je suis un touche-à-tout. Parce que je m’intéresse à toutes sortes de choses, parce que je veux comprendre aussi bien El Nino, le Gulf Stream et les gaz à effet de serre et établir des liens entre les phénomènes. C’est cela pour moi avoir une culture générale : comprendre et être capable de faire des liens. Dans un monde relié, être spécialiste ne suffit pas, même si on a beaucoup à apprendre de la science. Si Mitterrand m’a beaucoup impressionné, c’est pour cette raison-là : son recul historique, sa capacité à faire des liens, sa culture générale en somme.

Vous avez écrit en 2002 dans le journal Le Monde un texte intitulé « J’ai honte », déplorant que ni le président de la République ni le Premier ministre ne se soient déplacés pour l’enterrement de ce « grand d’Afrique », Senghor. Vous avez regretté également que l’aide au développement ait baissé de façon importante. Qu’en est-il pour vous aujourd’hui ?

Sur la question de l’aide au développement, j’ai envie de dire que, n’aimant pas la charité, je pense qu’il faut aider avec des contreparties. Pour que ce soit efficace, il faut que chacun y trouve son intérêt. Il nous faut donc comprendre que le maintien du sous-développement va créer d’immenses problèmes d’émigration, alors que le développement va nous permettre d’élargir nos marchés. Et à partir de là, ma conviction est que les thèmes-clés sur lesquels il faut faire porter les efforts sont : l’éducation des femmes car cela a des effets immédiats sur le contrôle des naissances et le développement de l’entreprenariat (les femmes font d’excellents chefs d’entreprise) ; le développement des infrastructures, routières et autres ; et l’aide à l’entreprenariat par la formation et la mise en place d’un vrai droit des affaires, encore largement inexistant, ce qui favorise les solidarités ethniques et claniques.

Et en matière de francophonie, comment percevez-vous la politique française actuelle ?

Les lignes Maginot, les défenses, les remparts, je ne suis pas pour. Ce qui m’intéresse, c’est l’action. Je suis pour l’exemple. Les efforts, je souhaiterais les voir portés sur la traduction ; la mise à disposition sur le Net de très bons dictionnaires français ; et l’accueil d’étudiants du monde entier dans les universités françaises. Je suis littéralement accablé par la baisse importante des bourses d’études. Il y a, il est vrai, la bataille des langues. Mais là encore, la réponse se trouve pour moi dans l’octroi de bourses. Je trouve hallucinant que quelqu’un veuille apprendre le français et qu’on ne lui en donne pas les moyens. C’est pourquoi je suis membre du conseil d’administration de l’Alliance française ; c’est pourquoi où que je sois dans le monde, je vais saluer les professeurs de français. Le français, ce n’est pas pour moi une question de domination, mais un trésor à défendre ; c’est douze siècles d’explication du monde. Et on le laisserait disparaître !

Vous êtes passionné de musique et de danse et fier de vos lointaines ascendances cubaines. Vous dites que vos deux seuls regrets sont de n’être ni musicien ni danseur. Néanmoins, il vous arrive de trouver des points communs entre l’écriture et la danse.

Mes ascendances cubaines ne sont pas si lointaines : deux arrière grands-parents, ce n’est pas rien. Quant aux proximités entre écriture et danse, j’en vois en effet plusieurs. Dans l’écriture comme dans la danse, on cherche toujours à aller plus loin, à gagner en légèreté ; dans les deux, il y a des choses qu’on croyait impossibles et auxquelles on parvient au prix de quelques souffrances. La danse, c’est le lien entre la musique et le corps, et ce lien sert de parole. Dans les deux cas, cette parole s’écrit dans l’espace. Mais je dirais que la danse est moins une écriture qu’une calligraphie. Ce que les grands danseurs tracent dans l’espace, ce sont des idéogrammes.

Venons-en à la mer. La mer vous est vitale et depuis longtemps déjà, vous explorez les proximités entre écriture et navigation. Cette métaphore traverse toute votre œuvre et vous l’arpentez sans cesse. Son évidence finit par intriguer.

Ce lien, c’est ma vie. Je n’aurais pas écrit s’il n’y avait eu la mer. La mer est un miroir, non de notre visage mais de notre âme, non de ce que nous sommes mais de nos hantises. La mer, c’est l’apprentissage de l’humilité – parce qu’on ne peut être plus fort que la mer et le vent –, de l’obstination et de l’abandon, de la transmission et du savoir. Sur la mer comme dans la vie, il n’y a pas de route, et chacun doit créer la sienne. Avec la mer comme avec l’écriture, on est chaque fois comme un débutant. Et les livres laissent aussi peu de sillage que les bateaux. Oui en effet, la mer est pour moi la métaphore absolue.

Les livres laissent aussi peu de sillage que les bateaux ? Le pensez-vous vraiment ?

Oui, on est avec les livres dans l’éphémère. Il y a certes de grands livres qui, comme certains bateaux, ouvrent un passage et plus rien après ne sera comme avant. Mais ils sont peu nombreux : Dostoïevski, Faulkner, Cervantès, Proust, Sterne... Je n’en vois pas beaucoup.

Venons-en à votre dernier livre, L’entreprise des Indes. Pourquoi avoir choisi de raconter cette incroyable aventure du point de vue du frère de Christophe Colomb, c’est-à-dire de l’homme de l’ombre ?

On connaît tout, jour après jour, de l’aventure de Colomb, y compris à travers son propre témoignage puisqu’il a lui-même beaucoup écrit, et son expédition est très documentée. Or d’une part, son frère Bartolomé a vu des choses que Christophe n’avait pas vues, et d’autre part, la partie portugaise de l’aventure était peu connue alors qu’elle est très importante. Ce qui m’intéresse ici, c’est l’articulation entre le savoir et la découverte. Il faut rappeler qu’à partir du moment où le projet est formulé, il s’écoule huit ans avant qu’il puisse se réaliser. Tout commence au Portugal, et c’est là que Colomb travaille, se documente et lit afin de monter son « dossier » et de le vendre aux Portugais. Ce n’est qu’après le refus des Portugais que le projet devient espagnol, mais tout avait déjà été défini à ce moment-là.

Et les Portugais refusent parce que Colomb leur ment sur la question fondamentale des dimensions de la terre et sur la durée de sa traversée ?

En effet, Colomb n’obtient pas les fonds qu’il demande parce qu’il ment et ce mensonge, qui est destiné à convaincre de la faisabilité de sa traversée, est perçu comme la preuve de son illégitimité. Colomb courbe le monde à son rêve, et fera jusqu’au bout semblant de croire qu’il a découvert les Indes. Mais c’est miracle s’il s’en tire. S’il avait eu raison, il serait mort, il n’aurait jamais pu aller jusqu’aux Indes. D’où la formidable morale de ce livre : mensonge et vérité forment un couple indissociable. Mieux, c’est grâce à son mensonge que Colomb parvient à une vérité supérieure, c’est par le mensonge qu’il agrandit la vérité.

 
 
« La danse est moins une écriture qu’une calligraphie. Ce que les grands danseurs tracent dans l’espace, ce sont des idéogrammes. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166