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Entretien
Camille Laurens, écrire à l’état limite
Camille Laurens pense, à l’instar de Proust, que « la vraie vie, c’est la littérature ». Son écriture, revigorée avec la sortie de Romance nerveuse chez Gallimard, s’éprouve à l’état limite, entre fiction et réalité, cru et cuit, amour et détresse. Son écriture s’abolit et se réinvente par son ouverture à la vie. Un talent qui tient de l’extrême.

Par Ritta BADDOURA
2010 - 08
Camille Laurens accorde une attention aux gens telle qu’ils se mettent à échanger librement avec elle. Nous l’avons interrogée dans le sud de la France, à la suite d’une rencontre où elle a lu un passage de son dernier paru : Romance nerveuse.  Son penchant pour le théâtre porte et contient sa voix, cristalline et égale, toutefois étoffée de nuances. Elle aime citer les auteurs qu’elle affectionne, n’hésite pas, au détour d’une réponse, à vous recommander un livre : L’homme sans gravité de Charles Melman ou Vivre ensemble sans autrui de J-P Lebrun. Lucide et réservée, intransigeante et vive, Camille Laurens prend vie et perturbe les images diverses que donnent d’elle critiques et médias. Née en 1957 à Dijon, agrégée de lettres, Camille Laurens a enseigné en Normandie puis au Maroc où elle a vécu douze ans, avant de revenir s’installer à Paris. Récipiendaire du prix Femina et du prix Renaudot des Lycéens, nommée officier dans l’ordre des Arts et des Lettres en 2006, ses romans sont unanimement salués par la critique. Suite à une perte extrêmement douloureuse, Camille Laurens écrit en 1995 Philippe, un roman phare qui marquera à plusieurs reprises un tournant dans sa vie et son écriture. Elle a depuis adopté les chemins de l’autofiction.

Là où une affaire médiatique complexe, et au final étrangère à l’écriture, s’apaise dans la vraie vie de Camille Laurens, explose Romance nerveuse. Les cloisons entre l’expérience, le fantasme et l’écriture sont minces, et Camille Laurens veut qu’il en soit ainsi. Ayant perdu son éditeur, Laurence R. trouve un amoureux à Djerba, où elle s’accorde une halte. Sa souffrance, en résonance avec d’autres douleurs plus anciennes, l’empêche de retrouver le flux de l’écriture. Car Laurence est romancière. Luc, son jeune amant, est paparazzi, auteur de pertes d’images et d’instants privés, qu’il inflige aux autres. Il est beau, cruel, hédoniste et dépourvu de principes, de limites, de lois, sinon celles de la jouissance immédiate. Il saura parler, en deçà des mots, à Laurence. Tous deux sont adeptes de l’extrême, elle par les bonnes manières et l’intellectualisation, lui par l’incarnation du parfait salaud. Ils sauront jouir et souffrir ensemble, et là où nombre de critiques et commentateurs ont décrit « une rencontre improbable », « une démolition », « un sado-masochisme », il n’y aurait qu’une histoire d’amour attendue, naturelle.
Luc effracte l’univers de Laurence et séduit même son double imaginaire qui tente tant bien que mal de veiller sur elle et contrôler le dérapage des sens. Mais l’appétit de vie et de mort est égal entre les deux amants, et la brèche que la violence agie de Luc fait à la violente retournée contre soi de Laurence se révèle fertile. Laurence R., pseudo de Camille Laurens qui est à l’origine le pseudo de Laurence Ruel, pousse la mise en abîme et le jeu des poupées russes à l’infini, et ce n’est pas sans danger pour le lecteur. Le plus important reste que cet exercice de l’extrême, explosant les définitions et les frontières, permet finalement à Laurence de retrouver son lieu propre, son intériorité secure et foisonnante où la réalité s’harmonise par la créativité. Romance nerveuse s’affirme dans l’espace du désir. Là où les pensées s’enflamment et les interprétations s’excitent et font dans l’allofiction, Luc, l’amant de Laurence, coupe du bois aux côtés de l’amant de Lady Chatterley.

Le titre Romance nerveuse porte quelque chose d’extrêmement doux même à côté du mot « nerveuse ». Dans ce roman, vous dites mettre en scène la reine et le fou. Effectivement, cet homme a la capacité de rendre les autres fous et même si « nerveuse »  est au féminin, l’hystérie est amenée dans ce roman par l’homme et contamine le rythme et le style de la narratrice et donc de votre écriture.

C’est vrai que la folie est contagieuse et que c’est lui qui amène et imprime le rythme à l’existence de cette narratrice vivant calme et retirée, dans l’écriture et le chagrin. Cet homme arrive et fait exploser toutes les limites. C’est quelqu’un qui ne respecte aucune frontière et ses frontières à lui ne sont pas bien délimitées. Pour pouvoir le suivre, elle est obligée de s’adapter à son rythme. J’ai essayé de traduire dans l’écriture l’impression frénétique que ce personnage masculin donne aux faits. C’est pour cela que j’ai mis en exergue la phrase de Mallarmé : Toute âme est un nœud rythmique. J’aime bien l’idée du nœud ; ces personnages sont chacun un nœud de douleur. Ils tentent de s’attacher l’un à l’autre, mais le nœud est soit trop serré, soit trop lâche. C’est aussi le nœud de rythmes et de flux différents. J’aime bien l’idée d’une essence musicale propre à chaque être. D’ailleurs, elle et lui n’écoutent pas du tout la même musique.

Il faut dire que votre style semble quasi chamboulé rythmiquement et métaphoriquement par le récit que vous faites de cette rencontre singulière. Nous en avons apprécié la matière fortement poétique imbibée « d’une familière rudesse ».

J’aime l’oralité, j’aime injecter dans le littéraire des expressions courantes, des proverbes, des bouts de chansons, c’est cela qui donne le grain poétique. Je suis contente que vous le releviez. Ce tissage porte la voix réelle des personnages, c’est comme si on les entendait…

Ces deux personnages sont décrits d’emblée comme foncièrement différents. La différence sexuelle vient se doubler d’une différence de goûts, de tempéraments, d’éducation, de regards sur le monde. Est-ce donc la douleur qui fait qu’ils s’accrochent quand même très fort l’un à l’autre ?

Je pense que la rencontre amoureuse se fait d’inconscient à inconscient et de traumatisme à traumatisme. Dans mes romans, cela revient souvent. Ce qui nous accroche à l’autre au début de la relation amoureuse est une communauté de douleur et on n’en a pas forcément conscience. Dans Romance nerveuse, lui a une histoire violente avec son frère au début de l’adolescence, et elle une enfance marquée par un abus. La douleur les rapproche même si, à partir d’une douleur commune, ils ont eu des réactions opposées. Il est devenu excentré et excentrique, elle s’est fermée, s’est centrée, s’est dérobée. Chacun d’eux a quelque chose à apprendre de l’autre.

Mais tous deux savent un peu, dès le début de la rencontre, que cette rencontre se heurte à l’impossible…

Oui, tous les deux pensent que c’est très difficile. Je ne sais pas si on se dit au début d’une histoire d’amour que celle-ci est impossible, parce que si on le pensait vraiment, on abandonnerait ; même si l’impossibilité peut alimenter le désir et donner envie d’explorer jusqu’où on peut aller. En tout cas, la narratrice ne veut pas lâcher cette histoire. Elle vit malgré tout ce qu’elle a à vivre.

Intensité violente, désir cru, poésie ; votre écriture module aussi dans Romance nerveuse différentes nuances de l’humour : ironie, loufoquerie suggérée, légèreté, autodérision, cynisme…

Ce livre est plus optimiste que le dernier : De toi à moi. Il est plein d’humour. Queneau avait dit que l’humour est une « tentative pour décaper les grands sentiments de leur connerie ». En effet, l’humour fraie un passage à travers les grands sentiments comme l’amour, la déception, le désespoir. Il permet de regarder les choses sous un autre angle. Je pense à une sorte d’humour-limite. Humour et ironie, c’est la tendance avec laquelle je vois actuellement mes livres. Dans ce roman, une dimension de l’humour est créée par le dédoublement de la narratrice : son double l’observe, la nargue et la taquine. Ce dédoublement fraie par l’humour la voie à l’introspection.

À partir d’un certain moment, il m’a semblé que je ne lisais plus un roman mais une lettre. Une lettre a toujours un destinataire et vous venez de relever la part de testament présente dans tout livre. J’ai senti que la narratrice s’adresse une lettre à elle-même, qu’elle a besoin de poser des mots et de se remémorer ce qui s’est passé. J’ai aussi senti comme un espoir de ne pas en exclure l’autre.

En effet, du fait que la narratrice se dédouble, s’observe, se critique, elle adresse un peu cette lettre à elle-même. En ce qui concerne son amant, il est tantôt objectivé et elle en parle à la troisième personne, tantôt elle s’adresse à lui directement. Elle écrit cette lettre pour lui aussi, pour essayer de réduire la distance entre eux, pour tenter une forme de réconciliation, de rapprochement.

Cette lettre attend-t-elle une réponse ?

Je pense qu’elle n’attend pas de réponse mais espère en tout cas toucher l’autre. Lui, de toute façon, n’est pas à même de donner une réponse du même type. La lettre espère un intérêt de la part du destinataire. C’est déjà beaucoup.

Un roman épistolaire et romantique, une femme qui écrit une lettre en ces temps nouveaux de nouvelles technologies… Vous abordez la question des relations contemporaines vécues par la médiation quasi inévitable des nouvelles technologies et réfléchissez les nouvelles solitudes que cela entraîne…

Les nouvelles technologies démultiplient l’imaginaire et éloignent de la réalité. On fantasme sur des images, des bribes de mots, d’images, de portraits-robots avec des descriptifs précis du caractère ou de l’apparence physique, mais cela ne dit pas vraiment qui on est ou qui est l’autre. La rencontre ainsi évitée est d’ores et déjà placée sous le signe de la déception. Ce trop-plein d’images fait écran à la rencontre véritable. En somme, mon roman parle de l’absence de repères amoureux, de l’absence de gravité et de la difficulté du lien.

Jacques Kerouac écrit dans Les Souterrains : « C’est un écrivain. Peut-être ignores-tu ce que sont les écrivains. Ils se regardent vivre d’un œil morbide, analytique et froid. “Maintenant je souffre”, dit l’écrivain, “maintenant j’aime”. (…) Quand il finit d’écrire son livre, il met fin à la liaison amoureuse… Je hais les écrivains. » Ce passage rappelle un peu ce qui se passe dans Romance nerveuse. Et c’est comme si, même quand la narratrice et auteure n’est pas directement à l’initiative de la rupture, l’histoire d’amour finit quand même avec la fin de l’écriture du roman.

Ce que vous me dites me fait penser à une nouvelle de Poe, Le portrait ovale, où au fur et à mesure que le peintre peint sa femme, met sa beauté sur la toile, elle dépérit et se fane. Elle finit par mourir parce que l’artiste a pris toute la substance et la vérité du modèle. La vérité est passée dans l’œuvre et n’est plus dans la vraie vie. C’est vrai que c’est quelque chose qu’on pourrait dire de l’écriture. On pourrait reprocher à l’écrivain de vampiriser, de prendre l’essentiel de la relation amoureuse pour nourrir une œuvre. La relation en perd un peu de son intérêt. Peut-être que si je n’étais pas écrivain, j’aurais laissé tomber cet homme bien avant, sans voir dans cette rencontre le livre à venir. Mais ça non plus je ne  peux vraiment le savoir. Ce n’est évidemment pas aussi caricatural, mais tout de même, un roman s’écrit toujours au passé. Au fond, en écrivant les choses un peu comme un souvenir, on n’est plus dans le présent. Cela est terrible. Dans la tentative de rendre le passé vivant dans un livre, le livre en devient le tombeau de l’amour. On cisèle ce tombeau afin de l’embellir, d’en faire un mausolée, mais il reste tombeau. L’écriture est d’essence testamentaire.

Vous avez fait le choix d’écrire de l’autofiction, ce qui n’est pas sans entraîner leurre et confusion. Quelle est votre relation à l’image que les gens se font en lisant vos romans, une image qui confond protagoniste et auteure ?

Je tiens à distinguer le « je » du texte de moi-même. Après Dans ces bras-là, je passais pour une amazone, on me comparait à un Don Juan féminin, mais si vous recensez vraiment les hommes de ce roman, il n’y en  a pas tant que cela : le père, le fils… Les lecteurs ont vu en moi une femme conquérante et veulent croire que la narratrice est véritablement moi. Une femme m’a même dit un jour, à la fin d’une lecture : « Vous direz bonjours à vos deux filles. » Lorsque je précisais que je n’en avais qu’une, elle a alors rétorqué, froissée : « Mais pourquoi vous dites que vous en avez deux ? » Dans Ni toi ni moi, où la narration est essentiellement constituée de mails adressés par la protagoniste, encore une romancière, à son amant cinéaste vivant à l’étranger, des critiques éminents m’ont reproché de copier mes mails dans la vraie vie dans mes romans ! Dans ces confusions, je me plais de réfléchir la question de savoir si ce que j’écris est quelque chose de « vrai ».

Vous écrivez dans Romance nerveuse : « Est-ce que tu me vois ? ». On peut entendre dans cet appel : « Est-ce que tu m’aimes ? ». Cette question serait sous-tendue par la crainte de ne pas être aimé, ou du moins pas suffisamment. Elle sous-entendrait qu’être vu est une manière d’être aimé, de se sentir exister. Est-ce que la littérature remplace l’absence du regard, le manque d’amour ?

Il y a une différence entre voir et regarder. On joue souvent sur l’expression : « ça ne te regarde pas », et il y a là toute la question du désir. La narratrice a l’impression que son amant ne la regarde pas au sens de « regard » en anglais, au sens qu’il n’a pas d’égards pour elle. J’aime bien le jeu de mots entre égard, regard, égarer, spectare… Il y a cette idée que regarder quelqu’un vraiment, c’est le considérer avec suffisamment de respect pour en apprendre quelque chose, pour le connaître. C’est beaucoup plus que voir. « Est-ce que tu me regardes ? » renvoie de même à : « Est-ce que je dois m’intéresser à toi aussi ? ».

Parce que vous, en tant qu’auteure, regardez l’autre longuement… ?

(En riant) Oui ! Le métier d’écrivain pour moi consiste à regarder en soi, autour de soi et à comprendre. Ce qui me guide, c’est le désir de comprendre et comprendre comprend le fait de regarder.

Ne pensez-vous pas que l’écriture, quelle que soit la teneur de l’autofiction, de l’autobiographie ou de la fiction, est une façon pour l’auteur de se regarder, de poser un regard sur soi ? L’écriture n’est-elle pas un miroir et une façon, comme le dit l’amant dans votre roman, de « mettre de l’autre dans sa (ta) vie » ?

Ce qui m’intéresse dans l’écriture, c’est la dimension du moi dans le monde et donc aussi la place de l’autre. J’ai fait le choix d’écrire à la première personne. C’est un jeu, mais c’est aussi un choix porteur de ma vision du monde et des gens. Pour écrire, il faut avoir suffisamment confiance en soi afin de balancer sa parole dans le monde. Il y a un narcissisme constructeur, et par lui l’écriture tisse un lien à l’autre. Quand j’ai écrit Dans ces bras-là, les féministes m’ont reproché de signifier qu’une femme se sent véritablement femme dans le regard d’un homme. Et réciproquement. Mais cela ne veut pas dire qu’on n’est rien sans cela, simplement que la relation épanouit et révèle quelque chose d’essentiel, en miroir. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est l’altérité. Je pense à Pirandello, au mystère qu’incarne l’autre.

Lacan en évoquant l’amour parle de « donner ce qu’on n’a pas »…

Oui. Aimer avec la part d’impossible inhérente à chaque histoire d’amour, mais qui varie d’une rencontre à l’autre. C’est beau de donner ce qu’on n’a pas.





 
 
A. Hannah / Opale
« Je pense que la rencontre amoureuse se fait d’inconscient à inconscient et de traumatisme à traumatisme » « Le métier d’écrivain pour moi consiste à regarder en soi, autour de soi et à comprendre »
 
2020-04 / NUMÉRO 166