FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Entretien

Discret, Christian Bobin a vu récement toute son œuvre reprise chez Gallimard. L'auteur du Très-Bas consacré à saint François d’Assise, prix des Deux Magots et Grand Prix catholique de Littérature en 1993, ne se laisse pas approcher facilement. Le pas franchi, la rencontre est d'une rare intensité.

Par Georgia Makhlouf
2010 - 09

On sait peu de choses de Christian Bobin. L’autobiographie n’est pas un registre qu’il affectionne, et il n’accorde que peu d’entretiens. On sait juste qu’il est né le 24 avril 1951 au Creusot, cette grande ville industrielle où ses deux parents travaillaient aux usines Schneider, et qu’il vit toujours dans ce coin de Bourgogne qu’il n’a jamais quitté. Après une enfance solitaire où les livres plus que les hommes lui tiennent compagnie et des études de philosophie, il fait divers petits boulots dans des bibliothèques, des musées ou des hôpitaux, voyage peu et, selon ses propres termes, il y a peu d’événements dans sa vie. Vers 1980, il commence à écrire et publier chez de petits éditeurs (éditions de l’Aube, Le temps qu’il fait et surtout Fata Morgana), mais ses premiers textes ne touchent qu’un public restreint. Le succès viendra plus tard, avec Le Très-Bas qu’il consacre à saint François d’Assise et qui obtient le prix des Deux Magots et le Grand Prix catholique de Littérature (1993). Aujourd’hui, toute son œuvre est reprise chez Gallimard.
Pour le connaître davantage, il faut évidemment le lire, aller à la rencontre de La part manquante, partager L’enchantement simple, ou sa douleur lorsque disparaît sa compagne, La plus que vive.
Ou alors emprunter une route qui s’enfonce dans la forêt, à la sortie d’un petit village qui jouxte Le Creusot, et lorsqu’on croit s’être trompé de chemin, tomber sur une maison ouverte sur les champs et les arbres, où le bruit du vent et le chuintement de la petite pluie de juillet sont les seuls sons que l’on entend. On peut alors s’installer dans ce temps suspendu pour un échange d’une intensité rare.

Dans la notice biographique qui accompagne l’un de vos livres, vous avez écrit?: «?Christian Bobin est né le 24 avril 1951 au Creusot. Suivent trente années de sommeil où tout ce qui semble réel n’est que le même rêve empruntant diverses formes.?» Pouvez-vous revenir là-dessus et nous éclairer sur ce «?sommeil?» dont vous parlez??

C’est difficile à dire. En fait, je pourrais dire que ma vie commence avec l’écriture, et que l’écriture serait comme les bandelettes de ma résurrection, bandelettes que je commence à défaire pour sortir d’une absence, d’un long sommeil. Je commence vraiment à vivre par l’écriture qui est une vie seconde. Les trente premières années sur terre me donnent une sensation paisible, rêveuse, comme si des nuages traversaient ma tête. Je regarde autour de moi et je deviens ce que je regarde. C’est un échange constant et silencieux entre ce que je vois et moi en train de le voir, un long tissu de rêveries et de songes. Je vois le courage à vivre de mes parents, la rudesse de la vie industrielle (mon père est professeur de dessin technique dans une école qui dépend de l’usine et ma mère est calqueuse). Je vois surtout le fracas du soleil sur une vitre, l’événement d’un moineau sur la cour d’enfance, le printemps émerveillant que peut être un livre.

Vous avez donc eu une enfance contemplative, mais néanmoins heureuse??


Une enfance contemplative en effet, une peu absente, paisible plutôt qu’heureuse. Elle n’aura jamais été qu’un long regard sur le monde qui s’en va après m’avoir effleuré. L’écriture est là pour dire ce frôlement, ce mince contact entre moi et le dehors. C’est ma part active, et qui commence bien tardivement.

Vos parents respectaient votre nature rêveuse??

Il y avait peut-être une certaine inquiétude parentale. Ce devait être inquiétant pour eux d’avoir un enfant un peu ailleurs. Ce que je vous dis là, je ne me le disais pas à l’époque, j’étais juste noyé par le rêve et les occupations habituelles n’y entraient que peu.

Pour poursuivre avec votre bibliographie, vous écrivez encore?: «?1999?: mort de son père. Assez dormi.?» Son décès vous sort de cet état de sommeil??

Je le formule de façon paradoxale, mais sa mort est comme un immense lever de soleil. Sa disparition est comme un éblouissement et la certitude indémontrable qu’il sera toujours là. Cette mort n’est donc pas un enténèbrement du monde mais un soleil qui éclate. Cela me permet de mieux voir mon travail d’écrivain?; il éclaire ma page blanche et je vois mieux ce que je dois faire et comment le faire.

Vous partagiez avec lui ce lien aux livres et à l’écriture??

Il m’a compris à sa façon sans qu’on en parle directement. Il a eu l’intelligence de dépasser sa propre inquiétude quant à mon avenir et de me faire confiance, de faire confiance à quelque chose qui n’était pas encore tout à fait là. Et il m’a instruit par ses manières d’être beaucoup plus que par ce qu’il a pu me dire de façon directe. Je l’ai vu faire avec les gens, y compris les plus pauvres et les plus perdus. Il allait vers chacun comme s’il était un roi, personne n’était pour lui négligeable.

Parlant d’écriture, vous écrivez?: «?Vers 1980, apparition de l’écriture.?» L’écriture serait donc pour vous de l’ordre de l’apparition, comme on parlerait d’une Annonciation??

Je dirais qu’il s’agit d’une délivrance. Je peux enfin nommer ce que j’aime depuis toujours, je peux le nommer avec les mots du silence, du secret, de la pudeur, sans le trahir ni le blesser.

Y a-t-il dans ce passage-là quelque chose de soudain??

Non, pas de soudaineté dans l’écriture elle-même. Mais il y a en effet une rupture qui renvoie au moment où mes livres ont commencé à être publiés et lus et où je ne suis plus seul dans l’écriture. Car les mots qui sont sur la table sont comme le pain?; s’il reste là, il devient sec. Pour être bon, un pain doit être partagé. Pour être justes, les mots doivent être partagés.
Je continue néanmoins d’avoir sur les choses le regard rêveur que j’avais dans l’enfance. Cette distinction entre les premières années que nous évoquions et celles qui suivent la publication de mes premiers livres et l’écho qu’ils rencontrent est ténue?; elle a l’épaisseur d’une feuille de papier.

Vous avez écrit?: «?Le refus aura été ma boussole.?» Pouvez-vous nous en dire plus?? De quel refus s’agit-il??

C’est assez banal sans doute, mais j’ai su plus clairement ce que je ne voulais pas que ce que je voulais?: je ne voulais pas mourir de mon vivant. La science de la vie ne s’apprend pas, elle réside dans la grâce des rencontres. Quand vous avez vingt ans ou trente, une rencontre peut vous emmener au paradis ou en enfer en quelques secondes. Il faudrait qu’on nous apprenne à déchiffrer les visages, à entendre le grain des voix. L’art des rencontres n’est pas une science, c’est un art fragile où tout est à inventer chaque fois. On n’est pas dans le domaine de l’utile et on ne peut en attendre de réussites éclatantes. J’aime beaucoup cette parole d’un apôtre dans une épître?: «?N’oubliez pas l’hospitalité grâce à laquelle vous avez, à votre insu, reçu des anges.?» L’important dans cette phrase, c’est «?à votre insu?». On ne sait jamais quelles sont les rencontres qui vont compter. Et ce qui complique un peu les choses, c’est que les anges ont rarement une tête d’ange. Quand on regarde bien les évangiles, on s’aperçoit que le Christ n’était peut-être pas tout à fait présentable, qu’il avait sans doute une apparence douteuse. C’est la peinture, plus tard, qui lui a donné ce visage fade et séducteur. Par l’écriture et par la vie passée qui s’accumule, j’arrive, par instants du moins, à retrouver le regard de l’enfant sur les choses et les gens. C’est un regard qui ne s’occupe pas des étiquettes, des classifications et des statuts. Je retrouve ça par l’écriture, ou du moins j’essaie.

Vous dites n’avoir aucun souvenir d’enfance et ne pas pouvoir imaginer écrire un jour vos Mémoires.

Oui en effet, et j’ai formulé plusieurs hypothèses pour m’expliquer cela, dont la plus récente est que mon enfance n’étant pas terminée, je ne peux donc m’en souvenir.

Les références religieuses abondent dans vos écrits. Écrire serait-il pour vous une expérience qui a partie liée avec la foi??

J’essaie juste d’être le témoin des jours qui me séparent de ma mort. Je ne sais pas ce que veut dire le mot foi. Je sais par contre qu’il y a dans chaque jour une somme de miracles et que seule la lumière de l’écriture peut nous permettre de les attraper, d’en rendre compte et de les garder vivants. Je veux en écrivant saluer ces choses qui passent, qui s’en vont, et qui ne reviendront jamais. L’écriture relèverait donc d’une sorte de courtoisie profonde, de remerciement grave et amusé à l’égard de tout ce que la vie propose de vivant. Je ne comprends à peu près rien, mais je m’émerveille de beaucoup de choses. La pointe de la vie et la pointe de l’écriture coïncident pour moi?: quelque chose se passe qui n’aura plus jamais lieu. En écrivant, je me fais juste le témoin de cette chose.

Parlant d’écriture, vous dites?: «?Il m’arrive de regretter de ne pouvoir écrire tous les jours. Puis j’ai compris que l’écriture n’est pas en mon pouvoir dans sa venue?»?; ou encore?: «?Écrire est un acte d’hospitalité?: accueillir quelqu’un qui vient du dehors de la vie et qui veut être nourri de l’eau de vos songes, du sang de vos phrases.?» Pour le dire plus banalement, vous vous situeriez dans une approche de l’écriture qui serait du côté de l’«?inspiration?» à laquelle il faut se rendre disponible plutôt que du côté d’un «?travail?» ardu??

Pour écrire, il faut que le premier élan soit donné. Pas de vision, pas de livre. Il faut quelque chose qui vienne du dehors comme un voyou, il faut qu’il y ait comme une pierre lancée contre la vitre. Ça, c’est le point de départ. Puis, afin de dire cette vision, du travail est nécessaire. Pour nettoyer, pour enlever la part morte du langage, pour revenir au premier état de surprise, à l’immédiateté, à l’éblouissement premier. Ce qui a été vu est toujours une première fois, donc il faut écarter du langage ce qui est convenu et machinal. L’écriture est tout à la fois une grâce et un travail.

Dans la préface de L’enchantement simple, il y a une phrase de Rumi?: «?Le livre du soufi n’est pas composé d’encre et de lettres. Il n’est rien d’autre qu’un cœur blanc comme la neige?», suivie de?: «?Christian Bobin aurait pu signer cette phrase.?» Vous sentez-vous proche des soufis??

J’ai lu Rumi et je le relis. Je me sens proche de lui ou de Attar. Ils sont profondément amusants, je veux dire amusants dans un sens très profond, réjouissant. Ils font du cœur une toupie qui tourne très vite. Rien n’est en repos chez eux. Quand je lis Rumi, c’est comme si on me tranchait le cœur pour y verser un vin miraculeux. Venant de ces hommes et de ces pays-là, le langage nous arrive comme un soleil?; un langage qui dit Dieu, la vie et le soleil en un seul et même mot. Et j’aime aussi les poèmes très fins de Omar Khayyâm.


Vous avez parfois des mots très durs pour parler de la littérature. Vous écrivez qu’il s’agirait d’une «?chose frivole, nulle, sans poids aucun sur votre vie?». Ou encore «?À qui ne supporte rien du monde, la littérature propose son opium?». Pensez-vous vraiment que la littérature nous «?narcotise?»??

Oui, une partie de la littérature. C’est une question de faim. J’ai faim de choses essentielles. Je les cherche dans les garde-manger des livres et parfois je ne trouve que du pain sec et du fromage rassis. Cette littérature que je dénigre, c’est celle des mots écrits sans âme, où n’est recherché que l’exploit, que le déploiement souverain et infernal du narcissisme. Cela peut donner des chefs-d’œuvre, mais n’être pas nourricier. Alors que dans l’auberge de Rumi, je serai nourri à toute heure. Alors que Rimbaud ou Emily Dickinson sont des lampes toujours allumées.

Parlons un peu du livre qui vous a fait largement connaître, Le Très-Bas. Qu’est-ce que le Très-Bas finalement?? Ce Dieu à hauteur d’enfance dont vous parlez??

Il arrive que j’entende dire que je célèbre les petites choses. Je ne célèbre pas les petites choses, je devine la présence des très grandes dans les toute petites. L’infini est gravé dans les ailes d’un papillon. Un livre parfait a deux pages, ce sont les ailes du papillon. Dans ces ailes, beaucoup nous est donné à lire de la vie, du temps, de la disparition, de l’absence... La lumière du Très-Bas est une lumière rasante, à hauteur de nouveau-né. J’essaie de regarder la vie à travers le bleu des yeux d’un nouveau-né. Le nouveau-né, il n’y a rien qui ne l’intéresse pas?: un pli dans un tissu, un éclat de voix, tout peut mener à l’extase et à la révélation.

Dans votre dernier livre Les ruines du ciel, souhaitiez-vous, à travers l’évocation de l’aventure de Port-Royal au XVIIe siècle, commenter certains aspects de la société actuelle??

Oui certainement, mais en creux. Le XVIIe siècle et notre siècle se ressemblent et l’histoire de Pascal est très éclairante pour nous aujourd’hui. Au XVIIe siècle, il y a un gros soleil qui s’installe dans un fauteuil et qui va enténébrer l’histoire de la France. Louis XIV parie sur la gloire?; aujourd’hui, c’est sur l’argent que tout le monde parie. La voix cassée, enrouée de Pascal est d’autant plus attirante pour nous qu’elle traverse pour nous parvenir une muraille de bruits, de médisances, de vanités. L’aventure de Port-Royal, c’est celle d’une poignée d’hommes et de femmes qui ne se laissent pas éblouir par le Roi-Soleil, qui préfèrent la course des nuages à celle des honneurs. Ils pensent qu’il peut y avoir autre chose dans la vie que l’argent, la gloire ou la puissance. Leur entêtement enfantin, leur résistance, peut nous aider à vivre. Et la résistance d’aujourd’hui, je la rencontre dans la voix de quelques poètes, car ils sont les garants d’un langage vrai, non empoisonné par des dogmes, non utilitaire, vivant.

Dans la présentation que fait l’éditeur de vos livres, on peut lire que vos ouvrages s’éclaireraient les uns les autres comme les fragments d’un seul puzzle. Peut-on, en poussant plus loin, penser que derrière la diversité des titres et des formats, vous n’écrivez depuis le début qu’un seul et même livre??

C’est une belle idée et qui correspond bien à ce que je fais. Parfois la main qui écrit est trop lourde, et parfois elle est trop légère, trop dansante. Mais l’idée lointaine serait en effet que tous ces livres n’en composeraient qu’un seul. Cela recouperait mon intuition, que le tissu de la vie est d’une seule pièce. Il n’y a pas plusieurs époques, et même peut-être pas plusieurs événements dans une vie, mais le même qui reviendrait sous des figures chaque fois différentes. Tout naturellement, mes livres parleraient tous de la même chose. Je peux le dire autrement, en m’appuyant sur Le conte de l’éléphant de Rumi. Un éléphant est examiné dans le noir par plusieurs personnes. L’une touche sa trompe, l’autre son oreille, la troisième une patte. Chacune est persuadée d’avoir tout trouvé et imagine détenir la vérité alors que personne n’a vu l’éléphant puisque tout se passe dans le noir.
Ainsi certains de mes livres touchent la patte, ou l’oreille ou la trompe de l’éléphant, mais ce serait toujours le même objet, la même présence obscure devinée, recherchée.


 
 
© C. Hélie / Opale
« Les mots qui sont sur la table sont comme le pain ; s’il reste là, il devient sec. Pour être bon, un pain doit être partagé. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166