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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Alice Ferney : « Écrire et aimer marchent ensemble »
Qu'elle aborde la féminité, l'amour et les relations entre hommes et femmes - ses sujets de prédilection - ou qu'elle s'attaque à des thèmes plus graves, Alice Ferney se distingue par son optimisme et son amour de la vie. Son dernier ouvrage Passé sous silence nous plonge dans un moment-clé de l’histoire de la France : le douloureux dossier de l’indépendance de l’Algérie.

Par Georgia Makhlouf
2010 - 10

Diplômée de l’Essec, Alice Ferney est titulaire d’un doctorat en sciences économiques et a longuement enseigné à l’université d’Orléans. C’est son roman Grâce et dénuement, qui a obtenu le prix Culture et Bibliothèque pour tous en 1997, qui l’a fait connaître. Depuis, elle s’est imposée sur la scène littéraire française et ses livres connaissent un succès constant. De facture classique, ils interrogent la féminité, l’amour et les relations hommes-femmes dans une langue d’une extrême élégance qui sait se tenir au plus proche des émotions et des mouvements de l’âme.

Son dernier ouvrage Passé sous silence qui vient de paraître chez Actes Sud – comme la majorité de son œuvre – se situe néanmoins sur un terrain différent. Et même si les dates, lieux et noms de personnes ont été effacés, il se fonde sur des faits rigoureusement authentiques et largement documentés pour raconter un moment-clé de l’histoire de la France, celui qui voit De Gaulle se situer face au douloureux dossier de l’indépendance de l’Algérie et un jeune officier idéaliste, Bastien Thierry, mener une conjuration contre lui jusqu’à l’attentat. Alice Ferney convoque tour à tour les pensées des deux protagonistes et tente d’aller au plus près des ressorts psychologiques de leurs actions. Ce faisant, elle pose inévitablement des questions essentielles et passionnantes, celles qui touchent à la place du romancier dans l’histoire, et à la pertinence de sa voix dans les débats qui en accompagnent les événements-clés.

Vous êtes diplômée de l’Essec, titulaire d’un doctorat en sciences économiques, professeur à l’université d’Orléans. Comment et pourquoi êtes-vous venue à l’écriture ? Comment s’en est fait sentir la nécessité ?

Je suis devenue enseignante parce que je voulais devenir écrivain. Je me souviens très précisément du moment où j’ai décidé de devenir écrivain. J’avais sept ans, j’étais par terre dans ma chambre et j’étais fascinée par les livres que je lisais. J’avais compris que ces objets-là étaient le fruit d’un travail, mais qu’ils étaient séparés de la personne qui les avait produits et qu’ils perduraient, qu’ils vivaient leur vie propre. Je voulais moi aussi être créatrice, et produire de tels objets. Néanmoins, j’ai entrepris des études sages, écoutant les conseils qu’on me prodiguait. Il m’a suffi de quinze jours à l’Essec pour me rendre compte que ce n’était pas ce que je voulais. Et là, je me suis lancée dans une recherche pour identifier qui écrivait en France, et j’ai obtenu deux réponses : les enseignants et les journalistes. Le journalisme ne me convenant pas vraiment, alors que la recherche en économie m’intéressait beaucoup – j’avais entrepris une recherche sur les femmes et l’épargne par exemple – ; je me suis orientée vers un 3e cycle en sciences économiques pour devenir universitaire et pouvoir, en parallèle, écrire des romans. En 1987, j’ai écrit en même temps mon premier roman et ma thèse de doctorat et depuis, je ne me suis plus jamais arrêtée d’écrire. J’ai mené une vie d’intellectuelle, et j’ai poursuivi mes travaux de recherche en économie jusqu’à ce que j’aie été publiée.

Pourquoi avoir décidé d’écrire sous un pseudonyme ? Et pourquoi ce pseudonyme-là ?

J’étais titulaire à la fac d’Orléans et j’avais la volonté de ne pas mélanger les deux parties de ma vie. Je ne pouvais pas utiliser le nom de mon mari que je portais à l’époque, Gavriloff, parce que mon mari n’avait pas aimé mon premier livre. J’ai donc cherché longtemps. C’est un choix très engageant et je me suis rendu compte qu’il fallait une vraie raison à ce choix, il fallait qu’il ait du sens. Ce fut donc Ferney, quand j’ai découvert que j’étais née le même jour que Voltaire. Je dois dire que j’adhère à ce nom de plus en plus, que ce personnage, Alice Ferney, commence à exister de plus en plus et à prendre de la consistance.

Vos ouvrages sont de facture classique, votre narration est balzacienne et votre narrateur, omniscient. Est-ce dans ce seul territoire que vous vous sentez à l’aise ? Et avez-vous le sentiment d’être un peu à contre-courant de ce qui s’écrit aujourd’hui ?

Pas tant à contre-courant que ça. Le nouveau roman s’est perdu, ça ne se fait plus du tout, et la narration classique reprend du terrain. Je me sens capable de tout dans l’écriture et je n’ai pas dit mon dernier mot. Mais j’ai commencé comme ça parce qu’il y a un pouvoir illimité dans la narration balzacienne. C’est un moyen d’écrire qui permet tout, qui permet d’aller partout, d’être dans toutes les têtes. En revanche, il est vrai que je n’ai jamais écrit au « je ». Mais je n’ai pas l’impression qu’on choisisse vraiment ce qu’on écrit et comment on l’écrit. On l’entend. On peut travailler son style, mais ce qu’on voit, ce qui vous touche, on ne le choisit pas. Par ailleurs, on n’a pas toujours conscience de son style, du moins au début. Je suis très humble par rapport à ça, surtout quand le lis des livres qui m’impressionnent. Le seul choix que je puisse faire, c’est celui de travailler, travailler mon vocabulaire, mes thèmes, ma construction ; mais un style, on ne le choisit pas, il nous traverse.

Vous avez sur vos personnages un regard très positif, bienveillant, on pourrait presque dire maternel.

Oui, j’ai la fibre maternelle. Il y a beaucoup d’amour en moi. C’est la modalité relationnelle qui me sied, qui correspond à ce que je suis. Je suis une personne empathique et fortement. Pour écrire l’histoire de quelqu’un, le faire en ne l’aimant pas me paraît difficile et, en tout cas, ne m’intéresse pas. Il y a une phrase de Spinoza que Bourdieu cite et que je vous livre sans être sûre de son entière exactitude : « Ne pas juger, ne pas rire, ne pas détester, mais comprendre. » Pour moi, écrire c’est cela : comprendre. Écrire et aimer marchent ensemble.
Il y a un élan, le même pour les deux choses.

Le territoire que vous explorez sans cesse est celui de la féminité, de l’amour, des relations hommes-femmes. Et vous placez en exergue de La Conversation amoureuse une phrase de Shakespeare qui parle de l’amour que les femmes peuvent avoir pour les hommes. L’amour serait-il pour vous quelque chose de spécifiquement féminin ?

L’image du pélican qui se fait dévorer les entrailles par ses enfants, pour moi c’est une image de la féminité. Mais je ne suis pas radicale car en même temps, je pense que chacun a en soi une part féminine et une part masculine. Le féminin est la part de don en nous, la part qui se laisse habiter par l’autre, à l’image de la grossesse. Ce sont les femmes qui accompagnent la naissance et la mort. C’est quelque chose que j’ai observé, une perception très personnelle, mais les choses sont peut-être en train de changer.

Quand j’ai commencé à écrire, je me suis demandée ce que j’apportais au paysage littéraire. Et ce qui m’a frappée, c’était le fait que c’étaient surtout les hommes qui avaient écrit jusque-là, ou alors des femmes qui n’avaient pas eu d’enfants : Yourcenar, Carson Mac Cullers, De Beauvoir... Le seul récit d’accouchement, c’est chez Tolstoï qu’on le trouve ! En France, dès qu’on parle d’enfants, on est une « crétine ». On appelle ça le syndrome couches-culottes. Or avoir des enfants est une expérience forte qui change beaucoup de choses et je crois qu’on peut en parler de façon riche et intelligente. Dans L’Élégance des veuves, c’était de ça dont il s’agissait, parler de tout ce que font les femmes. Dans Dans la guerre aussi, ce que je voulais, c’était porter un regard de femme sur la guerre, à ma connaissance le seul regard de femme sur la guerre de 14-18.

Pour autant, je ne suis pas une militante. Pour moi, c’est en agissant qu’on milite vraiment, non en parlant.

Venons-en à votre dernier livre. Y a-t-il eu là pour vous une volonté de rompre avec les précédents ouvrages, d’aller sur un terrain différent ?

Vous posez là une question qui est celle du choix d’un sujet. Gracq compare l’avènement d’un sujet chez un écrivain avec le coup de foudre amoureux. Pourquoi un sujet s’empare-t-il de vous ? Ce serait se demander pourquoi on tombe amoureux, et ça reste très mystérieux. Disons que j’avais vu deux émissions à la télévision sur ces sujets et qu’elles ont ouvert une porte. Pour démarrer un projet d’écriture, il me semble qu’il me faut deux éléments, et qu’ils me touchent tous deux : l’histoire elle-même, et le sens profond derrière. L’histoire d’un homme qu’on a cherché à tuer et qui se trouve dans la situation de devoir accorder sa grâce, qui se trouve donc à la fois juge et partie, c’est cela mon sujet, et il m’a littéralement happée. C’est une configuration exceptionnelle, qui me sollicite profondément, et pour cette raison, je sens que je peux l’écrire.

Vous n’aviez donc ni la volonté explicite de changer de terrain ni de raisons personnelles de choisir ce sujet-là ?

Non, je n’ai aucune passion pour l’Algérie, ni d’histoire familiale liée à ce conflit-là, et je suis, bien entendu, pour l’indépendance de l’Algérie. Le public et les critiques sont tentés de percevoir une adhésion entre l’écrivain et son sujet, de chercher des liens entre l’histoire personnelle de l’écrivain et ses choix, ses thèmes. Or il n’en est rien. Bien sûr que pour écrire il faut habiter son sujet, mais ce que l’écriture permet de formidable, c’est de sortir de soi pour aller vers quelque chose d’autre. Foucault disait : «  J’écris pour me déprendre de moi-même » et Romain Gary : «  J’écris pour aller chez les autres ». J’écris pour ces raisons-là, pour sortir de moi-même, pour aller vers quelque chose d’autre, le comprendre et, ce faisant, me changer moi-même. Plus que sa force d’expression, ce que j’aime dans l’écriture c’est sa force d’exploration. Donc il y a une situation juridique d’exception qui m’a passionnée, une situation où tous les principes du droit se trouvent bafoués. Je n’ai aucune affinité personnelle pour Bastien Thierry, mais j’ai évidemment de l’empathie pour celui qui va mourir. Thierry n’était pas d’extrême droite, c’est une étiquette qu’on lui a collée par la suite pour le mettre à la poubelle. Il était plus complexe que cela et quasiment apolitique. J’ai découvert tout cela en travaillant. Par ailleurs, je suis une adversaire farouche de la peine de mort et en plus de ma compassion pour le condamné, je suis révoltée par cette exécution. Et doublement révoltée par la deuxième trahison dont il est la victime, celle qui consiste à oublier les événements du passé ou à mal les raconter. Le ressort de l’écriture, ce n’est pas l’intelligence, c’est la sensibilité. Et j’ai été énormément touchée par tout cela.

La figure du général De Gaulle est ternie par ce que vous racontez et qui fait écho à la phrase de La Rochefoucauld que vous inscrivez en exergue : « Il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts ».

Oui, on me le dit. De Gaulle est devenu un mythe. Or pour écrire, pour faire exister des personnages, il faut être précis. J’ai dû m’approcher très près de lui pour le faire vivre et je crois avoir montré sa grandeur qui est dans son immense clairvoyance, son extraordinaire intelligence politique. Il avait aussi un esprit si mordant ! Je suis rentrée dans une forme de passion pour cette figure du commandeur et je rends compte de son intelligence comme de sa souffrance : il était mortifié, malheureux de ce qui arrivait. Mais il est vrai que j’ai démarré ce livre avec de la compassion pour celui qui meurt et de la colère contre celui qui tue. L’exécution de Bastien Thierry est une tache sur sa mémoire. Antoine Blondin a dit que De Gaulle avait tué son jumeau, celui qu’il n’était plus, l’officier intègre, l’idéaliste ; Jean Daniel a écrit : « L’inhumanité du souverain nous laisse pantois ». Mais De Gaulle est rancunier et ne pardonne pas à Thierry la déclaration dans laquelle il dit que De Gaulle est ruisselant de sang français. Tous les faits que je rapporte sont rigoureusement exacts et très documentés, et il faut rappeler que le Conseil d’État lui-même a considéré ce tribunal comme illégal. Donc la figure du héros a sa part d’ombre. Et peut-être ce livre provoque-t-il un effet de contrepoint par rapport à l’air du temps et aux commémorations des soixante-dix ans de l’appel du 18 juin ou des quarante ans de son décès.

Finalement, comment se situe ce livre dans votre parcours ? Allez-vous poursuivre dans cette veine historique ?

Les raisons profondes pour lesquelles j’ai été touchée par cette situation juridique exceptionnelle ont trait à l’injustice qu’elle engendre et au travestissement des faits qui se produit quand on les raconte. Finalement, ces deux choses sont très courantes : injustice des faits et injustice du récit, et cette double injustice me bouleverse. Mais comme écrivain, je n’ai pas envie de faire la même chose tout le temps et je crois que les livres s’enfantent les uns les autres, comme disait Gide. Ils s’enfantent aussi par défaut. Ce qu’on n’a pas fait dans un livre, ce qui nous a manqué dans un livre peut nous donner l’idée du livre suivant.


 
 
© M. Avanzato / Opale
« L’écriture permet de sortir de soi pour aller vers quelque chose d’autre »
 
2020-04 / NUMÉRO 166