FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Entretien
Jacques Salomé : « Je ne livre pas de recettes, je trace un chemin »
Psychosociologue, Jacques Salomé se définit volontiers comme un éveilleur de conscience, un archéologue de nos histoires intimes ou un jardinier des relations humaines. Rencontre avec un infatigable militant de la communication, dont la ferveur et la générosité semblent ne jamais s’épuiser.

Par Georgia Makhlouf
2010 - 10

Il est né à Toulouse en mai 1935. C’est dire qu’il a un âge qu’il ne paraît pas, car il se plaît à incarner l’un de ses préceptes : « Quand les années s’ajoutent à la vie, rajouter de la vie aux années ». Officiellement, Jacques Salomé est psychosociologue, diplômé de l’EHESS, formateur, écrivain et poète. Mais il se définit plus volontiers comme éveilleur de conscience, archéologue de nos histoires intimes ou jardinier des relations humaines. Il commence sa carrière dans le domaine de la relation d’aide en s’inspirant des recherches de Carl Rogers et du courant de la psychologie humaniste. S’il a eu recours à la psychanalyse à une étape de son parcours, sa conception de l’inconscient est plus proche de celle de Milton Erickson que de celle de Freud, plus réservoir de ressources que continent noir de la psyché. Il a également puisé dans d’autres courants de la psychologie avant de développer ses propres outils et concepts, la méthode ESPERE (Énergie spécifique pour une écologie relationnelle essentielle). Il est aujourd’hui formateur en relations humaines et il place la communication au centre de son approche. Son œuvre compte plus d’une trentaine d’ouvrages traduits dans plusieurs langues et vendus à plusieurs millions d’exemplaires. Ils traitent de ses centres d’intérêt principaux : la communication parents/enfants mais aussi enseignants/enseignés – il milite pour que les relations humaines soient enseignées à l’école comme matière à part entière –, le mieux-être avec autrui et avec soi-même, l’amour, les articulations entre la psychologie et de la spiritualité... Citons T’es toi quand tu parles (1992), Contes à guérir, contes à grandir (1993), Pour ne plus vivre sur la planète Taire (1997 et 2004), Je viens de toutes mes enfances (2009) tous chez Albin Michel ; mais également Le courage d’être soi (éditions du Relié, 1999) ou Aimer l’amour (Guy Trédaniel, 2010). Rencontre avec un infatigable militant de la communication, dont la ferveur et la générosité semblent ne jamais s’épuiser.

Commençons, si vous le voulez bien, par le seul de vos livres qui parle de vous Je viens de toutes mes enfances. Pourquoi parlez-vous de votre enfance au pluriel ?

Ce livre est sans doute celui que j’aime le plus. Sa lecture suscite chez mes lecteurs un retour à leur propre enfance, fait remonter à la surface des souvenirs enfouis, ce qui confirme ce que j’ai toujours pensé, qu’un livre a deux auteurs, celui qui l’écrit et celui qui le lit. Pour ce qui est du pluriel, je pense en effet que j’ai eu, que nous avons tous eu, plusieurs enfances. Il y a l’enfance officielle, celle qui est définie par le statut des parents ; l’enfance scolaire, celle qui se traduit dans les bulletins de notes ; l’enfance amoureuse ; l’enfance de l’amitié et des bandes de copains et l’enfance de l’imaginaire, celle qui a joué pour moi un rôle essentiel, qui m’a sauvé la vie. J’ai passé cinq ans immobilisé dans le plâtre en sanatorium. Si je n’avais pas eu cette vie imaginaire si intense, nourrie de lectures et de rêves, je ne sais pas si j’aurais survécu à cette épreuve. Ainsi, chacun de nous est fait de toutes ses enfances tricotées entre elles.

Y a-t-il eu un « déclencheur » de cette envie d’écrire sur le mode autobiographique alors que votre registre habituel était très différent ?

En effet, je ne m’étais jamais aventuré sur le terrain de l’autobiographie et les seuls textes plus personnels que j’avais écrits jusque-là étaient des poèmes. C’est Éric, l’un de mes fils, qui a déclenché ce besoin d’écrire sur mon enfance. Nous avons, alors qu’il avait 45 ans, parlé d’une fugue qu’il avait faite à l’âge de 9 ans et que sa mère et moi avions ignorée. Il s’en est expliqué en disant : « J’avais besoin d’apprendre à désobéir. Vous vous occupiez sans cesse de Bruno, j’avais l’impression de ne pas exister. » Et en effet, c’était un enfant modèle ! Son récit a fait ressurgir une fugue que j’avais faite moi-même, au même âge que lui, et que j’avais enfouie en moi. J’ai compris alors combien mes enfances se sont prolongées, sans que j’en prenne conscience, dans la vie de mes propres enfants. C’est ce que j’appelle « les loyautés invisibles ». Nos enfants sont les réparateurs de nos blessures, comme moi-même j’ai réparé les blessures de ma mère.

Votre livre s’achève sur la fin de l’enfance. Il y a donc un chaînon manquant dans votre récit de vie. Comment êtes-vous passé de cette enfance rendue si difficile par la pauvreté, l’absence du père, la maladie – même si les bonheurs de l’amour maternel ou de l’amitié y ont eu leur place –, à ce métier que vous exercez depuis de nombreuses années, celui de thérapeute ?

Je me définis comme formateur plutôt que comme thérapeute. Et il y aurait beaucoup à raconter en effet sur le chemin qui m’y a conduit. Mais disons que j’ai commencé ma vie professionnelle comme expert-comptable, un métier calme, assis et sûr ; c’était une orientation « familialiste », c’est-à-dire en conformité avec les désirs de ma mère et de mon milieu. Ma vocation pour la psychologie était brune aux yeux bleus. Comme souvent dans mon parcours, beaucoup de choses m’ont été données par les femmes. Mon enfance s’est achevée par une rencontre amoureuse et là encore, la découverte de ce qui deviendra l’essentiel de ma vie m’a été transmise par une femme. J’ai donc dirigé pendant un certain temps ce que l’on appelait dans les années 50 et 60 un « foyer de semi-liberté » pour aider de jeunes délinquants à se réinsérer dans la vie sociale. Puis j’ai obtenu une bourse d’études du Conseil des arts d’Ottawa. C’est à cette occasion que j’ai découvert le courant de la psychologie humaniste qui prend en compte la totalité de l’être humain. À mon retour en France, je suis devenu formateur. La vie, ma vie, je l’envisage comme une succession de naissances, c’est-à-dire de séparations – certaines choisies, d’autres subies – et de rencontres – certaines déstabilisantes, d’autres stimulantes –. Les choses, fort heureusement, ne sont pas données une fois pour toutes mais se réinventent sans cesse.

L’un de vos livres les plus connus s’intitule Pour ne plus vivre sur la planète Taire et sur votre site, vous avez écrit en exergue « Heureux qui communique ». La communication serait-elle donc pour vous la solution principale aux problèmes de toutes sortes auxquels nous sommes confrontés ?

Mon idée centrale est que nous sommes tous des infirmes de la communication. C’est un scandale que, dans aucun pays du monde, on n’enseigne la communication, matière vitale, sève de la vie. La communication est pour moi le seul antidote à la violence. C’est parce que nous ne savons pas communiquer qu’ont lieu tous ces débordements de violence, et les politiciens confondent les causes amplifiantes de la violence avec les raisons profondes qui la suscitent, à savoir, la méconnaissance des besoins relationnels des individus. J’ai moi-même compris cela à 49 ans, à travers un regard nouveau que j’ai porté sur mes enfants. C’est en échangeant avec eux que j’ai découvert leur vie secrète, leur imaginaire, les souffrances qui les habitaient et auxquelles ils faisaient face sans en parler, avec leurs propres moyens, avec des ajustements ; c’est en les écoutant que j’ai entendu les conflits douloureux qui ont irrigué leur vie et que j’ai également compris que leurs maladies étaient une forme d’autoviolence. Les maladies sont des langages symboliques qui permettent de crier l’indicible, l’insupportable. Vous savez, au bout de tant d’années de pratique, près de 80 000 personnes sont passées dans mes stages, j’ai reçu des dizaines de milliers de lettres et de témoignages, je suis riche de toute une matière humaine, et je constate que nous sommes des infirmes de la communication. Enseigner la communication ferait de nous des citoyens plus engagés et plus responsables. Et je pense que les femmes ont un grand rôle à jouer, elles qui ont payé si cher leur situation de dépendance dans la famille et le couple, elles qui ont tant à souffrir de la violence des hommes.
En communiquant mieux, on redynamise la vie en soi et l’on répond mieux aux besoins relationnels de chacun : besoin de se dire avec des mots à soi ; besoin d’être entendu dans le registre où je parle ; besoin d’être reconnu tel que je suis ; d’être valorisé non pour ce que je fais mais pour ce que suis ; besoin d’intimité, besoin de créativité et besoin de rêve.

Pourquoi parlez-vous d’écologie relationnelle ? Pourquoi cette référence à l’écologie ?

J’appelle « écologie relationnelle » la capacité à construire, non des relations dominant/dominé, mais des relations de réciprocité dans lesquelles les besoins des deux partenaires sont respectés. La référence à l’écologie fait le lien avec cette planète que nous maltraitons tant ; et je fais ici une parenthèse pour vous raconter que j’ai planté ou fait planter 18 600 arbres dans ma vie et qu’encore aujourd’hui, chaque fois que l’occasion se présente, j’offre un arbre. De même que notre relation à la planète doit devenir plus respectueuse, de même nous devons changer notre mode de fonctionnement relationnel et sortir du modèle dominant/dominé qui prévaut partout.

Parfois, à vous lire, on pourrait penser que vous proposez un mode d’emploi du bonheur ou du mieux-être.

Non, certes pas. Ce dont je parle est le fruit d’une vie entière de réflexion, de travail, de rencontres. Je ne livre pas de recettes, je trace un chemin.

 



*Jacques Salomé donnera une conférence « La vie est une succession de naissances » le 30 oct. à 16h à l’Agora. Il signera son livre à 17h au stand Virgin.

 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Je viens de toutes mes enfances de Jacques Salomé, Albin Michel, 308 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166