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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Frédéric Lenoir, en chemin vers la connaissance
Frédéric Lenoir est philosophe, sociologue et historien des religions, il est également romancier, scénariste de bandes dessinées et auteur de théâtre. Rédacteur en chef du magazine Le Monde des religions, il produit et anime une émission hebdomadaire sur France Culture consacrée à la spiritualité. Auteur d'une trentaine d'ouvrages largement traduits, il a codirigé trois encyclopédies.

Par Lamia el Saad
2011 - 01
Philosophe, auteur d’une trentaine d’ouvrages (essais, encyclopédies, entretiens, romans, BD), auteur de théâtre, producteur et animateur de l’émission de radio Les racines du ciel sur France Culture, directeur du magazine Le Monde des religions… Vous êtes surnommé « le touche-à-tout de Dieu ».

Le désir de transmettre est commun à tout ce que je fais. Je parle du cœur humain, de ses contradictions et de ses aspirations, de valeurs, de problèmes théologiques, de grandes questions philosophiques, du sens de la vie… de diverses manières afin d’atteindre des publics différents parce que je suis avant tout quelqu’un qui aime transmettre ; vulgariser au bon sens du terme, rendre accessibles des vérités et des questionnements qui peuvent paraître ardus.

Dans Socrate Jésus Bouddha, vous soulignez qu’ils se rejoignent sur des points essentiels, notamment la croyance en l’immortalité de l’âme (même si les modalités de cette immortalité varient), la recherche permanente de la vérité et le fait de privilégier l’être  à l’avoir.
Comment expliquer que ces trois personnages qui n’ont vécu ni à la même époque ni au même endroit soient arrivés à ces mêmes essentiels ?

Partout sur terre, les hommes ont les mêmes besoins, quêtes, aspirations, répulsions, peurs, contradictions intérieures… Le constat que font ces personnages converge parce qu’ils ont fait la même expérience d’eux-mêmes. Socrate le dit très justement en reprenant la phrase écrite sur le fronton du temple de Delphes : « En te connaissant toi-même, tu connaîtras les dieux et le monde. » Et Mencius dit la même chose : « Celui qui va jusqu’au bout de son cœur connaît sa nature d’homme, et celui qui connaît sa nature d’homme connaît le ciel. » Tout être humain qui va dans la profondeur d’une expérience intérieure très riche découvre les mêmes vérités. C’est donc l’universalité de l’esprit humain qui permet de comprendre cette similarité de propos.

Vous dites volontiers que vous êtes chrétien sans être dogmatique. Le dogme de la résurrection ne vous pose pourtant aucun problème.

Je pense qu’il y a un certain nombre de choses dans la tradition qui sont vraies et d’autres qu’il faut continuer de chercher ; que tout n’a pas été compris et dit une fois pour toutes sur le mystère de la vie et de Dieu. Je garde un esprit critique qui me permet de croire à certains dogmes et d’en discuter d’autres. Tous les Évangiles parlent de la résurrection comme l’élément fondateur de la foi chrétienne. S’il n’y avait pas eu le témoignage de disciples qui ont dit avoir vu Jésus ressuscité, le christianisme aurait disparu. Les apôtres et les premiers chrétiens étaient apeurés lorsqu’un événement fondamental a bouleversé leur vie ; ils ont alors eu du courage, ont témoigné et sont morts martyrs. D’un simple point de vue historique, je crois qu’on ne peut pas nier que quelque chose a apporté une confiance et une espérance là où il n’y avait plus rien.

Du point de vue du croyant, je crois à la résurrection parce que mon expérience de la foi est fondée sur la rencontre avec le Christ. J’ai fait l’expérience à l’âge de 19 ans d’un choc mystique dans lequel j’ai vraiment ressenti une présence du Christ, vivant. Pour moi, Il est donc ressuscité au sens où aujourd’hui on peut Lui parler, Le prier, être relié à Lui, Il vit en nous… C’est aussi cela la résurrection : ce n’est pas simplement un mort qui renaît, c’est l’idée d’une présence qui est toujours là. Être chrétien sans croire à la présence vivante du Christ aujourd’hui, au-delà de la mort, me paraît très difficile… Ou alors on réduit le christianisme à une morale, ce qui n’est pas mon cas.

Dans votre ouvrage Comment Jésus est devenu Dieu, vous écorchez le dogme de la Trinité, vous attirant les foudres de ceux qui vous accusent de prétendre que Jésus n’est pas « Fils de Dieu », de réduire la religion chrétienne à une bonne morale qualifiée de « lenoirisme ».

Je n’ai jamais écrit que Jésus n’est pas  « Fils de Dieu ». Les Évangiles disent que Jésus est « Fils de Dieu » ; c’est une évidence, tout comme la résurrection. La question que je pose dans ce livre est tout autre. Jésus était-Il conscient qu’Il était Dieu et Ses disciples pensaient-ils qu’Il était Dieu ? Jamais dans les Évangiles synoptiques, qui ont été écrits quelques dizaines d’années après Jésus, il n’est question de Sa divinité. Laquelle n’apparaît qu’au début du IIe siècle dans l’Évangile de saint Jean où, dans son prologue, il parle de l’incarnation du Verbe dans la personne de Jésus. De nombreux chrétiens sont persuadés que l’on a cru à la Sainte Trinité dès la mort de Jésus alors que cette expression a été inventée au milieu du IIe siècle et n’a été véritablement formulée dans un dogme qu’au IVe siècle, au concile de Nicée. Pour les apôtres et pour Ses contemporains, Jésus était le Messie, le Fils de Dieu, le Seigneur, l’élu de Dieu… au sens d’un être unique, choisi par Dieu ; mais de là à en faire Dieu et à élaborer la théorie de la Trinité, il a fallu un long chemin théologique et rationnel, jalonné d’événements politiques. Les empereurs ont joué un rôle important dans les conciles et ont excommunié des personnes considérées comme hérétiques parce qu’elles étaient minoritaires par rapport au vote. Je montre donc cette dimension politique qui a présidé à la naissance du dogme. Le credo de Nicée-Constantinople est le fruit de plusieurs siècles de questionnements et de tâtonnements que je relate dans ce livre.

J’agace certains chrétiens dogmatiques qui ne supportent pas que l’on puisse émettre des doutes, poser des questions qui dérangent, ne pas partager le point de vue du pape. Je suis parfois très choqué par les prises de position du Vatican. L’Évangile n’est pas le droit canon ; c’est un regard personnel d’amour, de miséricorde, de compassion, qui accompagne les personnes et qui n’est pas dans l’application d’une loi. Je dis en conscience ce que je crois être vrai. Être chrétien, ce n’est pas faire taire ses convictions personnelles. Je sais qu’à d’autres époques, j’aurais pu être condamné au bûcher parce que l’on a brûlé les hérétiques pendant des siècles ; le mot n’est pas anodin. Cela montre bien que l’obsession du christianisme, dans son histoire, a été l’unité à tout prix. Penser et dire la même chose, à tout prix, quitte à tuer. Ce qui est totalement opposé au message de Jésus qui n’a jamais demandé que l’on sacrifie un individu au nom de l’intérêt collectif, du groupe et de la tradition. La révélation chrétienne n’est pas la révélation d’un texte mais d’une personne : la révélation du Christ qui est le pont, le lien entre l’humanité et Dieu. Être chrétien, c’est donc être relié au Christ et essayer, en étant relié au Christ, d’agir de manière bonne et juste et de chercher la vérité. C’est ainsi que je m’efforce d’être chrétien, plutôt que de répéter un catéchisme que j’aurais appris par cœur.

Votre tout dernier ouvrage, Petit traité de vie intérieure, paraît à une époque où l’homme est de plus en plus en quête de l’essentiel, de sagesse, de spiritualité…

Oui, mais la majorité des gens croient encore que le bonheur est lié à l’accumulation de biens matériels. Il y a un an, le publicitaire français Jacques Seguéla a eu cette parole : « Si à cinquante ans on n’a pas une Rolex, c’est qu’on a raté sa vie. » L’argent permet d’acquérir un confort appréciable, mais le bonheur vient de quelque chose de plus profond : la paix intérieure, l’amour, la joie, l’amitié, la sérénité ; autant de qualités ou d’états intérieurs qui n’ont rien à voir avec les biens matériels et qu’on acquiert par la réflexion, la connaissance de soi, les qualités qui émanent de notre être.

Vous y expliquez qu’il est essentiel d’accepter le donné  de la vie  et la souffrance.

Le refus de la souffrance est la condition certaine du malheur. Éviter coûte que coûte de souffrir conduit à un repliement égoïste sur soi, à un refus d’aimer, à un désir de tout contrôler dans sa vie, ce qui est impossible. La plus grande souffrance, c’est le refus du changement. La souffrance est le lot de l’être humain, mais on souffre beaucoup moins quand on l’accepte si elle ne peut être évitée (maladie) ou quand elle est le prix à payer de l’amour. Elle peut alors nous aider à grandir, ouvrir davantage notre cœur et mieux comprendre les autres. Lorsque la souffrance n’écrase pas, elle permet de gagner en humanité, en profondeur, en compassion. Ceux qui ont traversé avec acceptation et courage une grande épreuve de vie sont souvent plus beaux, plus lumineux, plus aimants qu’avant.

Toute ma philosophie, que j’emprunte aux stoïciens, à Montaigne ou à Spinoza, se résume en ces mots : Dire oui à la vie. Une acceptation confiante de ce qui ne peut être changé et un engagement de tout instant à améliorer en moi ce qui peut l’être. Une vie réussie et heureuse est donc le fruit d’une connaissance et d’un travail sur soi, d’une juste relation aux autres, plutôt que de l’accumulation de biens matériels.

Cet ouvrage tranche avec tout ce que vous avez pu écrire à ce jour au sens où c’est le seul dans lequel vous vous livrez, sans pudeur et pour la première fois, révélant plusieurs aspects de votre personnalité mais aussi de profondes blessures…

Ce livre ne transmet pas un savoir théorique, mais une sagesse pratique incarnée dans la vie. Plutôt que de donner une leçon de morale, je livre mon propre témoignage et explique comment certaines souffrances de l’enfance m’ont à la fois handicapé et permis de grandir. De la même manière, je parle de l’expérience des sages comme Socrate, Epictète, Jésus, Bouddha ou Montaigne, et pas seulement de leurs enseignements. L’exemple des autres nous aide davantage à comprendre la vie et à progresser dans un chemin philosophique ou spirituel que n’importe quel discours. Mais de manière ultime, nous sommes responsables de notre vie et donc en grande partie de notre bonheur ou de notre malheur. Et pour moi, tout le chemin de la vie, c’est de passer de l’ignorance à la connaissance, de la peur à l’amour.




 
 
© Frédérique Jouval / Opale
« Toute ma philosophie se résume en ces mots : Dire oui à la vie. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Petit traité de vie intérieure de Frédéric Lenoir, Plon, 2010, 210 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166