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Entretien
Michel Serres : « Penser nous rend joyeux. »
Michel Serres, 83 ans, est infatigable. Passeur de savoirs, de tous les savoirs, il sait tout à la fois s’adresser au grand public et écrire des ouvrages exigeants où il invente et innove sans cesse. Dans ses deux derniers livres, il analyse les nouvelles manières de vivre ensemble, d’être et de connaître qui se mettent en place à la faveur des nouvelles technologies. Il pose aussi un nouveau regard sur les bouleversements du monde qu’il a vu venir avant tout le monde : l’avènement d’une société de la communication, le souci du corps, les préoccupations écologiques…

Par Georgia Makhlouf
2014 - 07
Vous intervenez sur des sujets extrêmement divers en vous situant le plus souvent entre plusieurs disciplines, vous êtes tout à la fois marin, rugbyman, philosophe, historien des sciences, académicien… Michel Serres, comment vous définissez-vous ?

Je pense vraiment que la philosophie n’est pas une spécialité. Un médecin est, le plus souvent, spécialisé : ophtalmologie, cardiologie, pédiatrie… En philosophie, certains se définissent comme spécialistes de philosophie américaine ou allemande, de philosophie du langage, mais n’avoir pas de spécialité est à mon sens la vocation profonde de la philosophie. Son objectif est d’« avoir des clartés de tout » comme disait Pascal. Ce n’est pas commode parce qu’il faudrait pour cela avoir visité tous les pays, toutes les latitudes, toutes les catégories sociales, ce qui est une tâche difficile, voire impossible, mais ô combien nécessaire. C’est une tradition en philosophie que d’aspirer à une vision globale. Donc je ne suis spécialiste de rien ; je puise dans l’histoire des sciences, l’esthétique, la critique littéraire… Je suis un médecin généraliste. On dit souvent que la philosophie est un apprentissage de la sagesse. Et ce que je désire vraiment, c’est être une « sage-femme », c’est-à-dire avoir suffisamment de lucidité pour tenter d’anticiper, pour « accoucher » le monde qui vient. 

Cette idée que penser c’est anticiper revient souvent sous votre plume. Quels seraient les bouleversements ou les évolutions que vous êtes heureux d’avoir su anticiper ?

Dans les années soixante j’avais fait une série de livres intitulés Hermès, qui est, on le sait, le dieu de la communication. Ces livres disaient que le monde à venir ne serait plus le monde de la production, tel qu’inauguré par la révolution industrielle, mais allait s’orienter du côté de la communication. Il y a plus de cinquante ans que ces livres ont été écrits et force est de constater à quel point notre société est devenue une société de la communication. J’ai également anticipé les questions environnementales dans un ouvrage intitulé Le contrat naturel qui a été très critiqué à sa sortie en 1990. Le livre soutenait que la nature devait devenir sujet de droit si l’on voulait qu’elle soit bien protégée. Sur l’anticipation, je dirais volontiers que j’ai eu de la chance. J’ai vécu de très près, étant donné mon âge, trois révolutions scientifiques, dont deux révolutions mathématiques ; celle des mathématiques modernes qui a apporté un changement de langage considérable ; puis celle des découvertes informatiques de la Silicon Valley, où j’ai longtemps habité, et qui supposaient un nouveau langage algorithmique. En outre, j’ai eu la chance de lire très tôt, dès 1949, le livre de Léon Brillouin, La science et la théorie de l’information qui a bouleversé la physique et a constitué une révolution de la théorie des ondes et de l’information. J’ai également été très proche de Jacques Monod, prix Nobel de biochimie, qui travaillait sur la génétique et j’ai été initié par lui à la transformation considérable des pensées du vivant à travers le décodage du code génétique. J’ai donc vécu de près les mutations du monde contemporain et ces proximités m’ont permis ces anticipations. 

Revenons sur l’idée centrale du Tiers-instruit selon laquelle tout apprentissage consiste en un métissage ? Ce concept a une puissance qui mérite qu’on s’y attarde.

Ce concept est somme toute fondé sur une idée assez simple et veut dire que si j’apprends une langue étrangère par exemple, je me métisse, je me transforme, y compris corporellement : apprenant l’allemand, je deviens un peu allemand, j’adopte la vision allemande du monde, du moins en partie, car chaque langue est aussi un point de vue sur le monde ; mais les expressions de mon visage et ma gestuelle se transforment aussi dans le même temps. Cette idée simple peut être généralisée ; apprenant la botanique, je vois le monde autrement, j’y suis présent autrement. Et cela n’est pas innocent corporellement, puisque mon corps change aussi. Quand je pense, je deviens ce que je pense. Je quitte mon ego, je deviens autre. Descartes, à cet égard, s’est trompé.

Il y a deux manière différentes de penser, dites-vous, le concept et la singularité. Pouvez-vous éclairer ces deux manières ?

Prenons l’exemple de la médecine. Un médecin a fait de longues études, il connaît l’anatomie, la physiologie, la symptomatologie, etc. soit un ensemble de concepts. Mais dans son cabinet, il reçoit Monsieur D., 78 ans, Français, maçon de profession, avec des antécédents familiaux spécifiques, ou Madame F., 22 ans, Hongroise, en surpoids, etc. Il n’est donc pas en présence du concept de diabète mais face à des individus singuliers qui manifestent des formes spécifiques de cette maladie. Le médecin a donc deux têtes simultanées et doit faire usage des deux pour soigner : à savoir, se référer aux concepts et tenir compte des spécificités. De même, il y a dans un livre d’anatomie un schéma de la hanche, quand les IRM délivrent des dizaines d’images correspondant aux hanches de dizaines de personnes singulières. La science tend donc de plus en plus vers la singularité, la pensée vivante et concrète. L’industrie pharmaceutique tout entière est en train de basculer parce qu’elle a pris conscience que les remèdes étaient des concepts, d’où leur inefficacité. Elle cherche à présent à inventer des remèdes spécifiques. Il est donc nécessaire d’avoir deux têtes simultanément, de penser tout à la fois avec les concepts et avec les singularités. On aurait aussi pu prendre l’exemple du domaine juridique où il faut tenir compte dans le même temps des lois et de la jurisprudence.

À la différence de pas mal de monde, vous observez les mutations technologiques de notre monde avec un optimisme certain. Cet optimisme est-il à mettre en relation avec votre méfiance profonde à l’égard du pouvoir ?

Dans le Temps des crises, j’essaie d’énoncer les variables qui font que notre monde n’est plus ce qu’il était : mutations de l’agriculture, augmentation de l’espérance de vie, explosion de la démographie… Toutes ces variables sont là et déterminent le monde de façon puissante. De même, la révolution des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) qui date des années 90 est-elle déjà dernière nous. Le monde actuel est complètement impliqué dans les NTIC et ceux qui les critiquent ne les utilisent souvent même pas, ils sont inadaptés au monde actuel. Quand j’avais 25 ans et si j’avais besoin d’un renseignement, cela nécessitait de ma part des démarches préalables, de la correspondance, un voyage en train vers Paris, un temps d’attente etc. Là, l’accès à l’information est immédiat et cela vaut tout l’or du monde. Ce bénéfice à lui seul justifierait mon optimisme.
Quand Petite Poucette tient son portable dans la main, elle me fait comprendre le sens du mot « maintenant ». Car qu’y a t-il dans son portable ? Google earth, Facebook, Wikipedia, etc. En somme, elle tient le monde entier dans sa main : elle a accès à tous les lieux du monde, à toutes les informations sur le monde et aux personnes qui le constituent. Elle tient donc véritablement le monde en main. Autrefois, combien de personnes pouvaient prétendre tenir le monde dans leur main ? Une poignée de personnes seulement, qui étaient des empereurs ou des dictateurs. 3 700 000 000 de personnes peuvent en dire autant aujourd’hui ; n’est-ce pas là une impressionnante utopie politique ?
 
Vous dites que cette société de la communication est une société pédagogique. Comment cela ?

Lorsqu’une famille écoute le poste de télévision trois heures par jour, l’animateur ou le journaliste fonctionne pour elle comme un professeur. Les institutions de l’enseignement ont perdu, depuis longtemps déjà, le monopole de l’enseignement au profit de la publicité, la télévision, la radio, etc. On peut penser que c’est une catastrophe et en effet, j’observe que quand mes collègues de l’Académie des Sciences publient les résultats de leurs recherches, ils ne sont jamais relayés par les médias, quand n’importe quel imbécile a accès à une certaine audience via internet. Mais les NTIC peuvent rétablir l’équilibre, avec les cours en ligne par exemple. Il me semble que quelque chose d’important peut se jouer là si des milliers de personnes peuvent avoir accès aux savoirs des meilleurs spécialistes. Wikipedia est corrigé en permanence, et même s’il y subsiste des erreurs, il y en a moins que sur l’Encyclopedia Universalis car le mouvement de correction y est permanent et relativement rapide. La pédagogie est donc aujourd’hui un phénomène de société. 

Accès généralisé à l’information, certes. Encore faut-il que ceux qui ont accès à cette quantité impressionnante de données aient la capacité de hiérarchiser, trier, organiser les données collectées.

Je ne crois pas à cet argument. Lorsqu’on a inventé l’écriture, Socrate y était opposé alors que Platon y était favorable. Mais dès qu’on a l’écriture, une nouvelle tête arrive, qui est différente de la précédente, la preuve c’est que cette nouvelle tête invente les mathématiques qui n’existaient pas à l’époque orale. Puis on invente l’imprimerie et Montaigne dit alors qu’une tête bien faite vaut mieux qu’une tête bien pleine, ce qui veut dire que ma nouvelle tête a moins besoin de mémoire et davantage besoin de jugement. Avec les NTIC, c’est la tête qui change à nouveau et on ne peut pas juger cette nouvelle tête avec la tête d’avant. Ce n’est pas la même épistémologie. 

Vous évoquez l’avènement d’un cinquième pouvoir, à la faveur de la généralisation de ces NTIC.

Oui en effet et c’est une question importante que je pose là. Ce cinquième pouvoir, c’est celui des données. Prenons un exemple : vous vous rendez à votre banque parce que vous me devez 80 Euros et souhaitez faire un virement. Le papier que vous déposez à la banque va donner à un tiers un certain nombre de données vous concernant : votre nom et adresse, la nature de la transaction qui nous lie, le montant de cette transaction etc. Il faut s’interroger sur la valeur de ces données comparée aux 80 Euros. Des tiers tels que les banques, les commerçants ou Google sont dépositaires de données considérables qui nous appartiennent. Les questions qui se posent sont multiples – quelle est la valeur de ces données, qui doit les détenir, et avec quel contrôle, etc.– et ce sont des questions clés. L’affaire Snowden en a révélé l’importance, puisque nos portables à tous, y compris celui de Madame Merkel, sont surveillés en permanence. Je n’ai pas de réponse, mais je pose ces questions qui méritent qu’on y réfléchisse.

Revenons sur votre optimisme résolu. À quoi tient-il ?

Je suis né en 1930. Mon père a été blessé durant la guerre de 14/18. J’ai connu la guerre d’Espagne, la deuxième guerre mondiale, les guerres coloniales. La guerre a marqué ma vie, de ma naissance à mon âge adulte. Or depuis un certain nombre d’années, nous vivons en paix, l’Europe nous protège et il ne viendrait à l’esprit d’aucun de mes étudiants de penser que les Italiens ou les Allemands pourraient être nos ennemis. Si l’on regarde le tableau de l’OMS listant les causes de mortalité dans le monde, on s’aperçoit que la dernière de ces causes, c’est la guerre et les violences. Or les médias mettent sans arrêt l’accent là-dessus. Que la guerre ait tant reculé dans le monde aujourd’hui est une cause d’optimisme suffisante. En réalité, je ne suis pas optimiste, je suis le seul réaliste des temps contemporains.



 
 
D.R.
« Je ne suis pas optimiste, je suis le seul réaliste des temps contemporains. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Petite Poucette de Michel Serres, Le Pommier, 2012, 84 p.
Pantopie : de Hermès à Petite Poucette de Michel Serres, Le Pommier, 2014, 395 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166