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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Marc Lambron, le passé en dette
Marc Lambron cumule les titres, les fonctions et les publications. Son dernier livre, Tu n’as pas tellement changé, est un impossible adieu à un frère mort trop tôt. Il questionne en particulier les rapports complexes, parfois conflictuels, à l'intérieur des fratries.

Par Georgia Makhlouf
2014 - 11
Il est difficile de présenter Marc Lambron sans passer par une longue énumération tant sont nombreux ses titres, ses fonctions et ses livres. On le nomme souvent le surdoué et pour cause : Normale Sup, Sciences Po, l’ENA, agrégation de Lettres, il cumule tous les marqueurs de l’excellence française, il siège actuellement au Conseil d’État et il a été élu en juin 2014 à l’Académie Française, devenant ainsi son plus jeune membre, tout juste devant Dany Laferrière. Il a également publié une quinzaine d’ouvrages et obtenu le prix Femina en 1993 pour L’œil du silence. Son dernier livre, Tu n’as pas tellement changé, est sans doute le plus personnel, le plus émouvant. Récit de deuil, il tente d’y fixer l’image d’un homme dont la vie a été trop brève et dont l’énigme reste entière, son jeune frère Philippe emporté par le sida en 1995. Portrait pour un impossible adieu, ce « tombeau » est un texte tout à la fois silencieux et poignant. Entretien.

Deux questions en une : le texte que vous venez de publier a été écrit en 1995. Pourquoi ne l’avoir pas publié à ce moment-là et pourquoi le publier aujourd’hui ?

Mon frère est décédé en juillet 1995 et j’ai écrit ce texte en décembre de la même année, comme on prend une photographie, pour fixer un souvenir avant que les choses ne se diluent dans la mémoire. Il n’y avait pas pour moi de nécessité à rendre public quelque chose de brûlant. En outre, mon père était malade ; il était, nous étions tous très affectés et je ne voulais pas ajouter du chagrin à la peine. Le temps du deuil est long et, par égard pour ceux qui restent, je n’ai pas souhaité publier ce texte. Il a fallu donc que vienne le temps de l’apaisement. Mais par ailleurs, à l’occasion de la « Manif pour tous », Frigide Barjot a instrumentalisé mon frère et dans différents entretiens accordés aux médias, elle s’est prévalue de l’amour qu’elle avait éprouvé pour lui des années auparavant afin de se dédouaner du soupçon d’homophobie qui pesait sur elle. Je n’ai pas aimé cette ventriloquie posthume, je pense que lui-même n’aurait pas du tout aimé non plus que son nom soit utilisé de la sorte ; je n’ai donc pas voulu lui laisser le monopole de la parole ni du point de vue sur mon frère. 

Dans le titre de votre livre Tu n’as pas tellement changé, à qui s’adresse cette phrase ? À vous-même ou à votre frère ?

Elle s’applique à nous deux, bien sûr. En réalité, il s’agit de paroles que mon frère a prononcées en me montrant une photo de nous deux, enfants ; cela se passait dans les derniers mois de sa vie. Mais c’est dans le même temps une phrase-stèle, qui parle de la pérennité des êtres aimés, qui dit qu’ils sont toujours inscrits dans notre mémoire et qu’ils y restent intègres, inchangés. Ce qui est intéressant, ce sont les réactions suscitées par ce livre. Des amis de mon frère m’ont écrit pour me rapporter des anecdotes que je ne connaissais pas, pour faire état de perceptions différentes de certains aspects de sa personnalité. Ma voix a déclenché d’autres voix. Ce livre m’a ainsi donné l’occasion d’apprendre des choses nouvelles sur mon frère et de me rendre compte qu’il était encore vivant pour beaucoup d’entre nous. 

Vous écrivez : « Les frontières entre l’intime, le silence et la vérité, je les ai maintes fois franchies et refranchies pendant ces années ». De quelle façon ce franchissement s’est-il fait ?

Disons tout d’abord que mon frère avait organisé le silence autour de sa maladie. Il ne voulait pas de ce qu’il nommait « la compassion sadique » et il avait mis très peu de personnes au courant, une dizaine tout au plus. Il voulait préserver sa sécurité sur les plans professionnel et social et il ne perdait pas espoir qu’un remède puisse être trouvé. Pour respecter ce pacte, j’étais donc assigné au silence, je ne pouvais pas m’exprimer sur ma peine. J’ai donc continué ma vie sociale et professionnelle de la même manière que toujours et avec peut-être même un appétit de vivre redoublé, comme si je vivais pour deux. Mais en même temps la douleur était là que personne ne soupçonnait et dont personne ne me créditait, tant on ne me percevait qu’au prisme d’une certaine réussite et de la gourmandise que j’avais toujours eue pour la vie. Quand on mesure, par la menace qui pèse sur un proche, que la vie est courte, on a tendance à aller vers l’essentiel. La maladie de mon frère a été décisive dans ma décision d’écrire. Il m’a précipité vers l’essentiel. Chacun peut, à un moment donné, se poser la question de la substituabilité, se demander : dans lesquelles de mes activités suis-je substituable ? Ma réponse a été que personne ne pouvait me remplacer dans mon rôle de père de famille, ni comme auteur de mes livres. Des choses qui étaient restées flottantes se sont ainsi précisées pour moi et je m’y suis attelé. 

Vous écrivez que « les fratries sont le pays du malentendu ». 
 
Le mot fraternel recouvre des réalités autrement complexes : jalousies, fractures secrètes, places assignées par les parents… La discorde entre frères est si fréquente qu’elle a depuis longtemps été le thème de nombre de tragédies antiques. Il y a au sein des fratries autant de méconnaissance que de malentendus. À travers le rang de naissance, le sexe, la place symbolique dans la famille, se distribuent les rôles, s’organise le casting familial. Chacun reçoit un « masque » au-delà duquel il est difficile d’aller. 

On vous désigne souvent par le terme de surdoué. Et en effet, vous cumulez tous les marqueurs de l’excellence française : Normale Sup, Sciences Po, ENA, agrégation de lettres, Conseil d’État, Académie Française. Pourquoi cette accumulation de titres et de distinctions ?

Cela s’appelle la méritocratie républicaine. J’en suis une belle illustration, avec un grand-père maternel ouvrier dans la métallurgie et deux filles, dont ma mère, institutrices dans les écoles de la république, à une époque où la seule obtention du certificat d’études était un exploit dans certains milieux sociaux. Normale Sup est une école formidable où l’on est payé pour se faire plaisir en plongeant dans les plus grands textes littéraires et philosophiques et en plus, c’est un lieu prestigieux. J’y ai été très heureux. L’agrégation a suivi de façon naturelle, mais comme je n’avais pas le désir d’enseigner, j’ai différé le moment du choix en migrant vers Sciences Po puis en passant le concours de l’ENA. J’ai été très tenté par la diplomatie, et ce n’est pas très original tant la proximité entre les plus hautes fonctions de l’État et l’écriture est inscrite dans l’histoire et la culture de ce pays. Écrivains du Roi ou écrivains diplomates, les exemples sont nombreux. Puis la maladie de mon frère est venue précipiter les choses, m’a fait mûrir et a affermi mes choix. Il y a aujourd’hui en France une haine des élites comme si leurs fonctions étaient de droit divin. On ne voit pas que celles-ci sont accessibles à chacun. On perçoit comme un privilège ce qui a été obtenu par le mérite.

Parlons de votre entrée prochaine à l’Académie Française. Que vous voyez-vous y faire ?

Entrer à l’Académie Française est une manière pour moi d’aller au bout de ma démarche. J’ai sans doute un goût certain pour l’inscription dans les pérennités françaises : Normale Sup est une école de la révolution française, maître des requêtes au conseil d’État est une fonction qui existait déjà sous Louis XIII, l’Académie Française a été créée en 1635. Il existe aujourd’hui comme une guerre temporelle, un affrontement entre temps biologique et temps mémoriel : dans les termes du premier, notre savoir est borné par notre vie, nous ne regardons pas en arrière parce que le passé est ringard, on pratique une amnésie orgueilleuse et un jeunisme acharné. Dans la perspective du second, on estime que si le monde est habitable, c’est parce qu’il y a eu des musiciens, des peintres, des architectes, des ingénieurs etc. qui l’ont rendu tel. On est en dette vis-à-vis du passé. Mon appartenance à l’Académie Française dit cela, ma dette et ma reconnaissance.




Marc Lambron  au Salon
 
Table ronde « Beyrouthin, une faute de français ? » le 1er novembre à 19h (stand IFL)

Table ronde « Parcours personnels et familiaux : écrire et se souvenir » le 2 novembre à 18h/ Signature à 19h (Orientale)
 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Tu n’as pas tellement changé de Marc Lambron, Grasset, 2014, 140 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166