FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Entretien
Joyce Maynard : ode à l’adolescence
Si elle a été brièvement la compagne de J.D. Salinger, Joyce Maynard a surtout fait son chemin en explorant l'adolescence, cette période de la vie emplie d'ambivalences et de forces contradictoires qui modèlent profondément les êtres.

Par Georgia Makhlouf
2015 - 02
Collaboratrice de multiples journaux, magazines et radios, Joyce Maynard est l’auteure de plusieurs romans, Long week-end, Les filles de l’ouragan, Baby love, salués par la critique et tous publiés chez Philippe Rey. Elle a également écrit une remarquable autobiographie, Et devant moi, le monde. Dans cet ouvrage, elle revient, des années après les faits, sur sa relation avec l’icône de la littérature américaine, J.D.Salinger avec qui elle a vécu une liaison courte mais dévastatrice. Sa liberté de ton, elle la paiera cher, par la perte, entre autres de son éditeur et de son agent. Mais elle y gagnera aussi l’affirmation d’une vraie voix littéraire qui se déploie à nouveau dans son dernier roman L’homme de la montagne. Ce roman, qui n’est pas sans rappeler le Frankie Adams de Carson Mc Cullers, elle l’a défendu avec ferveur à l’occasion de son dernier passage à Paris.

Votre relation avec Salinger, qui a été au centre d’un des vos livres, a été très largement couverte et commentée. Tant d’années plus tard, quel regard portez-vous sur cette relation : a-t-elle représenté pour vous un frein ou une opportunité ?

Chaque personne est le produit de ses expériences de vie. Comme j’aime assez la personne que je suis devenue, je dirais que cette expérience a contribué à me modeler et à faire de moi qui je suis. Certains critiques ont écrit que Salinger m’avait donné mon identité. Rien n’est plus faux. Bien au contraire, il a tenté de m’ôter mon identité et comme je ne me pliais pas à ce qu’il désirait, il m’a demandé de partir. Je n’avais pas réussi à obtenir son approbation, il y avait donc quelque chose en moi qui ne tournait pas rond, j’avais échoué par ma faute. J’ai été blessée par ces événements bien sûr, mais je m’en suis sortie et je suis devenue plus forte. Il m’avait dit que je n’étais pas un écrivain mais cette affirmation ne m’a pas complètement dévastée. Plus tard, j’ai voulu écrire tout cela, raconter cette expérience, pour que d’autres femmes en tirent profit. Je voulais leur dire : ne permettez pas à un homme de vous dire qui vous êtes. 

Pourquoi à votre avis L’attrape cœur a-t-il eu un tel impact sur la société et la littérature américaines ? 

Les expériences que nous traversons dans notre jeunesse ont un impact considérable sur nous et sont magnifiées dans notre mémoire. Elles ont une intensité toute particulière parce que nous avons vécu peu de choses avant elles. Chacun se rappelle son premier baiser mais sans doute pas son trentième. Par ailleurs, Salinger abordait dans ce livre des sujets que personne n’avait jamais abordés de cette façon ; il parlait d’aliénation, de l’incompréhension des adolescents par les adultes, du sentiment de solitude qui en résulte. C’était comme s’il disait aux adolescents américains : personne ne vous comprend mais moi je vous comprends ; je suis votre seul ami. Personnellement, je ne suis pas tombée amoureuse de ce livre. Je suis tombée amoureuse de l’homme qui l’avait écrit. 

Vous-même écrivez souvent sur le thème de l’adolescence et les héroïnes de votre dernier livre sont précisément des adolescentes. 

C’est exact mais je ne tiens pas ça de lui. J’aime me situer dans cette période de la vie parce que cela me permet d’aborder les ambivalences et les forces contradictoires qui sont à l’œuvre en nous et nous modèlent. C’est la période de l’innocence et de l’expérience concrète du monde, mais c’est aussi le moment où la sexualité entre en jeu. Dans L’homme de la montagne, le tueur représente le sang et la sexualité ; il est cette présence sombre et fascinante. J’ai soixante ans, mais mon adolescence est encore très vivante en moi. Je n’écris pas pour les adolescentes mais à propos de ces années qui vont tant compter et qui vont faire de nous les adultes que nous sommes. Beaucoup de choses dans nos comportements et nos personnalités trouvent leur source dans cette période de nos vies : les parents que nous avons eus, les expériences que nous avons traversées et qui restent très vivaces en nous. Mais L’homme de la montagne est aussi l’histoire d’une femme qui a du mal à faire confiance aux hommes parce que, d’une certaine façon, son père l’a trahie et n’a pas été à la hauteur de ses attentes et de l’image héroïque qu’elle avait de lui. Ce père les a abandonnées, elle, sa mère et sa sœur, il n’a pas été capable de les protéger, et Rachel décide que c’est à elle de le protéger parce qu’elle s’inquiète vraiment pour lui. J’ai moi-même traversé une expérience similaire avec mon propre père et il m’a fallu des années avant de pouvoir faire confiance à un homme. Ce qui est enfin le cas pour moi aujourd’hui. 

Y a t-il une dimension autobiographique dans tous vos livres ? 

Oui, c’est certain, mais il ne faut pas chercher cette part autobiographique de façon simple, directe. Par exemple, parlant de relation entre sœurs, ma relation avec la mienne a été difficile et conflictuelle. Dans mon dernier livre, j’imagine au contraire ce que la vie aurait pu être si j’avais eu une belle relation avec elle, combien les choses en auraient été transformées. Ce qui est autobiographique, c’est donc mon rêve de relation entre sœurs. L’écriture permet d’explorer non seulement nos expériences mais aussi les choses que nous ne connaissons pas. De la même manière, ma mère a été très présente dans ma vie. Elle m’a appris à écrire. Elle était une très bonne mère mais il n’y avait quasiment pas de frontière entre nous. Dans mon roman, à l’inverse, la mère néglige ses filles, mais ce faisant, elle leur fait le cadeau d’une très grande liberté. J’ai eu un immense plaisir à imaginer cela, cette enfance si libre où chacun s’invente lui-même, alors qu’il m’a fallu des années pour me dégager de l’emprise de ma mère et pour ne plus avoir besoin de lui faire plaisir en permanence. Ma mère a été la principale force de ma vie alors que les adolescentes de mon livre, elles ont trouvé cette force en elles-mêmes.

Il y a dans votre livre un très beau chapitre à propos des fillettes de treize ans. Vous les décrivez comme les citoyennes simultanées de deux mondes, comme si elles vivaient simultanément en Croatie et en Papouasie Nouvelle-Guinée ou sur Mars et Saturne.

Oui, parce qu’elles habitent simultanément l’enfance et le monde adulte, jouent à la poupée Barbie et rêvent de sexe. Plus tard dans la vie, nous devenons plus cyniques, nous développons des protections, comme des calles aux mains. Mais durant cette période de la vie, nous sommes dans un état d’hyper-sensibilité où nous vivons tout avec une intensité extrême, joies et peines, émotions de toute nature. Nous sommes en lien avec la douleur du monde, tout résonne en nous parce que tout est nouveau. C’est comme si nous étions dans un état d’hyper-conscience. 
 
Vous dites n’avoir jamais écrit d’œuvre de fiction sans qu’en arrière-plan, il y ait une bande-son, une musique particulière qui défile. Dans le cas présent, c’est une chanson numéro 1 au hit-parade de l’année 1979, My Sharona.

La musique est la forme artistique qui me touche le plus. Pendant que j’écris, j’ai besoin de savoir quel est le type de musique qu’aime chacun de mes personnages, ce qu’il écoute. Cela me permet de le comprendre mieux. Donc dans le cas de ce roman, j’écoutais My Sharona en boucle et j’observais l’effet que cela produisait sur moi. C’est une chanson faussement naïve, explicitement sexuelle, avec un rythme frénétique et qui me paraît faire partie de ce que c’était qu’être adolescent dans ces années-là.

Le choix de ce sujet pour votre roman s’est fait de façon singulière.

Oui, c’est une histoire très inhabituelle. J’anime un atelier d’écriture et parmi les participants à cet atelier, il y avait deux sœurs, dans la quarantaine, qui voulaient tenter d’écrire à partir d’un matériau autobiographique. L’expérience dont il s’agissait remontait à leur adolescence et pourtant elles en souffraient encore, cela avait beaucoup influencé leurs vies d’adultes et elles avaient besoin de transformer la douleur en quelque chose qui fasse sens. Nous en avons longuement parlé ; elles m’ont autorisée à utiliser ce matériau et j’ai tenté, par l’écriture, d’inventer pour elles une solution à ce qui était resté une cruelle désillusion.




 
 
D.R.
« Les expériences que nous traversons dans notre jeunesse ont un impact considérable sur nous et sont magnifiées dans notre mémoire. »
 
BIBLIOGRAPHIE
L’homme de la montagne de Joyce Maynard, Philippe Rey, 2014, 320 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166